Alors que le ministère des Solidarités a confirmé le lancement de deux enquêtes à l’encontre du mastodonte des maisons de retraite, aujourd’hui en difficulté financière, les salariés dénoncent depuis des mois la dégradation hors normes de l’accueil des résidents et des conditions de travail.
« J’ai cru que les fonds d’investissement permettraient de se développer plus rapidement, je me suis trompé. » Patrick Boulard, ancien président du groupe d’Ehpad Medicharme, a choisi une conférence de presse au siège de la CGT, à Montreuil, jeudi 26 octobre, pour tenter de faire son mea culpa.
Débarqué en 2022 de la société qu’il avait fondée en 2015 car « en désaccord profond avec sa politique », l’ancien haut dirigeant avait pourtant lui-même misé sur ce modèle économique ultrafinanciarisé. En 2018, il accepte le rachat par le fonds d’investissement britannique G Square.
Entre-temps, la dette abyssale de 50 % auprès des banques françaises mais également auprès de BlackRock, société de gestion d’actifs, n’a cessé de gonfler. Ce fonds vautour devient même le premier créancier du groupe, alors en cessation de paiement, après une conciliation auprès du tribunal de commerce de Nanterre en 2022.
« J’ai demandé plusieurs fois au fonds d’investir : il n’a jamais voulu »
« J’ai demandé plusieurs fois au fonds d’investir : il n’a jamais voulu. Son seul objectif est de multiplier sa mise au minimum par deux sur cinq ans. Or, le monde des Ehpad est celui des personnes âgées qui sont en fin de vie. On ne fabrique pas des voitures ! » dénonce-t-il désormais en évoquant des décès de résidents et des prises en charge détériorées.
L’activité du secteur est en chute libre, sous la pression conjuguée du scandale provoqué par le livre les Fossoyeurs, sur Orpea, de la crise du Covid et de l’inflation. Partout, le système se fissure. Chez Medicharme, le taux d’occupation des lits est tombé aux environs de 82 %. Le groupe aurait ainsi enregistré 33 millions de pertes en 2022.
Selon Patrick Boulard, la société, qui possède 43 établissements en France, emploie 1 300 salariés et héberge 2 000 résidents, serait à nouveau proche de la banqueroute. Si elle sombrait, cela constituerait une première pour un groupe d’Ehpad privé depuis la création de ce type de structure en 2002.
Contactée par l’Humanité, la direction actuelle se dit « indignée par la campagne de dénigrement orchestrée par l’ancien fondateur » et assure « ne pas être en cessation de paiement ou en situation de liquidation judiciaire. Comme tous les Ehpad, publics ou privés, nous sommes confrontés à des difficultés financières dans un contexte économique défavorable ».
Défauts de soins, matériel vétuste, directions toxiques…Depuis des mois, les familles de résidents et les salariés tirent la sonnette d’alarme, sans être entendues jusqu’ici.
Derrière les lignes comptables, dans les structures où se répercute le marathon des profits, la situation se dégrade. Depuis des mois, les familles de résidents et les salariés tirent pourtant la sonnette d’alarme – défauts de soins, matériel vétuste, directions toxiques –, sans être entendues jusqu’ici.
Vendredi 27 octobre, le ministère des Solidarités et des Familles a confirmé avoir lancé une mission d’inspection par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l’Inspection générale des finances (IGF) chez Medicharme, comme le publiait le Parisien.
Des contrôles engagés dans les 7 500 Ehpad du territoire, depuis septembre 2022, ont permis de « révéler les difficultés du groupe au niveau opérationnel ». Dans le collimateur : les « pratiques commerciales, financières et managériales », le « temps de présence effectif des personnels auprès des résidents » et les « modalités de signalements d’incidents »…
Des dizaines de départs plus ou moins volontaires, de licenciements et de burn-out dénombrés par les syndicats
Au sein de la SAS Résidence du lac, qui regroupe trois Ehpad à Casteljaloux, Tonneins et Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne), Catherine 1 et ses collègues ont été confrontées à ce cocktail explosif. Dès septembre 2022, elles se sont fendues d’un courrier à l’agence régionale de santé (ARS), avec copie au ministère des Solidarités, à l’inspection du travail et au département, pour dénoncer « les mensonges, les actes de malveillance et de maltraitance sur les salariés, les familles et les résidents ».
