Dans un essai biographique, la philosophe Isabelle Garo se penche sur les premières décennies de la vie de Karl Marx. Ce retour aux sources éclaire l’œuvre des premiers pas et montre combien la réalité vécue du penseur va nourrir et irriguer son travail théorique.
Nombre de biographies ont abondamment présenté le parcours de l’auteur du « Capital », mais ce que l’on retient du petit livre proposé par la philosophe Isabelle Garo est son cheminement singulier « de la colère au communisme ». Karl Marx, jeune rhénan, épris de poésie et de littérature française, éduqué dans la fidélité aux Lumières et hostile à l’Ancien Régime prussien, amoureux secret de Jenny von Westphalen, vient, après des études de droit, à se passionner pour la philosophie et la politique. Devenu journaliste, le jeune hégélien de gauche découvre la misère du peuple, celle du prolétariat des villes et des campagnes, et donc les injustices liées au capitalisme naissant. De Trèves à Paris en passant par Berlin, ses choix personnels sont inséparables de l’histoire de l’Europe à la veille de la révolution de 1848 et le mèneront à bouleverser la théorie autant que la politique, afin de « devenir communiste ».
Pourquoi s’arrêter sur les deux premières décennies de l’existence du philosophe, dont les œuvres principales ont été écrites plus tard ?
Ces premières décennies (le livre va jusqu’à ses 26 ans) sont déterminantes, c’est le moment de sa formation, de ses premières rencontres, de ses premières réflexions aussi, car Marx est incroyablement précoce et créatif, bouillonnant d’énergie et de projets. Sa colère face à l’injustice se combine à sa passion pour la théorie et pour la politique. Il ne séparera jamais la volonté de comprendre et celle d’intervenir dans la réalité de son temps. Marx a été longtemps statufié en homme âgé et barbu, cette imagerie occultant la vie dense et animée qui fut la sienne, ses questionnements et ses doutes incessants, son activité de journaliste et de militant qui accompagna toute sa vie son travail théorique. Comprendre les idées à partir de la vie et non l’inverse, c’est après tout une des grandes thèses de Marx lui-même et la collection « À vingt ans » des éditions Au diable Vauvert correspondait parfaitement à cette approche.
Vous situez en détail l’environnement familial et régional mais aussi historique et politique dans lequel évolue l’enfant. Qu’y découvre-t-on ?
Le livre aborde cette histoire assez mal connue en France : Marx naît en 1818 à Trèves. La ville a été occupée à partir de 1794 par les troupes de la Convention repoussant les forces contre-révolutionnaires basées à Coblence, à deux pas. Trèves ne sera annexée à la Prusse qu’en 1815, à la suite du congrès de Vienne. Dans le livre, je précise le tableau de ce qui est bien plus qu’un arrière-plan. Au cours de l’enfance et de l’adolescence de Marx, la Rhénanie est traversée de fractures sociales et culturelles bien particulières qui cherchent leur expression politique. Dans cette région rurale qui commence à peine à s’industrialiser, les paysans et artisans sont confrontés à des difficultés économiques, à la misère parfois, un premier prolétariat rural et ouvrier se forme, ainsi qu’une bourgeoisie qui aspire à des réformes politiques modérées, remettant en cause le carcan féodal tout en craignant l’essor des idées socialistes. Dans le même temps, le pouvoir prussien reste absolutiste, rejetant les aspirations libérales et nationales, réprimant férocement toute protestation sociale, imposant des mesures réactionnaires et une surveillance constante. Ce climat étouffant exaspère une jeunesse réfractaire à laquelle Marx appartient et qui débat d’un autre avenir : faut-il soutenir une réforme constitutionnelle, défendre l’athéisme, construire l’unité allemande, se réfugier dans la philosophie, lutter pour l’égalité, combattre le capitalisme naissant ? Dans un monde instable et dans une Europe tout entière entrée en ébullition, la révolution de 1848 donne très tôt à percevoir ses premiers signes et Marx est l’un de ses plus attentifs sismographes.
En quoi son environnement familial, notamment la figure de son père, Heinrich, et ses influences sont-ils très importants chez Karl Marx ?
Son père, Heinrich, fils du rabbin de Trèves, est avocat, c’est un homme instruit, grand admirateur de la pensée des Lumières, qui milite pour des réformes libérales. Menacé d’interdiction professionnelle par les mesures antisémites prises par la monarchie prussienne, il est contraint de se convertir. Sa mère, originaire d’une famille juive de Hollande, aura neuf enfants, dont beaucoup mourront très jeunes. Karl est éduqué dans une ambiance francophile et dans l’amour du savoir et de la littérature : Dante et Shakespeare seront jusqu’à la fin de sa vie ses auteurs préférés. Son père a pour ami son voisin Ludwig von Westphalen, lui aussi homme cultivé et critique – prudent – de l’absolutisme prussien. Karl adore discuter avec lui lors de longues randonnées pédestres et une amitié profonde va les lier en dépit de leur différence d’âge. Ludwig von Westphalen est aussi le père de Jenny, la future épouse de Marx, que ce dernier côtoie alors quasi quotidiennement, jeune femme instruite qui participe activement à leurs discussions politiques. Mais seul Marx a la chance d’avoir accès au lycée de Trèves, interdit aux filles, où nombre d’enseignants développent des idées contestataires et subissent la répression prussienne. Cette vie familiale et sociale, à la fois épanouissante et contrainte, va ainsi jouer un rôle décisif dans la construction de sa personnalité.
