La joie, une arme dans les luttes ?

En partenariat avec l’Humanité, un cycle de conférences a été organisé par la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou. Trois rencontres ont eu lieu afin de questionner le vécu, les images et la réception des mouvements sociaux et revendications salariales.

Pour Youlie Yamamoto et les Rosies, la danse et la joie sont des choix stratégiques lors des manifestations.
© LIONEL BONAVENTURE

Les grèves et manifestations « paralysent le pays ». Elles prennent « les Français en otage »… une rhétorique presque guerrière de plus en plus utilisée par les politiques et les médias dominants. La lutte est essentialisée comme étant violente, pourtant elle est essentiellement joyeuse pour ceux qui la mènent.

Cette caractéristique presque toujours invisibilisée prend des formes diverses mais persistantes à travers le temps. Sous la direction scientifique de Mathilde Larrère, trois spécialistes des mouvements sociaux ont restitué cette histoire des luttes en danses et en chansons.

La joie est-elle une composante essentielle des luttes et sous quelles formes se manifeste-t-elle ?

Youlie Yamamoto, Cofondatrice du collectif les Rosies, activiste féministe pour la justice sociale, porte-parole d’Attac

Pour les Rosies, la joie n’est pas seulement une composante mais réellement un choix stratégique. Cela passe en premier lieu par une identité visuelle forte : un déguisement. Le bleu de travail, le fichu rouge dans les cheveux et les gants de ménage jaunes qui illustrent la double journée de travail des femmes.

Une tenue apartisane en soi qui permet de mobiliser des personnes qui ne sont pas nécessairement affiliées à un parti politique ou à un syndicat. Ensuite notre cortège est très animé. Pour rendre audible notre message, nous avons choisi des chansons populaires dont on a détourné les paroles pour placer un message politique. Un exemple : la reprise d’une chanson de Gala devenu un hymne du mouvement contre la réforme des retraites.

Le refrain : « Women on fire ! Le gouvernement déraille/Women on fire ! On rentre dans la bataille… » Ces chansons s’accompagnent en plus de chorégraphies très simples à exécuter. Pour fédérer le plus de monde possible, nous avons créé des kits complets accessibles sur Internet. Ils permettent de bien choisir son déguisement et surtout d’apprendre les paroles et les chorégraphies en amont. Tout cela donne en manifestation un groupe de femmes dense, identifiable et surtout visible qui exprime leurs luttes dans la joie.

Véronique Servat, Historienne, spécialiste des pratiques culturelles et autrice

Le chant est l’un des vecteurs principaux de la joie dans les manifestations. Au fil du temps, un répertoire de chansons de luttes s’est constitué. Sa particularité : il n’est jamais figé. Il se réécrit sans cesse pour s’adapter aux causes mais aussi aux sonorités de l’époque. Par exemple : le Chant des partisans. À sa création, il y a eu des consignes d’interprétation : « Il doit être chanté sur un rythme pesant et martelé. »

Autrement dit, tel qu’il est prescrit, impossible de le diffuser en manifestation. Il faut faire un bond dans le temps de cinquante ans pour le voir finalement réinvesti. Dans les années 1990, à Toulouse, Zebda s’en empare. Il en ressort un nouveau texte et une nouvelle orchestration. Le morceau débute par un rap à l’accent gascon occitan : « Spécialement dédicacé à tous ceux qui sont motivés, spécialement dédicacé à tous ceux qui ont résisté par le passé », sur une musique d’influences diverses et très rythmée.

On enchaîne avec un couplet du Chant des partisans et qui se poursuit par le refrain « Motivés, motivés il faut rester motivés… ». Un hymne devenu absolument incontournable des manifs qui est repris à chaque fois en chœur et sur lequel on peut aussi facilement danser.

Zoé Carle, Maîtresse de conférences en analyse du discours à l’université Paris-VIII et autrice

En 2011, j’ai eu la chance d’assister à la « révolution » en Égypte. J’ai été frappée précisément par la joie qu’on pouvait éprouver. À la différence de ce que l’on observe en France, ces tours de chants ou de slogans ne sont pas systématiquement menés par des professionnels de la politique et de la militance. En fait, ils vont se manifester de façon multipolarisée avec des groupes qui vont se former.

