L’étrange triomphe du Petit Prince

Une relecture du petit prince entre l’étrange défaite de Marc Bloch et les yeux d’Elsa d’Aragon, l’amour fou, celui qui incite Eluard à écrire Liberté et Saint Exupery à invoquer la rose. Pourtant cette relecture ne dit pas le “concret”, l’essentiel de la conception de l’histoire de Bloch et surtout d’Aragon et reste dans “l’abstraction française”, celle qui ignore le peuple français au profit d’une ligne maginot qui génère des profits. Parce que là est le fond de “l’abstraction”.Le fétichisme de la marchandise. Mais cet article a néanmoins bien des mérites, celui de révéler que le conformisme en matière d’art, a quelque chose à voir dans cette ignorance du peuple qui va jusqu’à la guerre. (noteet traduction de danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

Par Adam Gopnik avril 29, 2014

L’étrange triomphe du Petit Prince

De tous les livres écrits en français au cours du siècle dernier, « Le Petit Prince » d’Antoine de Saint-Exupéry est certainement le plus aimé dans la plupart des langues. C’est très étrange, parce que les significations du livre – son but, son intention et sa morale – semblent encore loin d’être transparentes, même plus de soixante-quinze ans après sa première parution. En effet, ce qui est surprenant, en relisant les premières critiques du livre, c’est que, loin d’être accueilli comme une parabole nécessaire et belle, il a déconcerté et intrigué ses lecteurs. Parmi les premiers critiques, seule P. L. Travers – qui avait, avec une symétrie qui fait frissonner le non-croyant, écrit un mythe équivalent pour l’Angleterre dans ses livres sur Mary Poppins – a vraiment saisi les dimensions du livre, ou son importance.

Au fil du temps, le suffrage des lecteurs a modifié cette interprétation, bien sûr : un classique est un classique. Mais cela a modifié la conclusion sans vraiment changer le point. Cette année marque une efflorescence d’attention, y compris une exposition grandeur nature des œuvres originales de Saint-Exupéry à la Morgan Library & Museum, à New York. Mais nous ne sommes pas plus près de pénétrer l’énigme centrale : de quoi parle « Le Petit Prince » ?

Tout le monde connaît l’essentiel de l’histoire : un aviateur, abattu dans le désert et confronté à des chances de survie aléatoires, rencontre un jeune homme étrange, pas vraiment un garçon, qui, au fil du temps, a voyagé de sa maison solitaire sur un astéroïde lointain, où il vit seul avec une seule rose. La rose l’a rendu si malheureux que, dans le tourment, il a profité d’une volée d’oiseaux pour le transporter sur d’autres planètes. Il est instruit par un renard sage mais prudent, et par un sinistre ange de la mort, le serpent.

Il a fallu de nombreuses années – et de nombreuses lectures – pour que ce lecteur commence à comprendre que le livre est une histoire de guerre. Il ne s’agit pas d’une allégorie de la guerre, mais plutôt d’une fable de celle-ci, dans laquelle les émotions centrales du conflit – l’isolement, la peur et l’incertitude – ne sont atténuées que par un discours intime et par l’amour. Mais le « Petit Prince » est aussi une histoire de guerre au sens littéral du terme : tout ce qui a trait à sa fabrication n’a pas seulement à voir avec le début de la guerre, mais aussi avec « l’étrange défaite » de la France, avec l’expérience de Vichy et de l’Occupation. Le sentiment de honte et de confusion de Saint-Exupéry face à la dévastation l’a conduit à faire une fable d’idées abstraites opposées à des amours spécifiques. Dans cette entreprise, il chante en harmonie inconsciente avec les autres grands poètes de la perte de la guerre, depuis J. D. Salinger – dont la grande histoire d’après-guerre, « Pour Esmé – avec amour et misère » nous montre un effondrement moral soulagé seulement par la parole d’un enfant lucide – à son contemporain Albert Camus, qui a lui aussi tiré de la guerre la nécessité de s’engager dans une lutte perpétuelle « entre le bonheur de chacun et la maladie de l’abstraction, », c’est-à-dire l’acte de distancier l’émotion réelle de la vie normale.

