Riche de milliers de missives, la correspondance entre Karl Marx et Friedrich Engels témoigne de leur amitié et de leur collaboration intellectuelle étroite. Un véritable laboratoire théorique où sont formulées, dès 1847, des propositions concernant le futur Manifeste du Parti communiste.
La correspondance de Marx et Engels représente une part tout à fait considérable de leurs écrits. Les deux auteurs envoyaient des lettres presque tous les jours à de multiples destinataires et sur tous les sujets possibles.
On en a conservé plusieurs milliers, auxquelles il faudrait ajouter toutes celles qui ont été perdues pour se faire une image exacte de leur activité d’épistoliers. Nombre de ces textes n’ont pas encore été traduits en français, mais on dispose déjà de 13 volumes de correspondance qui couvrent une période allant de 1835 à 1880, publiés par les Éditions sociales depuis les années 1970.
Brouillons et ratures constituent les marques d’une pensée vivante
Au sein de ce massif de lettres, on trouve aussi bien les traces de l’activité publique des deux auteurs que des témoignages irremplaçables sur leur vie privée. Sans cette correspondance, il aurait sans doute été impossible de retracer leur biographie avec autant de précision.
Ces lettres nous replacent donc dans une atmosphère qui permet de mieux comprendre leur parcours. Leur ton, souvent acerbe, parfois lyrique, nous fait aussi découvrir un style d’écriture que l’on ne retrouve pas toujours dans les autres textes de Marx et d’Engels.
Si leur correspondance offre aux lectrices et aux lecteurs bien davantage qu’une série d’anecdotes, c’est aussi parce qu’elle constitue un véritable lieu d’élaboration théorique.
À travers ces lettres, il n’est pas rare que l’on découvre comment Marx et Engels en sont venus à forger leurs conceptions sur des questions tout sauf marginales. Dans un certain nombre de cas, les brouillons ou les ratures constituent les marques d’une pensée vivante, dont les hésitations doivent être vues comme une force bien plus qu’une faiblesse.
Cette vitalité est tout particulièrement présente au sein de la correspondance que les deux auteurs ont entretenue, non seulement en raison de l’amitié profonde qui les liait, mais aussi de la dimension collaborative de leur pratique intellectuelle.
De ce point de vue, pour nous qui nous penchons sur leur œuvre près de deux siècles plus tard, ce sont paradoxalement les périodes au cours desquelles les deux hommes étaient séparés par la distance géographique qui sont le plus richement documentées, puisque les conversations orales devaient immanquablement être remplacées par des lettres.
Un véritable laboratoire théorique
Afin de mieux comprendre pourquoi il est légitime de parler d’un véritable laboratoire théorique à propos de cette correspondance entre Marx et Engels, on peut prendre l’exemple significatif de la genèse du Manifeste du Parti communiste, publié par les deux auteurs au tout début de l’année 1848.
Ce texte, rédigé au nom de la Ligue des communistes, organisation que Marx et Engels avaient contribué à refonder quelques mois plus tôt, est en effet le produit de plusieurs mois d’un travail collectif réalisé dans le sillage des deux premiers congrès de l’organisation au cours de l’année 1847.
Durant ce processus, certaines caractéristiques de l’ouvrage, du point de vue tant de sa forme que de son contenu, ont évolué de manière parfois assez sensible.
Si l’on entreprend de retracer les étapes de cette évolution, la correspondance entre Marx et Engels, alors que le premier se trouvait à Bruxelles et le second à Paris, constitue un guide précieux puisqu’elle nous renseigne sur les moments d’infléchissement décisifs qui ont jalonné ce processus d’élaboration théorique. C’est tout particulièrement le cas dans une lettre qu’Engels adresse à Marx les 23-24 novembre 1847, à un moment où circulent déjà différents projets de profession de foi pour la Ligue des communistes.
De la logique initiatique à celle d’un ouvrage public
Dans ce courrier, Engels affirme, notamment, qu’il juge préférable « d’abandonner la forme du catéchisme et d’intituler cette brochure : Manifeste communiste ». On passe donc, pour la première fois, d’un document encore marqué par la logique initiatique des anciennes sociétés secrètes à celle, moderne, d’un ouvrage public adressé au plus grand nombre.
Engels insiste également sur le fait que la nécessité de traiter la question communiste sous l’angle de l’histoire – en la replaçant donc, comme le fera le Manifeste, dans cette grande « histoire de luttes de classes » qu’a été l’histoire de toute société jusqu’à nos jours – rend primordial le recours à une démarche argumentée qui ne soit pas fondée sur une croyance aveugle.
Il ne s’agit là que d’un exemple parmi d’autres, mais qui montre bien l’intérêt de relire aujourd’hui cette riche correspondance. On y trouvera rarement des exposés systématiques, mais fréquemment des développements substantiels sur des questions parfois inattendues. À condition de prêter attention aux détails qui se cachent parfois au détour d’une phrase, il est donc possible d’enrichir considérablement notre connaissance de l’œuvre de Marx et d’Engels, et de suivre des pistes qui nous permettent aujourd’hui de prolonger leur démarche.
Friedrich Engels à Karl Marx : « Qu’est-ce que le communisme ? »
« Paris, 23 et 24 novembre 1847 Mon cher Marx (…) Réfléchis donc un peu à la profession de foi. Je crois qu’il est préférable d’abandonner la forme du catéchisme et d’intituler cette brochure : Manifeste communiste. Comme il nous y faut parler plus ou moins d’histoire, la forme actuelle ne convient pas. J’emporte le projet que j’ai fait ici, il se veut simplement narratif, mais il est fort mal rédigé parce qu’écrit terriblement vite. Je commence ainsi : Qu’est-ce que le communisme ? et tout de suite après, le prolétariat – origine, différence avec les ouvriers d’autrefois, développement de l’opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat, crises, conséquences qu’on doit en tirer. Parmi tout cela, toutes sortes de points secondaires et enfin la politique du Parti communiste dans la mesure où elle doit être rendue publique. Ce projet n’est pas encore tout à fait au point pour être soumis à l’approbation de la Ligue, mais je pense le faire accepter, à quelques petites choses près, sous une forme telle que rien n’y figure qui soit contraire à nos idées. »
Karl Marx à Friedrich Engels : « Je t’envoie aujourd’hui le manuscrit par la poste »
« Londres, le 15 avril 1869 Dear Fred, La petite Jenny est arrivée mercredi en bonne santé. Pendant le voyage de retour, il y avait en mer un brouillard tel qu’il s’en est fallu d’un cheveu que le bateau ne s’échoue. (…) Lafargue m’a envoyé sa traduction française du Manifeste communiste, qu’il nous demande de revoir. Je t’envoie aujourd’hui le manuscrit par la poste. Pour l’instant, l’affaire ne presse pas. Je ne désire aucunement que Lafargue se brûle les doigts prématurément. Mais si le bouquin doit, tôt ou tard, être imprimé en France, certaines parties, comme celle sur le socialisme allemand ou le socialisme vrai, devraient être réduites à quelques lignes, car elles ne présentent aucun intérêt en France. (…) Je découvre aujourd’hui by accident que nous avons à la maison deux exemplaires du Neveu de Rameau, je t’en envoie donc un. Ce chef-d’œuvre unique te procurera un plaisir renouvelé. “La conscience déchirée, qui, consciente de son propre déchirement, l’exprime”, commente old Hegel… »
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