Quels risques l’extrême droite fait-elle peser sur l’Europe ?
En débat avec Sigrid Gerardin, syndicaliste, 2ème de la liste Gauche Unie pour le Monde du travail
Après leur prise de pouvoir dans certains pays (Italie, Hongrie), ses forces politiques cherchent à engranger de nouvelles positions au sein du Parlement européen, en menaçant les droits et les progrès conquis par les luttes sociales et environnementales.
L’extrême droite européenne a le vent en poupe. Déjà au pouvoir dans 5 des 27 États membres, certaines projections la feraient passer de 17 % à 25 % de sièges au Parlement européen. Une ascension liée à sa banalisation médiatique, la « dédiabolisation » de ses idées, et un discours faussement « social ». La future influence qu’elle peut avoir et surtout les alliances qu’elle renforcera avec la droite menacent de remettre en cause les progrès obtenus pour l’environnement et pour les droits de l’homme, les droits sociaux et ceux des minorités, en matière de libertés et de protection de la biodiversité notamment.
Les mouvements d’extrême droite sont en bonne place pour renforcer leur présence au Parlement européen. De quelle façon peuvent-ils modifier les équilibres actuels de l’Union européenne et quelles avancées menaceraient-ils en priorité ?
Sigrid Gérardin, Syndicaliste, candidate sur la liste « Gauche unie pour le monde du travail »
Leur progression est alarmante. Et même s’ils ne vont pas atteindre une majorité de blocage (360 sièges), leurs alliances avec le groupe PPE (droite européenne) sont de plus en plus fréquentes sur les politiques sécuritaires mais aussi sur les questions sociales et sociétales. Il est donc à craindre une continuité renforcée des politiques néolibérales et des attaques contre les droits des migrants et des femmes. La responsabilité première est à imputer aux dirigeants néolibéraux européens, en particulier à ceux de notre pays qui, en détruisant les emplois, les droits des salariés, les services publics renforcent les inégalités sociales et territoriales et produisent ressentiment et défiance. L’extrême droite surfe sur cette détresse sociale grandissante pour cliver le monde du travail, les femmes et la population en général. En réalité, il n’existe pas de duel entre la droite et l’extrême droite, mais il s’agit bien d’un duo infernal aux côtés duquel, le troisième acteur, à savoir, le capital, peut continuer à s’enrichir outrageusement. Pour obtenir des élus, l’extrême droite manie le mensonge et l’imposture sociale car elle est et reste un allié efficace et objectif des capitalistes. Ses votes en France et en Europe confirment son adhésion pleine et entière au néolibéralisme.
Benjamin Biard, Politologue belge, centre d’information et de recherche sociopolitique, spécialiste de l’extrême droite,
Nombreux sont les partis d’extrême droite à se hisser en tête des intentions de vote, pour autant, l’extrême droite n’est pas unie et plusieurs formations relevant de cette idéologie sont parfois en concurrence. Tel est le cas en Italie (avec la Lega et Fratelli d’Italia) ou en France (avec le RN et Reconquête). Concrètement, en renforçant sa représentation parlementaire, l’extrême droite gagnera en capacité d’influence sur un vaste ensemble d’enjeux de politique publique. Celle-ci peut s’opérer sur les décisions adoptées mais aussi lorsqu’il est question de veiller au respect des valeurs fondatrices telles que précisées dans l’article 2 du traité sur l’Union européenne (UE).
Gwendoline Delbos-Corfield, Eurodéputée Écologistes
Il y a aujourd’hui des députés qui ne se disent pas d’extrême droite, mais comme étant des conservateurs eurosceptiques, dont les votes sont en fait tout à fait similaires. Je ne crois pas que, demain, il y aura une majorité droite et extrême droite. Cela ne passerait pas. Mais ce qui peut arriver, c’est effectivement le soutien fort de l’extrême droite sur un certain nombre de sujets. Ils permettront de constituer une majorité quand la droite en aura besoin. Ils feront le plus de mal, je pense, sur les sujets de droit et de liberté que je connais bien. Ils ont une vision radicalement différente de celle inscrite dans les textes de l’UE, dont sa charte des droits fondamentaux. Ils ne changeront pas les textes, mais ils pourront gagner sur un certain nombre de lois. Sur l’écologie, c’est récent, ils ont compris que c’était un enjeu civilisationnel, mais ils n’y apportent pas de réponse, préférant ménager leur électorat anti-écologiste. Rappelons aussi qu’ils sont copains des grandes entreprises d’énergies fossiles. En réalité, les changements nécessaires, comme la transition écologique, exigent l’adhésion des populations et un vrai débat démocratique, à savoir des choix collectifs de société qu’un parti autoritaire n’est pas capable de faire.
