Autorité, évaluation, management… Le Café pédagogique s’est procuré les documents de travail du ministère qui prépare une circulaire instaurant un « référentiel métier » des directeurs d’école. Un tournant idéologique dans l’Éducation nationale se prépare, ceci dans le sillage de la loi Rilhac de 2021.  L’école sera pilotée par les résultats et structurée autour de l’autorité du directeur avec des logiques de management issues du privé.

Cette vision est dénoncée unanimement les organisations syndicales du premier degré, qui ont adressé à la ministre Borne un courrier. Pour elles, ce texte marque une rupture avec l’histoire et les fondements du fonctionnement collectif de l’école. Et dans cette bascule, le directeur d’école pourrait devenir le levier d’un nouveau pilotage vertical, loin de l’esprit de la circulaire de 1908.

Un projet de circulaire très contesté 

L’un des points les plus sensibles du texte concerne la place donnée au directeur ou à la directrice dans le pilotage pédagogique. Le projet de circulaire parle d’un directeur qui  « veille à la maîtrise des savoirs fondamentaux par tous les élèves », chargé de « veiller aux pratiques pédagogiques » dans l’école. Cette mission relevait jusqu’alors des prérogatives des inspecteurs de l’Éducation nationale, seuls compétents pour évaluer la pédagogie des enseignants.

Le texte institue un rôle d’accompagnement pédagogique, voire de surveillance, au nom d’une homogénéisation des méthodes. Or, cela empiète sur les missions des inspecteurs de l’Éducation nationale (IEN), seul corps aujourd’hui légitime pour évaluer les pratiques pédagogiques, et ce même dans le Second degré qui a pourtant des chefs d’établissement.

Une évaluation permanente, une logique managériale assumée

La généralisation des groupes de niveau au collège, le pilotage par les évaluations nationales, la mise en concurrence implicite des écoles via des indicateurs de performance montrent une logique.

Ce basculement s’accompagne d’une place centrale donnée aux évaluations nationales dans le pilotage. Celles-ci deviennent non seulement un outil de mesure, mais un levier de pilotage pédagogique local. Le directeur ou la directrice serait chargé·e d’analyser les résultats, de les présenter au conseil d’école, et d’orienter les actions pédagogiques en conséquence. Une logique suscite une profonde inquiétude et représente une ligne rouge : « La présentation des résultats en conseil d’école, ce qui revient à les rendre publics, est une ligne rouge qui conduirait à mettre les écoles en concurrence entre elles ». Cela marque une évolution radicale : la logique de comparaison entre écoles, le pilotage par les résultats, et la mise en tension des équipes par le biais de données chiffrées. Une logique de contrôle, et non plus de coopération.

La dynamique collective des équipes pourrait être freinée par des injonctions chiffrées. Les enseignants craignent de perdre la maîtrise de leur pédagogie au profit de standards supposés « efficaces ». C’est une mise en tension qui menace la cohésion des équipes, dans un climat déjà marqué par l’épuisement professionnel et une défiance envers l’institution.

Le directeur d’école, nouveau maillon hiérarchique

Diriger, piloter, évaluer ou collaborer ? Jusqu’ici, les directeurs d’école étaient des pairs parmi les enseignants, désignés pour organiser la vie de l’école mais sans autorité hiérarchique sur leurs collègues. Ils ne sont pas considérés comme des chefs d’établissement. La circulaire en cours de rédaction remet cela en cause, au moins en pratique, en leur confiant une responsabilité directe sur les pratiques pédagogiques au sein de l’équipe. Le décret n°2023-777 du 14 août 2023, censé clarifier leurs fonctions, n’a pas changé la donne.

Une référence historique, citée par Jean-Paul Delahaye, en souligne les principes fondateurs : la circulaire de 1908, toujours d’actualité dans son esprit : « L’école est une, quel que soit le nombre de ses maîtres, et tout enseignement est une collaboration (…) [sans opposition entre directeur et professeur] le premier concentrant en sa personne toute la vie administrative et pédagogique de l’école, les seconds réduits à une obéissance étroite et bornant leur activité à enseigner suivant des méthodes et des principes acceptés sans discussion et sans foi et imposés d’autorité. L’unité ainsi obtenue frapperait par avance l’enseignement de stérilité ; pour être féconde, l’harmonie doit être faite de l’accord de toutes les bonnes volontés ».

