Jouant de la hausse des prix, les concurrents d’EDF font exploser les factures, tout en profitant d’une énergie produite par cette dernière, vendue à prix bradé.
Il a d’abord cru à une mauvaise blague. Début août, lorsque Karim reçoit un SMS d’Ohm Énergie, le fournisseur chez qui il a souscrit un mois plus tôt un abonnement couplé gaz et électricité, il l’a lu et relu pour être sûr de l’avoir bien compris. « Suite à l’augmentation des prix de l’électricité et de votre grille de prix en vigueur le 1er septembre 2022, nous sommes contraints d’augmenter vos mensualités. (…) Cette augmentation prendra effet dès votre prélèvement de septembre », indique le message.
S’ensuit un aride calcul : « Ancienne mensualité : 124,99 euros. Nouvelle mensualité : 253,99 euros ». Ulcérée, sa compagne poste son agacement sur les réseaux sociaux. Elle recevra en réponse, une avalanche de témoignages similaires.
« Ils font tous la même chose »
Créé en 2018, ce fournisseur « d’éco-énergie » se porte pourtant plutôt bien. En 2021, Ohm Énergie affichait un chiffre d’affaires de près de 45 millions d’euros et son portefeuille clients est passé de 60 000 abonnés en 2020 à 165 000 en 2022, boosté par ses offres tarifaires « ajustées » sur les compteurs communicants Linky.
Le fournisseur – qui maintient l’objectif d’atteindre 500 000 clients en 2025 – s’est même donné les moyens de son ambition en levant, en janvier dernier, 14 millions d’euros (dont 1,5 million de la Banque publique d’investissement – BPI France). Et c’est peu dire que le fondateur d’Ohm Énergie, François Joubert, n’en est pas à sa première expérience dans le domaine. Président de la filiale de trading d’EDF pendant plus de dix ans, il a roulé sa bosse dans un secteur qu’il connaît parfaitement.
« J’ai souscrit chez eux après l’explosion inexpliquée de mes factures chez mon ancien fournisseur, Mint Énergie (sous le coup d’une action de groupe, assigné en juin dernier par l’association de consommateurs CLCV – NDLR). Mais, en réalité, ils font tous la même chose, leur seul but est d’attirer des nouveaux clients et après, ils font ce qu’ils veulent », déplore Karim exaspéré.
Maintenir l’illusion d’une concurrence libre
Lâché comme des millions d’autres dans la jungle de la concurrence, il ne sait plus à quel saint se vouer. Alors, pour lui, les choses sont claires : « Je résilie immédiatement et je retourne chez EDF, avec eux, au moins, je n’aurai pas de mauvaise surprise. » Un retour chez l’opérateur historique qu’encouragent d’ailleurs curieusement les fournisseurs privés. Car, si Ohm Énergie rappelle à bon droit à ses abonnés qu’ils ont « la possibilité de résilier sans pénalités (leur) contrat à tout moment dans un délai de trois mois », d’autres sont plus directs encore. Fournisseur espagnol, Iberdrola – qui se targue d’être le principal concurrent d’EDF – a ainsi résilié des milliers de contrats en France ces derniers jours, incitant ses clients à « se fournir ailleurs » pour bénéficier des tarifs réglementés.
Certes, le secteur traverse une zone de turbulences inédite. Particulièrement déstabilisé par la guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie, le marché européen de l’énergie, en pleine crise d’approvisionnement, voit ses tarifs de gros exploser. Affiché à 42,67 euros il y a un an, le mégawattheure d’électron s’échange aujourd’hui à plus de 470 euros.
Pour faire face à de tels aléas et éviter théoriquement d’augmenter indûment les factures de leurs clients, les concurrents privés d’EDF peuvent bénéficier d’une électricité bien moins chère, fournie directement… par EDF. Ce dispositif, dit d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), a du reste été taillé sur mesure pour maintenir l’illusion d’une concurrence libre. C’est dans le détail et les dérives de ce mécanisme que se cache le véritable scandale.
Des largesses qui coûtent cher à EDF
Créé par la loi Nome en 2010, dans la foulée de la libéralisation du marché pour permettre aux nouveaux fournisseurs de développer leurs propres moyens de production, l’Arenh contraint chaque année EDF à vendre à prix cassé (42 euros du MWh) près d’un quart de sa production nucléaire à ses concurrents. Non seulement les investissements promis n’ont jamais été réalisés, mais en janvier dernier, face à l’augmentation des prix sur le marché européen, Bercy a réévalué à la hausse le volume de l’Arenh, de 100 TWh à 120 TWh disponibles.