Sigrid Gérardin L’extrême droite est dangereuse pour toutes nos avancées sociales et sociétales. Sur la protection de l’environnement, elle évolue sur un fond idéologique climato-sceptique et collabore avec les multinationales pour empêcher toute mesure favorable à une rupture écologique. Sur les libertés, c’est l’argument sécuritaire qui prime. Et, enfin, sur la question de l’égalité, ses votes révèlent qu’elle est et reste l’ennemie des femmes. Quant aux droits des minorités sexuelles, elle s’y oppose toujours de manière claire, frontale et violente.
À quoi peut mener la remise en cause de la primauté des règles européennes sur les législations nationales ? Doivent-elles s’imposer à tout prix ?
Lucas Casarotti, Chercheur et militant antifasciste italien, auteur de l’Antifascisme et son contraire
L’anti-européanisme d’extrême droite est souvent beaucoup plus propagandiste que substantiel. Exemple récent, la réforme du pacte de stabilité, sur laquelle les eurodéputés italiens de droite se sont abstenus mais que le gouvernement de Giorgia Meloni a approuvée sans réserve. Au-delà de leurs proclamations, les droites radicales ne remettent pas en cause le libéralisme qui sous-tend la politique économique européenne.
Sigrid Gérardin L’Europe libérale a imposé à tous les États membres des règles autoritaires et austéritaires dans le but unique de servir les intérêts des superprofits et fortunes. Le rétablissement de l’austérité en Europe est emblématique : la France s’est prononcée en faveur du pacte budgétaire sans même avoir pris la peine de consulter ni la population ni le Parlement ! Je garde toujours en tête avec une colère profonde ce que cette Europe a fait à la Grèce en 2015. L’application stricte des règles d’austérité a déstabilisé le pays, mettant la population à genou et faisant la part belle au mouvement Aube dorée. Ce risque existe pour d’autres pays d’Europe et nous devons toutes et tous agir en renforçant les syndicats et les luttes sociales et, le 9 juin, en votant résolument à gauche ! Oui, il faut changer les règles si l’on veut que nous, salariés et salariées, citoyennes et citoyens, reprenions la main sur les décisions et sur notre avenir. Il y a nécessité de revoir les traités européens à la racine et d’instaurer une véritable démocratie en lieu et place de l’autorité qui fait loi.
Gwendoline Delbos-Corfield Le Parlement européen a longtemps été à l’initiative et précurseur de lois européennes de progrès. Il a poussé sur les questions d’égalité, de droits des femmes, par exemple la directive contre les violences. Il a été à l’initiative sur les questions de droits et de libertés, dont les droits des homosexuels. Il a fait conditionner les fonds européens à l’État de droit, et a obtenu un mécanisme pour cela. Sur l’écologie, le Parlement européen a vraiment été le précurseur des grandes lois environnementales en poussant parfois la Commission qui ne voulait pas aller aussi loin. Donc, oui, lorsqu’elles sont un progrès, les règles européennes doivent primer sur les législations nationales. On doit à Gisèle Halimi la fameuse idée de la clause de l’Européenne la plus favorisée. On a poussé, en vain, dans le même sens en matière sociale. Mais, pour l’instant, on a rarement d’options où on oblige au mieux.
Sigrid Gérardin Les populations doivent reprendre la main sur les décisions prises à Bruxelles. Ce n’est pas plus d’Europe dont elles ont besoin mais mieux d’Europe avec plus de démocratie et de justice sociale. Pendant la crise sanitaire, nous avons vu les règles d’austérité voler en éclats, justement parce qu’elles ne permettent pas de répondre à l’urgence. L’Europe est un échelon nécessaire, elle peut devenir un véritable outil de transformation sociale et écologique à condition que l’intérêt général l’emporte sur l’intérêt particulier du patronat. Nous ne sommes pas dupes, le plaidoyer européen ne suffira pas. Nous nous appuierons sur les luttes sociales des organisations syndicales car c’est toujours par les forces conjuguées des syndicats et des politiques que des victoires sont possibles. C’est d’ailleurs la raison qui pousse nos dirigeants libéraux à réprimer et affaiblir ces deux forces d’opposition comme le fait aussi l’extrême droite d’une manière plus sournoise.
En Italie, le gouvernement de Giorgia Meloni est de plus en plus compatible avec l’UE et avec les intérêts économiques du capitalisme. En quoi se différencie-t-il de la droite libérale ?