Comme le raconte la syndicaliste : « La direction était complètement obsédée par le taux d’occupation (TO) des lits. On nous disait ”il faut faire remonter le TO“, je ne savais même pas ce que c’était avant ! Quand un patient décédait, il fallait libérer la chambre au plus vite pour en accueillir un nouveau. »
Mais dénoncer des manquements, ou s’opposer aux méthodes des dirigeants, revient à prendre un aller simple pour l’enfer. Des dizaines de départs plus ou moins volontaires, de licenciements et de burn-out ont été dénombrés par les syndicats. « Ils nous criaient dessus, les sanctions imaginaires tombaient pour rien », se souvient Catherine, qui a fini par prendre le large en 2022.
La même année, Marine Brouillet, directrice adjointe de la SAS Résidence du Lac, n’a pu réintégrer son poste après son congé de maternité. Fille du fondateur de la société, qui l’avait vendue à Medicharme en 2019, elle s’est vu intimer l’ordre de démissionner. « Quand je suis revenue de mon arrêt maladie, un mois plus tard, on m’a demandé de rentrer chez moi. J’ai fini par craquer et pris une rupture conventionnelle. Quelques mois plus tôt, j’avais fait savoir que certaines pratiques ne me plaisaient pas : des salariés se retrouvaient licenciés pour des pauses soi-disant un peu trop longues. On m’a demandé de signer des avertissements pour des délégués syndicaux. Ils voulaient aussi remplacer des arrêts maladie par des personnes en CDI… » Voir ainsi « saccager » des structures longtemps restées dans le giron familial lui « a fendu le cœur ».
« Ils ont réussi à ruiner ce qu’on avait mis une vie à construire. À faire partir des personnels expérimentés pour faire venir des jeunes qui coûtaient moins cher. Ils ont tout misé sur un volet commercial complètement déshumanisé. On n’a pas été écoutés par l’agence régionale de santé, ni l’inspection du travail », explique-t-elle d’une voix tremblante.
Des résidents décédés à cause de matériel répertorié comme « non conforme »
Ni l’enquête de l’ARS réalisée à Beurre (Villeneuve-sur-Lot) en 2022, qui avait effectivement fait état de « maltraitance », de « failles dans la sécurité du circuit du médicament » et « de manquements dans la prise en charge des soins des résidents », ni celle réalisée sur Casteljaloux la même année ne semblent avoir permis de régler les choses. À Beurre, l’agence régionale a adressé 20 injonctions pour la mise en conformité du site. L’une d’entre elles consistait à ne plus accueillir de patients, le temps de rétablir la situation. « Cela n’a pas été respecté », se souvient Catherine.
Des drames se sont même produits. À Casteljaloux, un pensionnaire est décédé, le 14 février 2023, quatre jours après une chute en s’appuyant sur la barrière de sécurité de son lit pour saisir un urinal. Des photos que nous avons pu consulter montrent que de nombreux lits étaient répertoriés comme défectueux depuis 2022. Celui du résident faisait partie de ceux étiquetés « non conformes ». « Rouille sommier et cadre. Paire de barrières non conforme. »
Quelques mois plus tard, le 27 mai 2023, un autre résident, désorienté dans l’espace, est décédé après une chute dans les escaliers extérieurs avec son fauteuil roulant. La non-sécurisation des portes de secours avait été signalée à plusieurs reprises, selon les salariés et les syndicats.
Au début de l’été 2023, un nouveau signalement est adressé par la CFDT à l’inspection du travail, pointant le sous-effectif et le mal-être, juste avant le départ du directeur, qualifié « d’autorité dictatoriale ». Comme le déplore Alain Brouillet, fondateur du groupe en 1986 et qui habite toujours à proximité : « Des salariées viennent toujours me voir en me disant qu’elles sont au bord de la tentative de suicide. Certaines sont parties. » Vu les circonstances, il regrette de ne même pas « pouvoir mettre (son) père dans une de (leurs) anciennes maisons de retraite ».