La question du statut du directeur est un serpent de mer depuis les années 2000. Sous Jean-Michel Blanquer, un projet de regroupement école-collège avait tenté d’instaurer un « chef » unique. La loi Rilhac a instauré une autorité fonctionnelle, sans pouvoir hiérarchique. La circulaire clarifie et explicite les objectifs à atteindre qui dessinent cette nouvelle figure de la direction et pilotage par les résultats. Cette évolution fait craindre une perte d’autonomie pour les enseignants, et un glissement du rôle de directeur vers une fonction de contrôle permanent.

Une logique managériale imposée au forceps, un directeur plus isolé

« Ce projet de texte isolerait encore plus les directrices et directeurs de leur collectif de travail, omettant le conseil des maîtres dans la chaîne de décision ce qui amènerait à les déposséder de certaines de leurs prérogatives, pourtant inscrites au Code de l’éducation », alerte l’intersyndicale dans un courrier commun adressé à la ministre de l’Education nationale mardi 24 juin 2025. Elle rejette la tentative de verticalisation du pilotage de l’école primaire, aux dépens du collectif. Ce qui est en jeu, c’est la vision même de l’école – espace de coopération ou entreprise éducative

Alors que le projet veut renforcer la fonction de direction, il ne prévoit aucun moyen supplémentaire : ni allègement de tâches, ni renforcement des décharges, ni retour des aides administratives. Depuis la suppression en 2017 des contrats aidés assurant une partie du secrétariat, les directeurs d’école sont seuls face à une charge de travail toujours plus lourde : accueil des élèves, urgences du quotidien, lien avec les familles, charges administratives. « Ils sont submergés. Ce qu’ils demandent, c’est du temps, de l’aide, pas d’évaluer leurs collègues » affirme Guislaine David pour la FSU-SNUipp.

Les syndicats rappellent que la grande consultation lancée après le suicide de Christine Renon était sans ambiguïté : les directeurs demandent des moyens, pas des responsabilités supplémentaires. La circulaire semble aujourd’hui faire le contraire de ce qu’exigeait le terrain.

Une synergie plutôt qu’une stratégie

Le fossé semble profond entre la vision de l’école portée par le gouvernement et celle défendue par les enseignants. Là où l’institution parle de stratégie, les personnels éducatifs revendiquent la synergie : celle du collectif, du dialogue entre pairs, de la construction partagée du projet d’école : « Le fonctionnement de l’école et la pédagogie ne relèvent pas de stratégies, mais de synergies » écrivent les syndicats. Pour le syndicat majoritaire, le FSU-SNuipp, « un cap est franchi avec cette circulaire, c’est un pas vers l’autorité hiérarchique. La direction d’école n’est plus un rôle d’animation » alerte Guislaine David qui poursuit : « le directeur devient un relais local de la prescription pédagogique. C’est un changement de nature. »

Une fracture avec les réalités du terrain

Au fond, cette circulaire illustre une fracture croissante entre le ministère et le quotidien des écoles. D’un côté, une vision technocratique de l’éducation, fondée sur la stratégie, la performance sous l’autorité et le pilotage d’un chef et non la force du collectif. De l’autre, un terrain où les enseignants, les directeurs, les équipes cherchent à tenir debout un service public sans moyens, dans un climat de tension permanente. « Ce qu’ils veulent, c’est un responsable local pour tout ce qui se passe. Ce n’est plus une direction d’école, c’est un poste de pilotage » dénonce Guislaine David. Les syndicats appellent à un retrait du texte, et à une refondation du rôle de direction à partir des réalités et des besoins du terrain.

Derrière un texte apparemment technique, c’est un véritable tournant idéologique qui se profile. L’école se voit imposer des logiques de concurrence, d’évaluation permanente, de verticalité. Ce projet ne part pas des besoins du terrain mais leur tourne le dos. Et il risque, à terme, d’accélérer la désaffection pour les fonctions de direction, déjà boudées car trop lourdes, trop peu soutenues.

Cette circulaire ne correspond pas à une demande des directeurs. Après le suicide de Christine Renon, une large consultation avait montré que leurs priorités étaient ailleurs : moins de charge administrative, plus de temps de décharge, des moyens humains, un véritable soutien hiérarchique, et non un pouvoir renforcé sur leurs pairs. Christine Renon avait signé sa lettre « une directrice épuisée ».

Djéhanne Gani