Comment la Fondation Kairos, le lobby des écoles privées hors contrat cherche à séduire Vincent Bolloré et Pierre-Édouard Stérin

Derrière les échanges nourris auxquels l’Humanité a eu accès, c’est bien une forme de proximité qui transpire entre Anne Coffinier, égérie des écoles privées hors contrat, et les proches de Vincent Bolloré et Pierre-Édouard Stérin, les deux principaux milliardaires qui mènent la bataille culturelle et politique en faveur des droites extrêmes.

 

Cela ne fait pas un pli : l’univers de la Fondation Kairos et de son appendice Créer son école, c’est un monde qui n’aime pas la gauche, l’éducation nationale ou l’enseignement public. Mais c’est aussi une mouvance qui doit tirer son épingle du jeu face à des concurrents installés sur le même secteur et, là, il n’est pas rare, comme le démontrent les échanges que dévoile aujourd’hui l’Humanité, de voir les boutiques se livrer une âpre concurrence pour obtenir des faveurs, ou nouer toutes les alliances, même les moins avouables.

Une cour assidue à Pierre-Édouard Stérin

Au printemps 2020, sur fond de confinement général, Anne Coffinier doit faire connaître aux potentiels bienfaiteurs sa nouvelle fondation, Kairos. Parmi ceux-ci, l’un des premiers à se détacher, c’est Pierre-Édouard Stérin. Elle adresse à celui qui s’impose, en toute discrétion alors, comme grande puissance de la philanthropie catholique un message de félicitations pour la naissance de son dernier enfant. Mais aussi une proposition d’assistance afin d’obtenir une « dérogation » ouvrant les portes de l’école de la Légion d’honneur à Saint-Denis : elle connaît « assez bien », plaide-t-elle, l’aumônier, le père Gabriel Grimaud, qui officie par ailleurs comme directeur de conscience de Vincent Bolloré.

Aujourd’hui, Anne Coffinier dit à l’Humanité ne pas avoir de souvenir de cet échange. « Cela ne m’évoque rien, affirme-t-elle, récusant l’idée d’une « grande familiarité » avec Pierre-Édouard Stérin. J’ai un gros réseau de relations dans toutes les familles de pensée s’intéressant à l’éducation, et je le connais à ce titre depuis longtemps. Cela dit, j’aide toutes les personnes qui, riches ou pauvres, me sollicitent et qui cherchent une école dans laquelle leur enfant pourra mieux s’épanouir. »

En 2020, non sans la remercier de son offre de service, Stérin congratule Coffinier pour Kairos : « Bravo pour votre nouvelle aventure ! Je suis ravi de votre nouvelle initiative, le marché est gigantesque. » Mais, quelques années plus tard, le propriétaire de Smartbox n’a toujours pas mordu à l’hameçon. Sur le marché de l’éducation « intégrale » – un concept en vogue chez les plus traditionalistes pour qualifier l’objectif d’un enseignement unifiant le corps, le cœur et l’esprit –, le milliardaire exilé fiscal en Belgique a ses propres plans, avec la création de ses internats de l’Académie Saint-Louis – le premier a ouvert ses portes en Sologne en septembre dernier. Pas de quoi s’étonner dès lors que, comme Anne Coffinier le confirme à l’Humanité, ni la Fondation Kairos ni l’association Créer son école n’ont bénéficié de subventions du Fonds du bien commun – l’outil de philanthropie de Stérin – ou de financements dans le cadre des galas de charité de la Nuit du bien commun.

Selon les éléments dont nous disposons, le réseau s’est rabattu sur d’autres grandes fortunes comme Vincent Montagne, le PDG de Media-Participations, Xavier Fontanet, l’ex-patron d’Essilor, Stanislas de Bentzmann, ancien dirigeant du lobby Croissance Plus, Denis Kessler et Thibault Lanxade, vieilles gloires du Medef, ou quelques autres encore… Signe que la concurrence peut être rude dans la mouvance : on en cible un pour – selon l’expression d’un proche de Coffinier – « le tirer des griffes de (Jean-Baptiste) Nouailhac », le cofondateur du réseau concurrent Excellence Ruralités ; un autre reçoit un projet ficelé sur son thème de prédilection, l’école en milieu rural.