Lucas Casarotti Un élément significatif du discours du gouvernement Meloni est l’accentuation de certains arguments en faveur de la réhabilitation du « nazifascisme » (quelque chose de similaire est tenté par l’aile droite portugaise de Chega). Cette droite falsifie, réécrit l’histoire et brandit la menace d’une gauche prétendument hégémonique. Ainsi, même les affirmations les plus banales comme celles sur la résistance au fascisme, sont présentées comme de la dissidence et suscitent donc de l’hostilité.
Gwendoline Delbos-Crofield L’exploitation de l’être humain rentre dans leur logiciel. Ils sont pour des arrivées ponctuelles de migrants à certains moments, quand il y en a besoin. Viktor Orban comme Giorgia Meloni sont face au paradoxe que constitue l’enjeu du déficit démographique qui touche leur pays et l’ensemble des pays de l’UE. Ils mènent des politiques natalistes poussant les femmes blanches de leur pays à procréer, contrôlant ainsi le corps des femmes et tenant en même temps des discours anti-étrangers.
Sigrid Gérardin Giorgia Meloni a réussi ce qui est aujourd’hui le scénario fréquent de l’extrême droite : dédiaboliser et se draper d’honorabilité, y compris après son arrivée au pouvoir. La conquête du pouvoir n’est plus conçue comme un renversement radical mais comme une stratégie progressive. L’extrême droite en Italie comme ailleurs veut donner l’impression d’un changement de fond, d’une normalisation des positions, mais ce ne sont que des choix tactiques, jugés plus sûrs pour mettre en œuvre sa politique au service du patronat, qui est restée la même sur le fond : une politique de haine des autres, de division et d’oppression.
En France, Marine Le Pen réussit de plus en plus à fidéliser un électorat féminin. Malgré cela, pourquoi l’extrême droite constitue-t-elle un danger pour les droits des femmes ?
Benjamin Biard L’électorat du RN – traditionnellement fort masculin – a tendance à se féminiser, particulièrement depuis que Marine Le Pen a accédé à la présidence du parti. C’est une tendance qu’on peut aussi observer dans certains autres pays. En Europe occidentale, l’extrême droite tente de se présenter comme garante des libertés des femmes et des minorités sexuelles. Toutefois, dans une large mesure, il semblerait que ce soit dans une perspective instrumentale, afin de mieux servir son agenda identitaire et anti-islam. On parle parfois de d’« homonationalisme » pour qualifier ce phénomène. Il s’agit de pointer l’islam comme menaçant les droits fondamentaux dont jouissent les femmes et les minorités sexuelles. Dans les programmes électoraux de certains partis relevant de cette mouvance idéologique, il est parfois frappant de voir apparaître des propositions relatives à la défense des droits des femmes et des minorités sexuelles dans un chapitre consacré à « la lutte contre l’islamisation de l’Europe ».
Sigrid Gérardin Marine Le Pen, en France, surfe sur une ligne de crête en tentant de policer son discours sexiste : elle ne s’oppose plus frontalement mais ne dénonce jamais ceux de son camp qui évoquent un génocide quand ils pérorent sur l’IVG. Leur vision des femmes est utilitariste et objectivante avec l’idée que nos corps, nos ventres pourraient être un rempart contre le supposé grand remplacement. Sur le fond rien n’a changé : l’extrême droite est l’ennemie des femmes.
Peut-on dire qu’une extrême droite forte au Parlement européen est une mauvaise nouvelle pour la paix dans le monde ?
Gwendoline Delbos-Corfield Ces mouvements sont souverainistes et ne veulent pas se préoccuper de la paix. Ce n’est pas leur sujet. Cela dit, dans cette mouvance, il y a les pro-Russes et ceux qui ne sont pas pro-Russes. Et cela fait une grande différence. Parce que, évidemment, Poutine est l’anti-Europe incarnée.
Lucas Casarotti Il semble y avoir une tension entre les forces de la droite radicale qui se réfèrent à une interprétation de l’atlantisme, sorte d’héritage du camp néofasciste pendant la guerre froide, et celles proches des intérêts de Poutine, élevés au rang de bastion du traditionalisme. Outre le fait que cette tension est plus apparente que réelle, puisqu’elle n’a pas jusqu’à présent provoqué de graves dissensions, aucune de ces positions n’offre un scénario crédible de désescalade. Face à la guerre, à l’avancée des droites au niveau mondial et aux évolutions autocratiques, il faut avant tout défendre la démocratie. Mais ce qui est remis en cause, ce n’est pas tant la démocratie libérale, d’ailleurs volontiers célébrée par les droites radicales au gouvernement, que la démocratie sociale. Le droit à l’égalité sociale substantielle est le véritable enjeu.
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