Un performeur au centre du groupe va lancer un slogan qui va être repris en chœur. Ensuite une autre personne de l’auditoire va se lancer et prendre la parole. Mais ça ne marche pas à chaque fois, certains ont moins le sens du rythme que d’autres et donc ça tombe à l’eau… Jusqu’à ce qu’un autre performeur redonne le rythme.

Généralement, cela se fait avec un slogan sûr et connu de tous afin de redynamiser la performance, donc typiquement, en général, ça crée un effet d’unanimisme. Par ailleurs, comme en France, les matières des chants révolutionnaires trouvent leurs racines dans des grands classiques qui, là aussi, sont réadaptés pour correspondre à l’époque et aux raisons des mobilisations.

Dans les luttes, la joie recouvre-t-elle des fonctions particulières ?

Youlie Yamamoto : La joie recouvre plusieurs objectifs. Le mouvement des Rosies est né contre la réforme des retraites en 2019, l’idée était de montrer à quel point ce projet politique était genré et sexiste. Or, dans un monde patriarcal, c’est plus difficile pour les femmes d’accéder à la parole. À travers le chant et la danse, nous avons investi l’espace public et imposé des revendications politiques féministes.

Les manifestations sont un milieu plutôt viriliste, donc avoir un cortège de femmes qui dansent ensemble, qui se fédèrent, qui se soutiennent, cela permet de désamorcer cette peur et d’oser y aller. La joie est donc fédératrice et donne du courage. Par ailleurs, les Rosies se mobilisent aussi dans des luttes locales comme à l’hôtel Ibis où les femmes de ménages ont mené une grève pendant plus de vingt mois. La danse pour elles était un réel exutoire par rapport à leur oppression au travail mais aussi dans la société ou dans leur foyer.

Danser, c’était une manière de dire stop à leur exploitation. La joie est donc très politique. Elle permet aussi de rendre des combats politiques graves supportables au quotidien. Le fait de savoir qu’on va passer un moment de solidarité dans la joie aide aussi à affronter le combat du moment.

Véronique Servat : Je vais répondre à cette question en rappelant les paroles d’une chanson du répertoire français Utile, notamment chantée par Julien Clerc. Elle commence ainsi : « À quoi sert une chanson si elle est désarmée ? me disaient des Chiliens, bras ouverts, poings serrés. » Et de continuer : « Je veux être utile à vivre et à rêver. »

Nombre de citoyens et de citoyennes, d’ordinaire silencieux, réalisent ce souhait lorsqu’ils décident de s’impliquer dans un mouvement social. Finalement, se mobiliser, c’est un peu rêver de faire advenir des lendemains qui chantent. Dans cette optique, je crois que le chant est un puissant vecteur de cohésion et de galvanisation des luttes. Le chant produit du politique parce que c’est un vecteur d’engagement.

Il fait se lever les poings et il soulève les foules. Par ailleurs, je pense que l’une des fonctions de la joie est aussi de créer des souvenirs qui vont permettre de mieux digérer l’imposition du projet quel qu’il soit, malgré de très longues et coûteuses mobilisations. La joie permet finalement de garder le goût du combat et de la résistance.

Zoé Carle : Pour expliquer une des fonctions de la joie, je vais aussi prendre un exemple concret. Durant la révolution égyptienne, un des slogans les plus classiques et les plus scandés était : « Élève, élève la voix ! Celui qui chante ne mourra pas ». Il définit précisément l’importance de proférer ensemble, la force que cela procure et la joie qu’on peut éprouver à faire partie d’un collectif qui parle et écoute en même temps.

Ce sont des façons pour les gens à la fois de s’intégrer bien sûr dans le mouvement révolutionnaire, mais aussi de dominer la peur. Car si la joie est une composante, il y a aussi bien sûr beaucoup de douleur. En Égypte, la répression a été extrêmement violente avec beaucoup de morts et de blessés. Ces performances sont donc des moteurs essentiels pour tenir bon quelque part. Il s’agit réellement de sentir la force du collectif pour empêcher la peur de paralyser l’action.

Ce slogan donc : « Celui qui chante ne mourra pas » traduit littéralement le fait qu’il faut être tous ensemble pour résister, qu’il faut chanter ensemble pour ne pas tomber sous les coups de la répression et que c’est ainsi par ce moyen que nous allons pouvoir renverser le rapport de force.

