Danièle Linhart : « Osons penser le salariat en dehors du lien de subordination »

Premières chaînes de montage chez Ford, en 1913. © Costa/Leemage

Premières chaînes de montage chez Ford, en 1913. © Costa/Leemage

Le travail mute et se transforme, pas les modèles d’organisation, pointe Danièle Linhart. Dans « l’Insoutenable subordination des salariés », la sociologue examine la permanence de l’ordre taylorien, qui dépossède les travailleurs de leur savoir et de leur pouvoir, et invite à le combattre.

L'Insoutenable subordination des salariés, de Danièle Linhart

Avec la crise sanitaire, de nombreux salariés s’installent dans l’isolement du télétravail, les entreprises vantent les mérites de la résilience. Par-delà les discours lénifiants des ouvrages managériaux, la sociologue du travail Danièle Linhart met en évidence, dans « l’Insoutenable Subordination des salariés » (éditions Érès, 288 pages,17,99 euros), combien l’ordre taylorien qui a dépossédé les ouvriers de la maîtrise de leur travail, loin de disparaître, s’étend maintenant jusqu’aux professions intellectuelles. L’organisation du travail est pensée toujours plus loin du terrain, les cabinets de conseil internationaux ont remplacé les ingénieurs de méthodes. Comme un monstre, le capitalisme se nourrit de chaque remise en cause. Pour elle, la seule solution pour trancher ce nœud gordien, ce n’est pas de remettre en cause le salariat mais d’en finir avec le lien de subordination.

Sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS, Danièle Linhart est spécialiste de la modernisation du travail et de l’emploi, elle a publié de nombreux ouvrages sur ces thèmes, notamment sur le taylorisme et le management. Par ailleurs, elle a introduit la notion de « précarité subjective », soit le sentiment de précarité que peuvent avoir des salariés stables confrontés à des exigences toujours plus fortes. À lire, entre autres : « Souffrance au travail et inventivité managériale », in « Les servitudes du bien-être au travail. Impactes sur la santé », sous la direction de Sophie Le Garrec (2021, 296 pages, éditions Érès, 17,99 euros).

Pourquoi le taylorisme a-t-il constitué une importante rupture ?

 Danièle Linhart. © Gaël Kerbaol

Danièle Linhart Au début du XXe siècle, dans les ateliers, le travail est assuré par des ouvriers qui connaissent les règles du métier. Pour Frederick Winslow Taylor (1856-1915 – NDLR), qui est – rappelons-le – un consultant, comme ce sont eux qui détiennent tous ces savoirs, ils organisent leur travail et la productivité est très faible. Toute la stratégie de Taylor, ce qu’on a appelé l’« organisation scientifique du travail », a été d’organiser un transfert de ces savoirs et donc du pouvoir des ateliers à la direction. L’employeur s’entoure d’ingénieurs qui vont pomper les savoirs ouvriers et, à partir de là, définir une organisation du travail selon les seuls objectifs de productivité et donc de profitabilité pour le patronat. Cela consiste à transformer les ouvriers de métier en exécutants. L’organisation du travail est pensée en dehors d’eux et leur revient sous forme de tâches répétitives…

Le taylorisme est une déqualification des ouvriers et donc une disqualification de ceux-ci. En échange, comme la productivité augmente, les ouvriers sont payés davantage. Le deal au cœur du taylorisme est : « Nous vous donnons plus d’argent mais vous n’avez rien à dire sur la définition du travail. »

Vous parlez d’une « malédiction » pour les ouvriers des Trente Glorieuses.

Danièle Linhart Oui, car les modalités de lutte ne permettaient non seulement pas de remettre en cause le système mais au contraire le renforçaient. Les syndicats étaient très forts et combatifs. Chaque fois que les ouvriers subissaient ce qu’on appellerait maintenant une dégradation de la qualité de vie au travail, les organisations syndicales organisaient des grèves, mais elles arrachaient essentiellement des augmentations ou des primes de compensation (de toxicité, d’insalubrité…). Elles ne remettaient pas en cause l’organisation du travail mais demandaient une rétrocession des profits. En luttant, elles obtenaient des augmentations qui favorisaient la consommation.