Beaucoup de ces ultra-riches sont ferrés via la Fondation Kairos, qui leur propose d’associer leur nom à des prix remis dans le décor chic de l’Institut de France. Questionnée sur leur identité, Anne Coffinier botte en touche : « Les bienfaiteurs particuliers aiment à être généreux de manière discrète, et nous respectons cela. »

Début 2025, quand Stérin cherche à recruter pour un projet d’« incubateur d’écoles libres », la présidente de l’association Créer son école, qui occupe précisément ce créneau, retente sa chance, cette fois, via Périclès, le guichet ouvert par le milliardaire pour financer une « victoire idéologique, politique et électorale » des droites extrêmes. Selon elle, ce qu’il faut dans son domaine, c’est « obtenir le financement public du libre choix » qui « solvabilisera la demande tout en maximisant la concurrence ». « C’est la réforme politique à porter, insiste-t-elle. C’est le plan de lobbying ambitieux pour lequel je demande un financement de Périclès. »

Dans le même temps, selon nos informations, elle fait travailler des prestataires, eux aussi liés à la galaxie Stérin puisqu’il s’agit d’une petite équipe gravitant autour de l’Institut libre de journalisme (ILDJ), émanation de l’Institut de formation politique (IFP) : concrètement elle leur demande de bâtir un projet avec des « KPI » – soit des « key performance indicators », des indicateurs de performance, toujours décisifs pour prétendre obtenir des fonds de Stérin – pour le financement de deux podcasts de propagande sur l’école privée hors contrat. « L’idée est d’être réaliste pour ne pas nous condamner aux yeux du bienfaiteur si nous fixons des KPI trop hauts », intime-t-elle. Las, cette fois encore, d’après ce qu’admet Anne Coffinier auprès de nous, cela ne donnera rien… Contacté par nos soins, Arnaud Rérolle, le directeur général de Périclès, confirme : « Nous n’avons jamais financé aucune initiative d’Anne Coffinier. »

Plateaux ouverts dans les médias Bolloré

Dans tous les médias du magnat breton, Anne Coffinier bénéficie en revanche d’une couverture particulièrement généreuse, et plus encore ces derniers mois. Outre la sélection de son association comme « partenaire » du meeting politique avec Villiers, Zemmour, Knafo et consorts, organisé le 25 novembre, la militante – en difficulté depuis la défection de Bruno Retailleau lors de son dernier colloque – a pu compter sur des dizaines de fenêtres ouvertes sur CNews ainsi que dans les colonnes du JDD. Des interventions pour fustiger « l’islamisme » ou le « wokisme » à la télé, un feuilleton estival de tribunes sur l’école rédigées sous le label de la Fondation Kairos dans l’hebdomadaire. Rien n’est jamais trop beau pour la mettre en avant… Ou la remettre en selle.

Autre aide moins visible : Anne Coffinier s’offre, de temps en temps, des séances de média-training avec Pierre de Vilno, une des vedettes d’Europe 1. Séances qui peuvent être accompagnées, comme l’Humanité a pu le découvrir, d’un script déroulant les questions et aussi des suggestions de réponse juste avant un passage en direct à l’antenne. Après la mort d’un adolescent de 15 ans dans l’Essonne en avril 2024, quelques formules permettent de synthétiser les « solutions » que pourra développer Anne Coffinier : « Changement d’état d’esprit : sortir du déni et du laxisme », « en finir avec la complaisance envers le discours victimaire (séparatisme ? terrorisme ? islamisme ?) », « fin du pas de vagues », « tentative de faire croire que ce qui se passe est un ensauvagement général de la société plus qu’une faillite de l’école républicaine », etc. Sollicité sur cette procédure qui peut surprendre, Pierre de Vilno n’a pas répondu à l’Humanité, et Anne Coffinier veut, elle, désamorcer : « Je ne manque jamais d’échanger avec les journalistes de tous horizons politiques que je connais pour rendre le message de Créer son école le plus clair possible. »

L’Institut de formation politique, une plaque tournante

Dans la droite nationaliste conservatrice, Anne Coffinier peut encore compter sur un allié de poids : Alexandre Pesey, présenté dans le document révélé par l’Humanité comme un des « conseillers opérationnels » du projet Périclès de Stérin. C’est à l’Institut de formation politique, que l’homme a cofondé et qu’il dirige, qu’elle donne des cours et anime des séminaires aux côtés, notamment, de Philippe de Gestas (ex-Sens commun et Périclès), de Jean-Yves Le Gallou (Institut Iliade) ou encore de Florent Ly-Machabert (futur membre de Murmures de la cité). Un passage obligé pour s’imposer dans cet univers de l’union des droites extrêmes. « Je connais Alexandre Pesey depuis plus de vingt ans, précise-t-elle à l’Humanité, et, au regard de la durée de mon engagement dans la philanthropie et l’éducation, il est normal que mon réseau soit très développé. Quand j’interviens à l’IFP, c’est à titre purement bénévole. »

Dans les documents auxquels nous avons eu accès, la relation apparaît plus étroite que ne veut bien le dire la promotrice de « l’école libre ». Le tout émaillé d’aveux et de petites piques, parfois. Ainsi, après avoir prêté main-forte à Coffinier dans sa guérilla, en 2019, contre Espérance Banlieues à la Fondation pour l’école – notamment en déposant une plainte contre X en tant qu’administrateur –, Pesey raille les premières communications de celle qui monte ensuite sa propre fondation : « Je note que tu as bien intégré le vocabulaire d’Éric Mestrallet (le dirigeant d’Espérance Banlieues – NDLR), même dans tes courriels à tes amis : diversité, vraie justice sociale… Quelle influence et force de conviction a ce type, c’est impressionnant ! »