Quelle est la réception de ces formes de luttes ?

Youlie Yamamoto : Dans un premier temps, les Rosies ont été très fortement attaquées. Nous avons reçu un florilège de noms d’oiseaux : potiches, gourdes, et j’en passe… L’une des principales attaques consistait à dire que nous trahissions la lutte et que nous rendions ridicule l’engagement. Un événement nous a beaucoup marquées. Dans le mouvement contre la première réforme des retraites, face à la résistance du gouvernement, nous avons décidé d’organiser un « flash mob » avec des députées devant l’Assemblée nationale.

Cette initiative a constitué un véritable scandale. Elle a donné lieu à une polémique dans l’Hémicycle. Un député conservateur a osé une prise de parole et dire que nous étions des « petites connes ». Son insulte était donc profondément sexiste et il réduisait notre engagement politique, et celui de ces femmes députées, à une danse qui ne serait pas sérieuse, à une danse qui ne serait pas en capacité de porter du politique. Cet épisode nous a interpellées… Puis MeToo a continué à creuser son sillon et ce grand mouvement féministe qui avance depuis 2015 a favorisé le retour des Rosies en 2023. Le problème est aussi la réception de ces actions par les médias de masse.

D’ordinaire déjà, ils traitent de tout sauf du fond des réformes et des raisons pour lesquelles elles poussent des personnes à se mettre en grève et à manifester. Mais, quand en plus ils se saisissent de moments de joie dans les luttes, ils les décrédibilisent en les rapportant comme un simple spectacle.

Véronique Servat : La question de la réception, c’est toujours extrêmement compliqué. Je vais mettre ma casquette de militante pour répondre. Il me semble que toutes les organisations sont traversées par ce clivage. Dans les structures associatives aussi bien que dans les partis politiques ou les mouvements syndicaux, il y a toujours cette idée que la lutte c’est quelque chose d’âpre.

Elle nécessiterait d’aller discuter en assemblée générale (AG), de se structurer autour de longues discussions sur le fait de savoir où l’on place la virgule dans telle motion… La lutte serait forcément très politique, très sérieuse et surtout très masculine. Mais, d’un autre côté, on se rend bien compte, aujourd’hui, qu’on vit dans des sociétés où l’engagement politique, c’est quelque chose qui n’est pas simple parce que les partis, les forces syndicales peinent à recruter.

Alors le fait d’insuffler de la joie, par la danse ou par le chant, en maniant l’humour et la dérision, cela permet aussi de faire arriver dans ces structures et dans la lutte des gens qui ne viendraient pas forcément. Alors, il y a toujours des personnes qui vous diront que chanter et danser ce n’est pas sérieux, mais, en même temps, ça fait venir du monde.

Zoé Carle : J’ai constaté en Égypte que les performances un peu spectaculaires venaient aussi casser une certaine routine. Notamment, par exemple, sur la place Tahrir, après des semaines d’occupation, les ateliers d’affiches ou les tours de chants avaient un rôle fondamental pour rythmer le quotidien. Ce qui est intéressant, c’est de voir que tout le monde reçoit cette joie même sous les formes les plus inattendues.

Par exemple, les supporters de foot ont amené avec eux les chansons entonnées dans les stades. Et on a vu des mères de famille aux côtés de cette génération, de ces groupes d’hommes que, normalement, elles ne fréquentent pas, reprendre avec eux ces chants très orduriers contre le pouvoir, qui étaient devenus à ce moment-là révolutionnaires. Cependant, cet enthousiasme et cette joie durent un moment, tant que le rapport de force politique n’est pas trop défavorable.

À partir du moment où ça a commencé à tourner au vinaigre et de façon très spectaculaire en Égypte, toutes les formes associées à la révolution ont été un peu mises de côté. Mais, pour nous qui allons dans des manifestations, c’est vrai que c’est toujours agréable et important je trouve de pouvoir participer avec son corps, avec sa voix, de sentir ces joies qui sont viscéralement politiques.


Pour aller plus loin

Véronique Servat a codirigé En lutte ! Carnet de chants, éditions du Détour, 2022.

Zoé Carle est l’autrice de Poétique du slogan révolutionnaire, Presses Sorbonne nouvelle, 2019.

 


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