La marche des chemises noires sur la capitale italienne, le 28 octobre 1922, n’est pas l’événement fondateur de l’État fasciste. Elle ne fait que consacrer une passation de pouvoir déjà en cours, compromis entre Mussolini et un État épouvanté par la « menace bolchevique ». Récit.
On sait avec Marx que l’histoire ou ses personnages apparaissent souvent deux fois, « la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce (1) ». Ainsi, cent ans presque jour pour jour après que le roi d’Italie, Victor-Emmanuel III, a chargé le chef du Parti national fasciste (PNF), Benito Mussolini, de former un nouveau gouvernement (29-31 octobre 1922), une de ses émules autoproclamées, Giorgia Meloni, s’apprête à s’installer au palais Chigi, piazza Colonna, à Rome.
Mme Meloni n’a pas eu besoin de marcher sur la Ville éternelle pour arriver au pouvoir ; elle a réussi à rassembler les droites toutes plus ou moins « extrêmes », toutes déjà plus ou moins fascistes, celle de Berlusconi et celle de Salvini, personnalité qu’elle avait déjà côtoyée au gouvernement.
Mais n’était-ce pas ce qu’avait fait le Duce lui-même, durant des années, avant sa « marche sur Rome » du 28 octobre 1922, ce formidable « coup de bluff » qui devait être, le lendemain 29 octobre, le prétexte à ce que le roi Victor-Emmanuel III l’appelle à former, en pleine déconfiture de l’État transalpin, un nouveau gouvernement ?
La passivité de Victor-Emmanuel III et la complicité de vétérans du pouvoir, tels Giovanni Giolitti ont pavé la voie à Mussolini. C’est le point de départ de vingt ans de fascisme en Italie et de décennies noires en Europe. © Keystone/Getty Images
Les fascistes, longtemps, et certains jusqu’à aujourd’hui, ont entretenu ce mythe fondateur de l’État fasciste, « la marcia su Roma » – la marche sur Rome. Ils voulaient et veulent en faire encore la « révolution » initiale, un événement comparable à la prise de la Bastille ou à la chute du palais d’Hiver à Petrograd.
Or, la marche n’était pas même un coup d’État armé. Mussolini demeura à Milan trois jours durant pour, au cas où les choses tourneraient mal, pouvoir gagner la Suisse. Il n’arriva à Rome, par le train, que le 30 octobre, après s’être vu confier, la veille, la présidence du gouvernement. Il se rendit auprès du roi en chemise noire et prit la tête d’un défilé dans les rues de la capitale, sachant qu’il avait déjà gagné. Le nombre de « chemises noires » convergeant vers la ville, en train ou à pied, a été estimé entre 15 000 et 20 000 hommes. Peu étaient armés, la pluie refroidissait leur ardeur, un de leurs trains fut même arrêté par 400 carabinieri, preuve qu’ils auraient facilement pu être repoussés par les forces de l’État, si celui-ci l’avait voulu. La police et l’armée ne montrèrent aucune volonté de résister.
Des hommes d’État comme Giovanni Giolitti, président du Conseil à cinq reprises, et Luigi Facta, celui en exercice, avaient activement manœuvré pour faire entrer Mussolini au gouvernement sous une forme ou sous une autre, ayant déjà, depuis novembre 1920, organisé des listes électorales communes.
« Les tractations politiques qui devaient aboutir à une prise légale du pouvoir par le fascisme furent en réalité étroitement imbriquées à la mise à exécution du plan militaire, écrit l’historien Didier Musiedlak. Ainsi, l’idée d’une forme de révolution légale se retrouvait comme l’un des éléments constitutifs du mythe national révolutionnaire. Les préparatifs nécessaires à la mise en œuvre de l’insurrection et à la prise légale du pouvoir furent menés simultanément (2) ».
Depuis août 1922, il y avait eu des négociations sur diverses coalitions avec les fascistes, malgré leur faible poids parlementaire ; Mussolini avait promis à divers dirigeants libéraux qu’il serait prêt à rejoindre leurs administrations, ou peut-être laisser quelqu’un de la droite non fasciste, comme Antonio Salandra (le président du Conseil qui avait fait entrer l’Italie dans la Première Guerre mondiale), diriger un cabinet avec une forte présence fasciste.