Les collectifs informels de travail étaient, eux, constitués de travailleurs côte à côte dans la durée : une dizaine d’ouvriers sur une chaîne, des ouvrières d’un même atelier… Confrontés aux mêmes conditions de travail très dures, ils essayaient de s’organiser à travers des formes de sociabilité, d’entraide. C’étaient les petits collectifs informels qui, par leur inventivité, rendaient intelligentes des prescriptions trop formelles et qui ne permettent pas d’atteindre la productivité souhaitée. En sortant du rôle de simples exécutants, les ouvriers reconquéraient une forme d’implication personnelle et collective dans le travail et donc contestaient l’ordre taylorien. Cependant, en faisant cela, ils pérennisaient un système porteur d’une défaillance à la base, un système que, individuellement et subjectivement, ils condamnaient.

1968 constitue un moment de remise en cause de cet ordre taylorien…

Danièle Linhart Cela a été la plus longue grève de tout le XXe siècle, trois semaines avec occupation des usines. Le mot d’ordre « On ne veut plus perdre notre vie à la gagner » résume tout. Les ouvriers disent : « La société de consommation et des loisirs se développe, les salaires augmentent mais nous avons un “boulot de con” ! » Ils réclament de la dignité, de la reconnaissance, de la liberté. Ils veulent pouvoir se réaliser dans le travail, pouvoir lui redonner du sens. Le psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours utilise l’expression de « beauté du travail ». Ce grand coup de semonce est intervenu parce que les ouvriers se rendaient bien compte que rien n’arrêtait la machine taylorienne.

Icon QuoteJe parle d’un pacte avec Faust : les salariés ont accepté de vendre leur âme collective au patron en espérant plus d’autonomie, de reconnaissance, de possibilité de se réaliser dans leur travail.

Est-ce de là qu’est né le nouveau modèle managérial ?

Danièle Linhart Pour les membres du patronat, 1968 a été un énorme traumatisme. Ils ont eu le sentiment que l’ordre social capitaliste était remis en cause. Ils ont alors inventé un autre modèle dans lequel on baigne encore. Son pilier est l’individualisation, la personnalisation systématique de la relation de travail. Tout le monde a des objectifs, des évaluations individuelles, y compris les ouvriers, rebaptisés « opérateurs ». Le patronat dit : « Nous vous avons entendus, vous voulez vous réaliser dans votre travail. D’accord, mais cela passe par une personnalisation de votre gestion et de l’organisation de votre travail. » Je parle alors d’un pacte de Faust : les salariés ont accepté de vendre leur âme collective au patron en espérant plus d’autonomie, de reconnaissance, de possibilité de se réaliser dans leur travail. L’individualisation était un véritable cheval de Troie.

Le taylorisme n’a pas disparu, loin de là…

Danièle Linhart Il s’est au contraire étendu car les cadres ont été de plus en plus transformés en OS (ouvrier spécialisé – NDLR) du tertiaire. Leur travail est toujours plus prescrit, via notamment les recommandations des cabinets de conseil internationaux. L’open space matérialise cette disciplinarisation des cadres. C’est une manière de leur dire non seulement : « Nous vous avons à l’œil », mais : « Vous êtes des salariés comme les autres. » Plus de bureau individuel comme dans les années 1950-1960, le cadre est à son poste de travail comme l’ouvrier à la chaîne. Cette précarisation subjective culmine avec le flex office : « Vais-je pouvoir trouver une place ? » Ils sont, en outre, confrontés à des changements technologiques et organisationnels permanents qui disqualifient leurs compétences.

Icon QuoteLe patronat est extrêmement résilient. Comme un boa, il digère toutes les contestations, les remises en question et s’en nourrit.

Vous utilisez le terme de résilience patronale.

Danièle Linhart Le patronat est extrêmement résilient. Comme un boa, il digère toutes les contestations, les remises en question et s’en nourrit. Les employeurs font leur mea culpa, disent : « Nous allons répondre à vos besoins, à vos aspirations » et promettent des transformations, mais c’est toujours unilatéral. Ce sont toujours eux qui décident, les salariés ne sont jamais associés. Après le coup de semonce de 1968, ils ont développé un nouveau modèle managérial centré sur l’individualisation de la relation de travail.

