Le « choc des savoirs » et la mort du collège unique

François Dubet sociologue, professeur émérite à l’université de Bordeaux

Institué en 1975 par René Haby, le collège unique est né d’une contradiction dont il n’est jamais sorti. D’un côté, il est l’école de tous, celle qui prolonge jusqu’à l’âge de 16 ans les classes de fin d’études de l’école élémentaire.

De l’autre côté, le collège unique est défini comme le premier cycle du lycée « bourgeois », jusque-là réservé aux plus privilégiés et aux meilleurs des élèves. D’abord professeurs d’enseignement général de collège (des instituteurs spécialisés dans deux disciplines), ces enseignants laissent place aux professeurs du secondaire, capésiens et agrégés, spécialistes d’une discipline, travaillant indifféremment au collège et au lycée.

Dès lors, l’école commune à toute une classe d’âge est aussi la première étape d’un « tri » scolaire défini par la pédagogie lycéenne et l’excellence lycéenne. Près de cinquante ans après sa naissance, le collège unique n’est jamais sorti de cette contradiction.

Les contradictions du collège unique

Face au niveau fatalement hétérogène des élèves qui ne sont plus sélectionnés en amont, les enseignants se heurtent à de grandes difficultés. A qui fait-on la classe : aux meilleurs, aux moins bons, à tous, mais comment ? Très rapidement se mettent en place des filières cachées avec les classes regroupant les élèves en fonction de leur niveau, avec les choix d’options distinctives, avec les quatrièmes et troisièmes techno…

Dès les années 1980, se développent les stratégies familiales visant à choisir les meilleurs collèges, optant notamment pour le privé. Depuis, cette logique s’est très sensiblement renforcée avec le regroupement des meilleurs et des plus privilégiés dans les collèges « chics », pendant que les collèges les plus défavorisés se transforment progressivement en « ghettos » scolaires et sociaux.

Constamment, la droite a dénoncé le collège unique comme une illusion et comme un frein à l’épanouissement du mérite des meilleurs élèves. Il entraînerait, dit-elle, une baisse du niveau. La gauche a défendu le collège unique de « l’élitisme pour tous » en réclamant plus de moyens, sans mettre directement en cause les mécanismes du tri caché, au nom des difficultés pédagogiques auxquelles se heurtent les enseignants.

Face au creusement des inégalités scolaires révélé par les enquêtes Pisa, le principe du collège unique a été défendu, « le socle commun » a été affirmé, les dispositifs de soutien aux établissements ont été multipliés. Mais les pratiques n’ont guère changé, et les évaluations nationales et internationales montrent que les inégalités scolaires se creusent au collège, pendant que les inégalités entre les établissements se renforcent.

Le refus du collège unique

Le choc des savoirs annoncé le 5 décembre par Gabriel Attal signe la fin du collège unique qui empêcherait, dit-il, les meilleurs élèves de « prendre leur envol ». Encore une fois, les classes moyennes seraient victimes des plus pauvres qui tirent le niveau vers le bas ! Les groupes de niveau, pour ne pas dire les classes de niveau, sont au cœur du dispositif.

Or, bien que la sociologie ne soit pas totalement une science exacte, une chose est sûre : la recherche démontre que les groupes et les classes de niveau creusent les écarts entre les élèves. Regroupés, les meilleurs des élèves progressent normalement, pendant que le regroupement des élèves faibles les affaiblit plus encore. Les classes et les groupes de niveau faible sont plus difficiles, les élèves et les enseignants sont moins ambitieux et il est très rare que les faibles rejoignent un jour les meilleurs.

Comme les forts et les faibles n’ont, en moyenne, pas les mêmes origines sociales, les groupes de niveaux sont aussi des groupes sociaux. La recherche montre aussi, et surtout, que si les classes hétérogènes sont favorables aux plus faibles, elles n’affectent pas le niveau des meilleurs ; les premiers y gagnent, les seconds n’y perdent pas. La mixité scolaire est une bonne chose.

Ajoutons que le choc des savoirs transforme également le brevet des collèges en un quasi-concours d’accès au lycée, sans préciser ce que l’on fera des élèves qui ont échoué, sinon leur proposer un redoublement. Par ailleurs, rien n’est dit sur le creusement les inégalités entre les établissements, sur la lente sécession révélée par la mesure des indices de position sociale des établissements, sur le rôle du privé…

Résistances

Une bonne nouvelle cependant. Alors que, longtemps, le monde enseignant a défendu le principe du collège unique tout en s’accommodant des classes de niveau, des filières spéciales et des mécanismes implicites de tri, il refuse aujourd’hui la politique explicitement réactionnaire de Gabriel Attal, politique que Nicole Belloubet semble mettre en œuvre avec une conviction modérée.

Les professeurs ne s’imaginent pas dire aux élèves de sixième : « tu vas chez les forts, tu vas chez les faibles », sachant que c’est tout leur destin qui se joue là. Sans oublier le fait que les forts de ce collège défavorisé seraient les faibles de ce collège plus chic, l’inverse étant tout aussi vrai. Par sa brutalité, le choc des savoirs a fait basculer la majorité du monde enseignant vers la défense du collège unique et, sur ce point, il faut rendre grâce à Gabriel Attal.

Ceci dit, il faut bien admettre que l’école de tous, celle qui ne sélectionne pas les élèves à l’entrée, accueille fatalement des élèves hétérogènes et que l’enjeu pédagogique est de les éduquer ensemble afin que tous progressent et que l’école ne distingue pas précocement les vainqueurs et les vaincus de la compétition scolaire. Ce n’est pas impossible, et d’autres pays, les pays scandinaves et le Canada par exemple, y parviennent mieux que nous : le niveau y est plus élevé et les inégalités scolaires y sont relativement réduites.

Il est vrai que, plutôt que de séparer précocement les élèves, ces pays ont choisi de former les enseignants afin qu’ils disposent d’outils et de méthodes permettant de faire la classe à des élèves différents et inégaux. Ils ont aussi choisi de favoriser la formation pédagogique d’équipes cohérentes et mobilisées.

Ils ont défini un curriculum de compétences et de savoirs plutôt qu’une somme des programmes académiques toujours indexés sur l’étape suivante : le lycée d’enseignement général, l’université… On voit également avec l’exemple du Canada que l’école est meilleure, plus éducative, plus accueillante et moins inégalitaire quand les diplômes et les performances scolaires ne semblent pas déterminer totalement les parcours professionnels et sociaux des élèves, quand il va de soi que le mérite scolaire n’est pas la totalité du mérite des individus.


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