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Nous connaissons maintenant en détail les circonstances de la composition du Petit Prince, grâce à l’excellente biographie de Stacy Schiff, « Saint-Exupéry ». S’étant échappé d’Europe pour un exil malheureux et monolingue en Amérique du Nord, engagé dans une guerre intestine mesquine mais acharnée avec les autres groupes d’exilés et de résistants (il avait une piètre opinion de De Gaulle, qui, pensait-il à tort, dressait les Français contre les Français, plutôt que contre les Allemands), Saint-Exupéry écrivit cette fable des plus françaises à Manhattan et à Long Island. Le cadre désertique du livre dérive de l’expérience de l’aviateur Saint-Exupéry en 1935 d’avoir été perdu pendant près d’une semaine dans le désert d’Arabie, avec ses souvenirs de solitude, d’hallucination, de mort imminente (et de beauté enveloppante) dans le désert réalisés sur la page. L’histoire d’amour centrale du Prince et de Rose dérive de son histoire d’amour orageuse avec sa femme, Consuelo, à qui la rose prend sa toux et sa légèreté et son impériosité et ses évanouissements soudains. (Alors qu’il s’était perdu dans le désert en 1935, Schiff nous dit qu’elle pleurait publiquement sa perte sur son propre « astéroïde », à sa table à la Brasserie Lipp.) Le désert et la rose, sa vie d’aviateur intrépide et sa vie d’amant déconcerté, l’inspirent. Mais entre ces deux expériences, les embrocher, les diviser par une ligne, il y avait la guerre.

Au plus profond de sa psyché, il avait ressenti la perte de la France non seulement comme une perte de bataille, mais aussi comme une perte de sens. Le désert de l’étrange défaite était plus déconcertant que ne l’avait été le désert de Libye ; Plus rien n’avait de sens. La guerre de Saint-Ex est honorable : il vole avec l’escadrille de reconnaissance GR II/33 de l’armée de l’Air. Et, après l’amère défaite, il a fui l’Europe comme tant d’autres Français patriotes, voyageant à travers le Portugal et arrivant à New York le dernier jour de 1940. Mais, comme le savaient tous ceux qui l’ont vécue, ce qui a rendu la perte si traumatisante, c’est le sentiment que tout le fondement de la civilisation française, et pas seulement ses armées, s’était pris, pour ainsi dire, sous l’examen minutieux des dieux et, avec une rapidité remarquable, s’était effondré.

Cherchant les causes de cet effondrement, les esprits les plus honnêtes et honorables, dont Marc Bloch et Camus, pensaient que la véritable faute résidait dans l’habitude française de l’abstraction. La tradition française qui déplaçait, et déplace encore, des questions pragmatiques sur des cas spécifiques dans un univers de papier parallèle dans lequel la question théorique générale – le modèle – est ce qui importe le plus avait fait échouer ses créateurs. Certes, une façon de répondre à la catastrophe était de rechercher un nouvel ensemble d’abstractions, de catégories globales pour remplacer celles qui ont été perdues. Mais une réponse plus humaine a été de s’engager dans une lutte incessante contre toutes ces abstractions qui nous empêchent de vivre telle qu’elle est. Personne ne l’a mieux exprimé que l’héroïque Bloch lui-même :

La première tâche de mon métier (c’est-à-dire de l’historien, mais plus largement de l’humaniste proprement dit) consiste à éviter les termes abstraits à consonance grossière. Ceux qui enseignent l’histoire devraient être continuellement préoccupés par la tâche de chercher le solide et le concret derrière le vide et l’abstrait. En d’autres termes, c’est sur les hommes plutôt que sur les fonctions qu’ils doivent concentrer toute leur attention.