Depuis les années 2000, les aspects délétères (souffrance au travail, burn-out) de celui-ci ont commencé à monter en puissance. Les patrons répondent : « Nous vous avons compris, nous allons faire des entreprises plus éthiques, plus écologiques. » Le changement se fait au nom du bien-être. Certaines entreprises proposent des congés solidaires pour faire de l’humanitaire, d’autres développent de l’intrapreneuriat, elles donnent quelques heures aux cadres pour leur permettre de développer des projets notamment sociaux. C’est très cynique, cela revient à reconnaître que le sens ne se trouve pas dans le travail.

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Vous consacrez un chapitre entier à la mouvance des « entreprises libérées ».

Danièle Linhart C’est un exemple très intéressant de résilience patronale. Cette mouvance n’est pas marginale, parmi les « entreprises libérées » se trouvent de grandes sociétés comme Michelin, Decathlon… Elle se construit sur la base de la critique de la trop grande bureaucratie dans les entreprises et reprend les analyses de David Graeber (décédé le 2 septembre 2020 – NDLR), pourtant anarchiste. Ces patrons qui disent s’être « libérés de leur ego » promeuvent la « libération totale de l’entreprise », ils disent qu’il faut faire confiance aux salariés, leur donner de vraies responsabilités, que ceux-ci vont autogérer. Reste que cette libération est unilatérale, c’est le patron qui libère. Il fait confiance aux salariés à partir du moment où ils ont intériorisé la vision du leader. Ces entreprises possèdent une dimension sectaire, quasi totalitaire. Cela permet de réduire drastiquement la hiérarchie de proximité ainsi que les directions opérationnelles. Côté salariés, ils ne sont pas augmentés ou très peu, mais beaucoup atteignent le burn-out parce qu’ils ne s’acquittent pas seulement de leurs tâches mais en plus assurent souvent les relations avec les clients, les prestataires, voire la gestion RH d’équipe (des congés jusqu’aux augmentations).

Icon QuoteC’est le fait de travailler qui doit protéger le salarié, pas celui d’obéir !

Si, au fil des remises en cause, le taylorisme ne cesse de se réinventer, quelle est l’issue ?

Danièle Linhart Si on veut que le salariat soit moins destructeur, il faut le penser en dehors du lien de subordination. C’est un enjeu crucial pour les syndicats. On ne peut pas faire évoluer le travail de manière qu’il soit moins délétère pour les travailleurs, pour les consommateurs et moins prédateur pour la planète si on ne libère pas l’intelligence collective complètement entravée, anesthésiée par le lien de subordination. C’est cette absence de remise en cause de la subordination qui fait que rien ne change jamais malgré les apparences.

À l’opposé de ce que proposent les plateformes, il faut conserver le salariat mais en finir avec le lien de subordination. Je suis très embêtée par la position des syndicalistes avec lesquels j’échange. Pour eux, toucher au lien de subordination revient à mettre en péril l’existence même du salariat car c’est de la subordination que découle la responsabilité de l’employeur en matière notamment de santé.

Mais, en réalité, c’est le fait de travailler, et d’être en cela exposé aux dangers, qui exige la protection et qui ouvre des droits, même après la fin de l’activité, via la retraite. En travaillant, on s’engage, on produit de la richesse, on satisfait le besoin d’autrui dans notre société et de ce seul fait on doit bénéficier de garanties et de protections. C’est le fait de travailler qui doit protéger le salarié, pas celui d’obéir !

Icon BannerCet entretien a été publié dans l’Humanité Dimanche. Pour vous abonner à notre hebdomadaire, c’est par ici !

LE TRAVAIL EN QUÊTE D’AVENIR

Prospective métiers, aéronautiques, numérique, constructions, jeunes, ergologie… Ce nouveau numéro de la revue TAF sonde les métamorphoses du travail pour ne pas laisser à d’autres que les travailleurs le soin d’anticiper et de déciderce que sera le travail demain. Avec les contributions de Pierre Musso, Julie Battilana, Isabelle Ferreras, Nayla Glaise, Laurent Grandguillaume, Yves Schwartz…

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