Pourtant, le fait que le roi ait nommé Mussolini au poste de président du Conseil, le 30 octobre, n’est pas simplement dû à une démonstration impressionnante de la force des chemises noires trois jours durant dans toute l’Italie et, pour finir, à Rome, mais au fait qu’aucun « antifascisme » n’animait plus les politiciens libéraux et conservateurs, si tant est qu’il les ait animés un jour.
Depuis la fin de la Grande Guerre, la situation sociale et politique de l’Italie était chaotique et imprégnée de violence. Les nationalistes éprouvaient un ressentiment particulier dû au fait que, si l’Italie se trouvait du côté des vainqueurs, elle n’avait pas obtenu grand-chose de la paix. Son demi-million de morts ne lui avait valu que ce que Gabriele D’Annunzio, partisan de la reprise de la guerre de conquête, qualifiait de « victoire mutilée ».
Le « biennio rosso », vague de grèves de 1919-1920 motivée par des espoirs déçus de changement social, mais aussi par les effets d’une conversion rapide des industries de guerre aux industries de paix, annonçait de nouvelles formes de représentation sur le lieu de travail : les conseils. La bourgeoisie, les industriels comme les propriétaires terriens en eurent peur. Ils y virent une « menace bolchevique ». Mussolini et ses faisceaux (Fasci italiani di combattimento), qui allaient constituer le Parti national fasciste lors du congrès de Rome le 7 novembre 1921, se transformèrent dès lors en flanc-garde armée d’un État « libéral » vacillant. Leurs escouades s’attaquèrent aux militants ouvriers et aux coopératives agricoles, aux anciens combattants de gauche, aux socialistes, puis, après la fondation du Parti communiste d’Italie (PCd’I), en janvier 1921 au congrès de Livourne, aux communistes. Elles firent des milliers de victimes.
De 1919 à 1920, la « biennale rouge » embrase la péninsule. Les grèves se multiplient sur fond de combats de rue contre les fascistes. Pour Antonio Gramsci, cofondateur du Parti communiste, « une terrible réaction de la classe possédante et de la caste gouvernante » était dès lors à craindre. © Bridgeman images
Mussolini s’est présenté aux politiciens libéraux et conservateurs comme un homme avec qui ils pouvaient faire des affaires, utilisant alternativement des démonstrations de force armée et des moments de « discipline des rangs » afin de convertir sa direction du mouvement fasciste en mainmise sur l’appareil d’État. La marche sur Rome s’inscrivait pleinement dans cette logique, consacrant une passation de pouvoir déjà en cours, bien qu’encore à ses débuts, par voie constitutionnelle – elle avait d’abord été conçue comme un moyen de pression, assurant qu’une nouvelle coalition aurait six ministres fascistes plutôt que deux seulement.
Deux mois avant que le roi ne nomme Mussolini président du Conseil, le leader fasciste avait dit à ses lieutenants qu’ils devaient avoir le « courage de devenir monarchistes », c’est-à-dire rejoindre plutôt que renverser l’ordre constitutionnel. L’historien Emilio Gentile le dit sans ambages : la marche sur Rome était un compromis entre Mussolini et l’État libéral (3).
Qu’une telle coalition ait été possible n’étonnait personne – dès les élections locales de novembre 1920, les fascistes s’étaient alliés aux libéraux et aux conservateurs dans un « bloc national » commun et, en mai 1921, 35 d’entre eux étaient élus au Parlement national (Chambre des députés, sur un total 535 sièges), dans le cadre de cette même alliance. Or, si l’existence de cette petite base parlementaire a sans doute favorisé le coup d’État constitutionnel en octobre 1922, la force du mouvement fasciste reposait sur sa force extraparlementaire dirigée contre la gauche et le mouvement ouvrier et, liée à celle-ci, sur la faiblesse et l’attitude indulgente de la machine répressive de l’État.
