Depuis le milieu des années 1990, les inégalités de patrimoine se creusent bien plus vite que celles liées au revenu du travail. Une situation dans lequel l’héritage joue un rôle croissant, au risque de réduire à néant toute notion d’égalité.
Dans un pays dont les élites n’ont que l’expression « valeur travail » à la bouche, voilà un paradoxe qui n’est pas souvent évoqué. « Le patrimoine hérité est redevenu le déterminant fondamental pour atteindre le haut de la distribution des niveaux de vie », soulignait en 2021 une étude du Conseil d’analyse économique (CAE). Autrement dit, bien plus encore que les inégalités salariales, les différences de niveaux de vie sont désormais liées au fait de détenir ou non du patrimoine.
Or, le constat est sans appel. Si la part du patrimoine a augmenté dans l’économie du pays, celui-ci est de plus en plus inégalement réparti, et de moins en moins taxé, conduisant à une concentration toujours plus forte des richesses. Il est aussi, de plus en plus, le fruit de l’héritage, favorisant la constitution d’une élite de rentiers.
Le patrimoine des riches se multiplie, celui des pauvres se divise
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. « Début 2021, la moitié la mieux dotée des ménages vivant en France possède 92 % de la masse de patrimoine brut de l’ensemble des ménages », selon l’Insee, soit un minimum de 177 200 euros. L’autre moitié de la population se partage les 8 % restants.
Et plus on monte dans l’échelle sociale, plus la part de patrimoine est élevée : 34 % pour les 5 % les mieux dotés, 15 % pour le 1 % en haut du tableau. Les écarts semblent encore plus criants en euros : les 10 % les plus pauvres détiennent 4 400 euros au maximum, contre 716 300 euros au moins pour les 10 % les plus aisés, et plus de 2 millions pour seulement 1 %.
Depuis la fin des années 1980, ces écarts augmentent à une vitesse et dans des proportions bien plus élevées que les salaires. « Entre 1998 et 2018, le patrimoine brut moyen des 10 % les moins bien dotés a diminué de 48 %, alors que celui des 10 % des ménages les mieux dotés a augmenté de 119 % », résume un récent rapport parlementaire corédigé par les députés Nicolas Sansu (PCF) et Jean-Paul Mattei (Modem). Les 10 % les plus riches ont ainsi vu le total de leurs biens passer de 382 000 euros en 2004 à 595 700 euros en 2015, pour dépasser aujourd’hui les 716 300 euros…
Fait notable, cette accumulation est de plus en plus le fruit de l’héritage. « La fortune héritée représente désormais 60 % du patrimoine total, contre 35 % en moyenne au début des années 1970 », note le CAE, qui souligne que « si cette tendance est commune à tous les pays développés elle semble particulièrement forte en France ».
Là encore, les montants en euros sont très explicites. Si 50 % des Français héritent de moins de 70 000 euros, les 10 % les plus riches touchent eux plus de 500 000 euros. L’écart est plus vertigineux dans le haut du panier : 4,2 millions d’euros hérités pour le 1 % des plus riches, et même plus de 13 millions pour le 0,1 %, qui touche ainsi, sans rien faire, 180 fois l’héritage médian, selon les calculs du CAE.
Des inégalités entre les générations et entre les sexes
L’inégale répartition du patrimoine est aussi générationnelle. Situé autour de 75 000 euros pour les moins de 30 ans, le patrimoine brut atteint 400 000 euros pour les cinquantenaires, avant de décroître au moment de la retraite. Mais si les jeunes détiennent moins de capital, ceux issus de familles aisées, qui peuvent bénéficier de donations, sont largement avantagés.
Le patrimoine est aussi plus élevé chez les hommes que chez les femmes. Et la tendance est, là encore, à la hausse. Selon les économistes Marion Leturcq et Nicolas Frémeaux, l’écart de patrimoine selon les sexes est passé de 7 000 à 24 500 euros entre 1998 et 2015, en grande partie parce que les couples optent de plus en plus pour le régime de séparation des biens.
Quels facteurs expliquent une telle accélération des inégalités de patrimoine ? Premier enseignement : la part du patrimoine par rapport aux revenus du travail a explosé en France. En 2015, ce dernier représentait huit années de revenus disponibles (10 600 milliards d’euros), contre 4,5 années (3,5 milliards d’euros) en 1980, selon une étude réalisée par l’économiste Clément Dherbécourt pour France Stratégie. Cette hausse tient en grande partie à l’explosion des prix de l’immobilier, qui ont doublé entre 1997 et 2008.
Or, la pierre est le principal capital des Français, qui sont à près de 58 % propriétaires. Il représente à lui seul 62 % du patrimoine total, dont plus des deux tiers sont constitués de la seule résidence principale. « Après guerre, il y a eu une croissance très égalitaire, qui a permis la montée d’une « classe moyenne patrimoniale », via l’accession à la propriété, ce qui fait qu’aujourd’hui près des deux tiers des Français de plus de 60 ans sont propriétaires, ce qui n’était pas du tout le cas avant guerre », explique Guillaume Allègre, économiste à l’OFCE.
Le fossé entre propriétaires et locataires se creuse
La hausse des prix de l’immobilier a, en outre, creusé le fossé entre ceux qui détiennent leur résidence principale, en majorité des ménages âgés, qui ont pu acheter avant les années 1990, quand les prix étaient beaucoup plus bas, et les 40 % de locataires. Les premiers ont 8,6 fois plus de patrimoine que les seconds, selon l’Insee. Cette différence se retrouve sur les niveaux de vie. « Les propriétaires qui ont fini de rembourser disposent d’un double avantage, analyse Guillaume Allègre. Ils ont une charge en moins, et ce gain n’est pas fiscalisé, quand les locataires ne peuvent pas déduire leur loyer. »
Et si la hausse des prix favorise ceux qui ont acheté, elle pénalise les plus pauvres et les jeunes, pour qui elle rend l’accès à la propriété quasiment impossible. « Il n’y a jamais eu autant d’inégalités en termes d’accès à la propriété. On le voit dans le fait que la part de propriétaires, après avoir augmenté, est stable depuis une quinzaine d’années. Les grands perdants, ce sont les jeunes. Ils ont juste droit à des prix élevés », déplore Pierre Madec, économiste du logement à l’OFCE.