De l’autre côté du deal, EDF, elle, accumule les pertes financières. « Selon la direction, cette manœuvre a fait chuter l’excédent brut d’exploitation de l’entreprise de 8 milliards d’euros. Et le plus ahurissant, c’est qu’EDF ne dispose pas de cette électricité, puisqu’elle l’a déjà vendue. Elle va devoir l’acheter sur les marchés, au prix fort, pour la revendre à ses concurrents à prix bradé », explique Jacky Chorin, syndicaliste FO, par ailleurs membre du Conseil supérieur de l’énergie.
Pour pouvoir bénéficier des largesses d’EDF, la concurrence s’était alors engagée à limiter drastiquement les augmentations sur la facture de ses clients. Karim et les milliers d’autres qui ont vu leur note passer du simple au double, apprécieront probablement la force de l’engagement, alors qu’Ohm Énergie, Mint énergie, Iberdrola et des dizaines d’autres figurent dans la liste des fournisseurs ayant signé avec EDF, un contrat-cadre leur permettant d’accéder à l’Arenh.
L’aubaine de l’Arenh
C’est à la Commission de régulation de l’énergie (CRE), gendarme du secteur, que revient de déterminer le volume et le prix de l’Arenh. Elle « instruit également les demandes des fournisseurs qui veulent en bénéficier pour faire face aux fluctuations du marché », détaille son secrétaire général Rachid Bouabane-Schmitt.
Mais le diable, là encore, se cache dans les détails. Car, pour calculer les droits à l’Arenh de tel ou tel fournisseur, la CRE se base sur la consommation des clients de l’année écoulée en « heures de faible demande » – le week-end, les jours fériés et les mois de juillet et août. En somme, à l’instar d’Ohm Énergie ou d’Iberdrola, un fournisseur qui incite ses clients à résilier leur contrat en fin d’été bénéficiera donc d’un volume d’Arenh supérieur à ses besoins réels. Quant au surplus éventuel d’électricité, il pourra être revendu sur le marché de gros, à un tarif dix fois supérieur à son prix d’achat. Une aubaine.
« La CRE contrôle que l’électricité issue de l’Arenh est bien utilisée pour les consommateurs finaux et non revendue sur le marché pour se refaire une trésorerie », assure Rachid Bouabane-Schmitt, refusant toutefois de s’étendre sur le nombre de dossiers en cours de « contrôle ». Tout juste Emmanuelle Wargon (ex-ministre du Logement de Jean Castex, désormais président de la CRE) a-t-elle « demandé » ce mardi à Iberdrola « de venir s’expliquer ».
En attendant que tombent les sanctions « dissuasives » vantées par la CRE, il est un dernier détail pour parfaire l’immense entourloupe de la libéralisation du secteur de l’énergie : certains fournisseurs ont fait leur clientèle sur la promesse d’une énergie verte, 100 % issue de moyens de production durables, excluant le nucléaire. Or, confirme Rachid Bouabane-Schmitt, « rien n’interdit à un fournisseur d’énergie verte de revendre à ses clients de l’électricité issue de l’Arenh puisque la France, comme l’Europe via sa taxonomie, considère le nucléaire – ainsi que le gaz – comme une énergie de transition ».
Les consommateurs pris au piège
L’imbroglio est total et dans ce gloubi-boulga, les consommateurs sont pris au piège. « Quand on arrive enfin à les joindre, ils ne se montrent pas du tout compréhensifs et m’ont même menacé de me couper le courant », se souvient Karim. Quant à la direction d’Ohm Énergie, elle est strictement injoignable et l’adresse de son siège social renvoie à une boîte postale du 8e arrondissement de Paris où sont domiciliées des milliers d’autres sociétés.
Pour les syndicats du secteur (CGT, CFE-CGC, CFDT, FO), la coupe est pleine et la situation gravissime. « Il est plus que jamais impératif de faire un véritable bilan de l’ouverture des marchés de l’énergie, de tourner le dos à une concurrence maintenue artificiellement sur le dos d’EDF et donc des Français, et de revenir à des principes de service public », écrivaient-ils d’une même plume en mars dernier.
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