Des pensionnaires perdent six à dix kilos en deux mois
Revenue faire un remplacement à Casteljaloux en août dernier, Catherine trouve les pensionnaires amoindris. « Certains avaient perdu six à dix kilos en deux mois, soupire-t-elle. Leurs repas ressemblaient à une simple entrée. Ils étaient en détresse. La direction ne veut surtout pas qu’on raconte aux familles ce qui se passe. » Auditionnée par la gendarmerie, elle espère aujourd’hui l’ouverture d’une enquête.
Aux Jardins d’Aiffres (Deux-Sèvres), près de Niort, certaines défaillances dans les conditions d’accueil des personnes âgées ont également été pointées du doigt dans une enquête de l’ARS de Nouvelle-Aquitaine en février 2022, notamment une absence de protocole de prévention des chutes et de prise en charge de la dénutrition.
Des photos prises par les soignants en 2022 et 2023, transmises à l’ARS, attestent de pansements non changés et de plaies purulentes, ainsi que de bas de contention mis à hâte et de sonnettes d’alarme parfois débranchées. « Des fiches d’événements indésirables graves sont encore rédigées presque tous les jours. On a aussi arrêté de manger la même nourriture que les résidents car ça nous rendait malades », souligne Sonia1,aide-soignante.
En juin 2022, une cadre répercute par mail la plainte de la famille d’un résident. Elle explique que le pensionnaire s’est plaint d’avoir été laissé un soir dans son fauteuil sans être déshabillé, ni couché. Il aurait sonné à plusieurs reprises, sans que personne ne vienne à son chevet. Il a fini par se coucher seul. Pris de diarrhées, il est resté dans ses selles jusqu’à ce que la veilleuse de nuit arrive, à 22 heures.
La même année, une intérimaire aide-soignante raconte comment, faute de bras, l’aide-cuisinière et l’animateur sont explicitement incités à remplacer le personnel manquant, notamment pour effectuer des toilettes sommaires. Seule avec une agente de service hospitalier sur trois étages, sans connaître la structure, ni les résidents, l’aide-soignante s‘est retrouvée « livrée à elle-même ». Dans les placards, elle a trouvé des « vêtements sales sentant l’urine ou tachés de nourriture », puis elle a « craqué émotionnellement ».
« Une usure des professionnels »
Durant son inspection en 2022, l’ARS avait également constaté « une usure des professionnels » , accentuée par la difficulté à recruter. En avril dernier, les salariés s’étaient justement mis en grève pour exiger une embauche d’aide-soignante et la modification des horaires de travail. « On n’avait rien obtenu à l’époque », pointe Sonia, également représentante de la section syndicale CGT, aujourd’hui sous le coup d’une mise à pied et d’une procédure de licenciement « pour ne pas avoir pris (s)a pause au bon moment ».
« On sait pourtant qu’ils peuvent financer ce poste d’aide-soignant, souligne Sandrine Fournier, secrétaire générale de l’USD CGT santé des Deux-Sèvres. Deux cent cinquante mille euros de dotation de soins et dépendance n’ont pas encore été utilisés cette année. S’ils ne les dépensent pas, cela se transformera en profit au bout de deux ans. Ça ne les pousse pas à recruter ! »
Également contacté par l’Humanité sur la question des conditions de travail et d’accueil, Medicharme assure que la nouvelle direction nationale (après Patrick Boulard – NDLR) « a mobilisé toutes les ressources de l’entreprise pour renforcer la qualité de prise en soin des résidents et éviter toute situation de maltraitance (…) Nous n’avons pas pour l’heure d’autres commentaires à faire ».
Après les dérives mises au jour chez Orpea et Emera, pour Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, il est temps que le gouvernement ouvre les yeux : « L’État peut et doit reprendre la main sur les Ehpad. Nous sommes à un moment de bascule. Ce n’est pas possible de transformer la prise en charge des personnes vulnérables en machine à cash. »
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