La propriété immobilière est, de plus, inégalement répartie. En 2021, l’Insee a montré que 24 % de ceux qui possèdent de l’immobilier, soit 7,3 millions de ménages, sont multipropriétaires. À eux seuls, ils détiennent 68 % des logements de particuliers. En haut du panier, « les ménages détenteurs de 10 logements ou plus (0,6 % des ménages) possèdent 8 % du parc, soit 14 fois leur part dans la population, et les détenteurs de 20 logements ou plus (0,1 % des ménages, soit environ 30 000 ménages) détiennent 2,4 % des logements », indique l’institut.
Malgré ce poids de l’immobilier, « sur ces 35 dernières années, c’est bien une financiarisation du patrimoine que l’on observe », indique Clément Dherbécourt dans son étude. Entre 1980 et 2015, la part de l’ensemble des placements financiers, actions, assurances-vies, fonds de placement, et autres épargnes retraite et salariale… est passée de 30 % à 42 %. Or, ce patrimoine est encore beaucoup plus concentré que l’immobilier. À eux seuls, les 10 % des Français les plus riches en détenaient 64 % en 2021, soit 344 fois plus que les 10 % les plus pauvres.
Il y a aussi une différence de nature entre ceux qui possèdent un peu d’épargne, concentrée sur des placements stables comme le livret A, et ceux, en haut de l’échelle, qui, « détiennent des types d’actifs plus variés comme le compte d’épargne logement, salariale ou retraite, les assurances-vies, les valeurs mobilières », souligne l’Insee. Autant de placements plus risqués, mais beaucoup plus rentables.
D’ailleurs, les plus riches ne s’y trompent pas : « Ils possèdent essentiellement du patrimoine financier et très peu d’immobilier », note Pierre Madec. La concentration est encore plus marquée pour le patrimoine dit « professionnel » (bâtiments, terre, machines… mais aussi actions ou participations), possédé à 95 % par 5 % des ménages.
La sinistre prédiction de France Stratégie
Si rien n’est fait, l’évolution démographique va accroître encore ces phénomènes de concentration et le rôle central qu’y joue l’héritage. Du fait du vieillissement, il y aura plus de décès, lesquels vont concerner la génération du baby-boom, dont le patrimoine est 20 % plus élevé que celui de la génération précédente. La part des transmissions dans le revenu des ménages passera de 19 % aujourd’hui à plus de 25 % en 2050.
Ces héritages arriveront aussi de plus en plus tard – les bénéficiaires seront âgés de plus de 55 ans en 2035, contre 50 actuellement –, se concentrant plus encore sur les aînés. « Ainsi, résume France Stratégie, tout se met en place pour que la progression de la part de patrimoine détenue par les seniors s’autoalimente et pour que la richesse des individus soit plus qu’auparavant déterminée par celle de leurs ascendants, plutôt que par leur propre trajectoire de revenus. »
Pourtant, l’impôt ne remplit plus son rôle redistributif. « Les ultra-riches, les milliardaires, ont en moyenne des taux d’imposition bien plus faibles que les classes moyennes », souligne l’économiste Gabriel Zucman, qui a calculé que les très aisés ne sont taxés qu’à hauteur de 2 %. L’impôt sur l’héritage est encore plus inégalitaire. En principe progressif – jusqu’à 45 % pour un patrimoine supérieur à 1,8 million d’euros –, il est en réalité « mité par des dispositifs d’exonération ou d’exemption » qui « ont la triple particularité d’être nombreux, très généreux par rapport à la norme fiscale et focalisés sur les actifs détenus en nombre par les individus les plus aisés », souligne le CAE.
Ces dispositifs prennent plusieurs formes : donations non taxées possibles tous les dix ans à hauteur de 100 000 euros, que même l’administration fiscale ne trace pas ; assurances-vies non taxées jusqu’à 152 000 euros et dont la transmission est très concentrée (en 2017-2018, 45 000 personnes ont hérité de plus de 152 000 euros, dont 1 900 de plus de 852 000 euros) ; dons en nue-propriété, qui fait baisser la valeur du bien et donc des taxes, ou encore pacte Dutreil, qui facilite la transmission d’entreprises, en offrant 75 % d’abattement sur la valeur des titres et biens productifs. L’ensemble de ces mécanismes rogne très largement le niveau de taxation réelle, au point qu’il ne dépasse pas 10 % pour 13 millions d’héritages.
Relancer le débat sur la taxation de l’héritage
Si on ne veut pas revenir au XIXe siècle, quand 90 % du patrimoine était détenu par 10 % de la population, remodeler la taxation des transmissions est essentiel. Car l’héritage « porte en lui le risque d’un dérèglement profond de l’égalité des chances, valeur cardinale des sociétés démocratiques et condition de leur possibilité d’existence à long terme », estime même le CAE.
Reste que le débat sur la question est pollué par des idées reçues, au point que, même à gauche, le sujet semble tabou. Alors que 87 % des héritages sont trop faibles pour être taxés, les Français sont presque la même proportion à considérer, sondage après sondage, que l’impôt sur les transmissions est excessif. Un verrou mental bien utile pour ceux qui ne veulent surtout pas que l’on touche au patrimoine.
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