Cela peut sembler une morale très étrange à tirer de l’expérience de quelque chose d’aussi dévastateur que la guerre. Mais ce n’était pas seulement une position intellectuelle, l’épiphanie d’un amateur non-combattant. D’un point de vue purement tactique et militaire, l’envie d’abstraction signifiait l’envie de fétichiser les solutions fixes et systématiques au détriment de la fluidité tactique et de l’ingéniosité. La ligne Maginot était une idée abstraite qui avait été autorisée à remplacer la stratégie flexible et le bon sens. (On se souvient de la remarque de Picasso à Matisse, lorsque le peintre français troublé lui demandait, en 1940 : « Mais qu’en est-il de nos généraux, que font-ils ? » : « Nos généraux ? Ce sont les maîtres de l’Ecole des Beaux Arts ! Picasso a répondu, c’est-à-dire des hommes possédés par les mêmes formules apprises par cœur, la même absence d’observation et le même traditionalisme obsessionnel que les artistes académiques.

À partir d’une expérience si déshumanisante et accablante – une expérience qui transforme un être humain entier avec une histoire de vie et un destin compliqués d’abord en un chiffre, puis en une victime – Saint-Exupéry a voulu sauver la personne, pas la statistique. Les statistiques pourraient être n’importe laquelle de celles qui obsèdent les hommes sur les planètes, le fétichisme du « comptage » qui pourrait prendre les étoiles si l’on est astronome ou les profits des hommes d’affaires. La façon la plus riche de voir « Le Petit Prince » est comme une parabole étendue des genres et des folies de l’abstraction – et l’intensité et la poignante particularité de l’histoire est que Saint-Exupéry dramatise la lutte contre l’abstraction non pas comme un sujet philosophique mais comme une histoire de vie ou de mort. Le livre passe de l’astéroïde au désert, de la fable et de la comédie à la tragédie énigmatique, afin de faire valoir un point récurrent : on ne peut pas aimer les roses. On ne peut qu’aimer une rose.

Car tout le voyage du Prince est un voyage d’exil, comme celui de Saint-Exupéry, loin de l’expérience générique vers l’érotisme de la fleur particulière. Être responsable de sa rose, apprend le Prince, c’est la voir telle qu’elle est réellement, dans toute sa fragilité et sa vanité, dans toute sa banalité absolue, sans l’aimer moins parce qu’elle est si fragile. Le triomphe persistant de l’expérience spécifique peut être trouvé dans quelque chose d’aussi idiosyncrasique et bizarre que l’image d’ouverture d’un boa constrictor avalant un éléphant, que, nous dit le narrateur, les adultes ne peuvent voir que comme un objet générique. (C’est là que Saint-Ex et les surréalistes qui l’admiraient – un tracé de sa main apparaît dans l’un des numéros de la revue surréaliste Minotaure – se rencontrent. Les peintures de René Magritte, avec leur obsession très similaire pour les chapeaux de la classe moyenne, suggèrent que chaque fois que vous voyez un derby bourgeois, il peut y avoir un boa constrictor à l’intérieur. La radiographie de chaque chapeau révèle un boa constrictor dans chaque tête. Cela pourrait être la devise de toutes les expositions surréalistes.)

Les hommes que le Prince rencontre au cours de son voyage sur Terre sont tous des hommes qui, au sens de Bloch, ont été réduits à des fonctions. L’homme d’affaires, l’astronome, et même le pauvre allumeur de réverbères, sont devenus leurs occupations, et sont devenus aveugles aux étoiles. C’est, encore une fois, le mouvement essentiel que l’on retrouve chez Camus, sauf que dans « Le Petit Prince » il nous est montré comme une fable comique plutôt que comme un roman réaliste. Le monde conspire pour nous rendre aveugles à son propre fonctionnement ; Notre vrai travail, c’est de revoir le monde.

Une version de cet essai a d’abord paru, en français, dans la revue France-Amérique ; il a également fait l’objet d’une conférence à la Morgan Library & Museum.https://7ba0b1e758d1041be1808d98fc9bbe26.safeframe.googlesyndication.com/safeframe/1-0-40/html/container.html

Adam Gopnik, rédacteur, collabore au New Yorker depuis 1986. Il est l’auteur, plus récemment, de « The Real Work : On the Mystery of Mastery ».


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