Attiré par l’écriture, il s’inscrit à la faculté de droit et abandonne une possible carrière d’écrivain. Pourquoi ?
Marx se passionne tôt pour la poésie ; dès l’âge de 15 ans, il consacre parfois ses nuits à l’écriture. Mais le projet de devenir poète se heurte vite à l’évidence : ses textes ne sont pas très bons. Ses projets littéraires sont aussi nombreux qu’inachevés, tandis que la philosophie et la politique l’intéressent de plus en plus. Mais surtout, il lui faut exercer au plus vite une profession rémunératrice afin de pouvoir se marier, alors qu’il s’est fiancé secrètement avec Jenny. Une carrière juridique semble la voie la plus directe. Les études de droit ne sont pas tout à fait un choix, mais Marx éprouve un intérêt bien réel pour les questions juridiques, même s’il les considère assez vite d’un œil critique. Il envisage alors d’enseigner la philosophie, en vain, puis opte pour le journalisme, avec grand succès, avant que la censure ne le conduise à l’exil. Ses études à Bonn puis à Berlin, son rapprochement avec la mouvance critique des « jeunes hégéliens » vont lui permettre d’acquérir rapidement une culture très étendue, des responsabilités aussi, ainsi qu’une renommée de jeune intellectuel prometteur et combatif.
En quoi la thèse qu’il soutient en 1841 semble déjà contenir ce qui sera le fil conducteur de son œuvre ?
À Berlin, Marx découvre une capitale politique et intellectuelle sous haute surveillance, bien différente de sa ville de naissance. À l’université Humboldt, il suit de nombreux cours, de droit, de littérature, de philosophie. Travailleur infatigable, il se passionne pour la philosophie hégélienne, pensée majeure du temps. Il découvre aussi les cercles de jeunes intellectuels critiques qui font de la philosophie un moyen de contester la monarchie prussienne réactionnaire et son catholicisme d’État. Karl Marx se rapproche alors en particulier de Bruno Bauer, qui est déjà enseignant et qui le presse de rédiger à son tour sa thèse. Marx choisit de traiter de la philosophie de Démocrite et d’Épicure, penseurs matérialistes de l’Antiquité. Sous ses apparences académiques, son sujet présente pourtant des enjeux contemporains, à commencer par la question du rapport entre les idées et la réalité historique.
Sa critique de la philosophie politique hégélienne sur l’État est déjà précisée dès 1842. Il est seulement âgé de 24 ans. En quoi est-elle aujourd’hui si actuelle ?
Hegel, mort une dizaine d’années plus tôt, est le grand penseur allemand dont l’héritage est disputé entre des héritiers très conservateurs et de jeunes disciples athées et critiques. L’originalité de la critique de Marx est qu’elle se poursuivra tout au long de son œuvre et qu’elle relève d’un dialogue sans fin. En 1842, sa critique de la conception hégélienne de l’État s’oriente vers la revendication d’une démocratie élargie à la vie sociale tout entière, une « vraie démocratie », dit Marx, qui dénoncera toujours la politique au sens seulement institutionnel et étatique du terme. Cette redéfinition d’une politique restituée aux classes populaires ne disparaîtra pas de son œuvre. C’est pourquoi cette première critique d’Hegel est un jalon important de son évolution en direction de convictions communistes et révolutionnaires.
Exilé à Paris en 1843, il commence à rédiger son « Introduction », dans laquelle il définit une « révolution humaine » en tant qu’alternative. Quels en sont les premiers éléments ?
Cette « Introduction » était censée précéder son analyse de la philosophie hégélienne du droit, qui restera inachevée. C’est, à tous égards, un texte de transition : transition entre la Rhénanie et Paris, entre un monde resté féodal et un capitalisme en formation où se construit le mouvement ouvrier, entre des options démocratiques et un parti pris désormais révolutionnaire, entre la philosophie et tout autre chose, que Marx nommera la « critique de l’économie politique », inséparable d’un engagement militant. Ce texte bref, enflammé, correspond à sa découverte du prolétariat et de son rôle historique. Découverte d’abord théorique puis rencontre concrète, à Paris, avec les premières organisations.
C’est donc un moment décisif pour Marx, analyse de la philosophie politique mais aussi exil dans le Paris populaire, qui le conduit à « devenir communiste » ?
À Paris, Marx consolide ses orientations : il rencontre des militants, il lit les socialistes et les communistes français mais aussi les économistes anglais, il poursuit ses réflexions antérieures et son travail de journaliste. De ce point de vue, si son passage au communisme date en effet de cette période, il faut ajouter deux bémols. D’une part, ce n’est pas une conversion subite mais un choix révolutionnaire s’affirmant à mesure que les circonstances lui semblent barrer toute autre voie à une perspective radicalement émancipatrice. D’autre part, le communisme tel qu’il existe alors n’est pas vraiment le sien : le mot a un sens assez vague, littéraire, centré sur l’abolition de la propriété privée. Marx va le préciser tout en réfléchissant au rôle propre des communistes au sein d’un mouvement ouvrier plus large et divers.
PROFIL
Née en 1963, Isabelle Garo est philosophe et autrice de livres et articles consacrés à Karl Marx, à l’analyse marxiste du monde contemporain et à des interventions critiques sur le terrain des idées. Coanimatrice de la revue en ligne Contretemps et de la collection « Lignes rouges » aux éditions Amsterdam, elle est également membre du comité de rédaction de la revue « Europe ».
En savoir plus sur Moissac Au Coeur
Subscribe to get the latest posts sent to your email.