On le vit le 31 juillet 1922, lorsque les syndicats appelèrent à une « grève pour la légalité », pour protester contre la violence fasciste qui frappait le mouvement ouvrier et même catholique de gauche. Les fascistes imposèrent alors un délai de 48 heures, exigeant que l’État écrase la grève, sinon ils le feraient. Et la violence qui suivit, avec les assauts des troupes fascistes contre les centres ouvriers, démontra à la fois la force militaire dramatiquement supérieure des chemises noires et l’indulgence dont elles bénéficiaient de la part de l’Italie officielle.
On estime que seulement 15 000 à 20 000 militants du Parti national fasciste venus de toute l’Italie ont rallié Rome. Démonstration de force plutôt que coup d’État, l’événement sera mythifié par les chemises noires. © Bridgeman Images
La « grève légalitaire » et son échec furent le moment où les dirigeants libéraux optèrent résolument pour un pacte formel avec Mussolini. Ils choisirent la voie de la « normalisation », même s’ils avaient vu des milliers de personnes tuées par le fascisme, des bureaux de journaux incendiés et des maires et conseils municipaux renversés à travers l’Italie. Le fascisme représentait pour eux une force qu’ils croyaient pouvoir accommoder et normaliser, contrairement à la menace révolutionnaire qu’ils voyaient dans les partis socialiste et communiste.
Antonio Gramsci, l’un des fondateurs du Parti communiste, grand théoricien marxiste, observait et analysait avec attention le fascisme dès sa première apparition au début des années 1920. Dans le document « Pour un renouveau du parti socialiste » (explicitement salué par Lénine lors du 2e congrès de l’Internationale en 1920), il avait écrit : « La phase actuelle de la lutte des classes en Italie est celle qui précède : soit la conquête du pouvoir politique par le prolétariat révolutionnaire, par le passage à de nouveaux modes de production et de distribution permettant une reprise de la productivité ; soit une terrible réaction de la classe possédante et de la caste gouvernante. On ne reculera devant aucune violence pour soumettre le prolétariat industriel et agricole à un travail servile ; on tentera de briser inexorablement les organisations de lutte politique de la classe ouvrière et d’incorporer celles de résistance économique (les syndicats et les coopératives) dans les rouages de l’État bourgeois (4) ».
Après la marche sur Rome, les fascistes poursuivront à leur tour leur conquête du pouvoir au coup par coup, leur violence passant de la gauche aux libéraux mêmes, pour finalement interdire toute opposition, fin 1926. Non seulement les industriels ou les propriétaires terriens, mais même les fonctionnaires de la tête des institutions parlementaires italiennes avaient opté pour Mussolini plutôt que la menace « rouge », y compris fictive.
Encore une fois, « depuis 1921, Mussolini joue sur le terrain de la légalité, qu’il accompagne d’offensives de séduction en direction de la classe politique libérale assorties d’une intensification de la violence. Lui, le républicain, courtise et se rapproche de l’Église catholique. Il resserre ses liens avec les leaders libéraux et donne au grand capital des gages de libéralisme : “Nous voulons, dit-il, dépouiller l’État de tous ses attributs économiques (…). Nous n’admettons la grève dans les services publics sous aucun prétexte.” Parmi ses soutiens, l’Association bancaire aurait versé 20 millions de lires pour financer la marche sur Rome (5) ».
Mussolini avait prévenu : « Nous ne voulons pas vendre notre droit d’aînesse pour un plat de lentilles, nous voulons devenir l’État ! » Il le devint.
« La marche sur Rome, conclut Didier Musiedlak, peut être assimilée à l’événement monstre qui a infléchi le cours du monde occidental, si l’on accepte de lui assigner certaines limites, tout au moins sur le plan de l’épaisseur qu’il convient d’accorder à l’événement stricto sensu (6) ».
Quelque part en Allemagne, théoricien nazi avant l’heure et inventeur du terme « Troisième Reich », Arthur Moeller van den Bruck (1876-1925), s’exclama : « Italia docet ! » – l’Italie nous montre la voie !
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