Quand, en septembre 2020, la patronne d’association se paie le luxe d’organiser une conférence de presse dans une école, le lycée Autrement à Paris, que vient d’ouvrir Tiphaine Auzière, la fille de Brigitte Macron, elle ne manque d’adresser un clin d’œil à Pesey en relevant – avant que le scandale n’éclate dans la presse un mois plus tard – la présence dans l’établissement de Pascal Gauchon, un ancien dirigeant du Parti des forces nouvelles (PFN), d’inspiration ouvertement néofasciste, impliqué dans la gestion de l’Issep, l’établissement de Marion Maréchal à Lyon. « Small world » (« le monde est petit »), lui écrit Coffinier.

En septembre 2023, alors qu’au sein de Périclès, on met la dernière main au plan qui sera dévoilé quelques mois plus tard et qui n’écarte pas une OPA sur plusieurs think tanks dont l’Institut Thomas More, dirigé par Charles Millon, celui-ci annonce la création d’une « école de l’engagement » à Paris. Pesey se plaint à Coffinier de ne pas avoir été averti de cette concurrence déloyale par ses proches. « C’est forcément un projet très différent de l’IFP », ironise-t-il. La présidente de Kairos, elle-même membre du conseil d’administration de l’Institut Thomas More, se lamente : « C’est dingue ! Si on se tire dans les pattes ainsi, on n’y arrivera jamais… »

Avant de soumettre l’idée de « faire le pont avec Academia Christiana », la transposition en milieu catholique traditionaliste de l’activisme identitaire. « Ce serait intéressant », estime-t-elle. Un conseil sur lequel Alexandre Pesey rebondit : « Nous échangeons avec Academia Christiana, qui souhaitait aussi venir faire des formations à Paris. Pour le moment, c’est sur pause. Leur université d’été est un succès incroyable, nous y étions et nous nous entendons bien. »

Des relations moins avouables à l’extrême droite toute

Les images du gala dont nous disposons l’attestent sans ambiguïté : aux côtés de personnalités déjà repérées par Libération (Alice Cordier, Alexandre Avril ou Aymeric de Lamotte), Anne Coffinier était bel et bien présente lors de la soirée de récolte de fonds, le 23 novembre 2024, organisée par l’Institut Iliade – dont l’un des porte-parole n’a pas répondu à notre sollicitation – en vue de créer, d’après le prospectus, un « lieu de rencontre pour les Européens au cœur de la capitale ».

Venue avec l’un de ses plus gros donateurs, issu d’une famille du Nord qui a fait fortune dans l’agroalimentaire, la patronne de la Fondation Kairos n’y serait pour rien, selon elle, mettant l’affaire sur le dos d’une ex-collaboratrice : « C’est son école de pensée, pas la mienne », affirme-t-elle, catégorique, à l’Humanité. Dans les pièces internes dont nous avons connaissance, Anne Coffinier ne craint pourtant pas de promouvoir, elle-même, cette mouvance héritière de la nouvelle droite. En lien régulier avec un ex-membre du mouvement scout lié au Grece, Europe Jeunesse, qui fait office de représentant du Mathias Corvinus Collegium de Viktor Orban pour la France, elle paraît aussi partante pour faire de la pub à l’une de ses productions pour enfants : « C’est signé Iliade, sûr, mais c’est un album sur les chevaliers, c’est chose utile en ces temps pourris », argumente-t-elle.

Mais c’est bien avec Academia Christiana, ce mouvement au carrefour des traditionalistes, des intégristes et des identitaires, qu’Anne Coffinier a les liens les plus réguliers. Là encore, elle tente de détourner l’attention, en renvoyant à une intervention de son ex-proche, en juillet 2023, lors de l’université d’été du mouvement. Intervention à laquelle celle-ci a été invitée parce qu’elle était « recommandée » par Anne Coffinier, comme le courriel le précise.

Dans d’autres échanges avec des interlocuteurs du groupuscule, un temps menacé de dissolution et resté sulfureux même dans l’Église, Coffinier se dit prête à « aider activement » à monter un lycée professionnel spécialisé dans la restauration du patrimoine dans leur bastion à Sées (Orne). Elle relit volontiers le « programme politique » pour l’éducation d’Academia Christiana.

Ces derniers mois, c’est d’ailleurs sur le canal de discussion de Créer son école que Victor Aubert, son porte-parole, cherchera un interlocuteur pour un podcast contre l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle. Et le trouvera aisément en la personne du député RN Roger Chudeau. Autour de Coffinier, le monde est petit, décidément.


Cet article fait partie de la série

Pierre-Édouard Stérin, saint patron de l’extrême droite française (51 épisodes)


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