Rappel des faits Durant cinq siècles, l’exploitation esclavagiste de l’Afrique sub-saharienne participe du développement marchand et financier mondialisé. Avec les textes de Catherine Coquery-Vidrovitch, historienne, Jean-Marc Ayrault, président du Mémorial de l’esclavage, Frédéric Régent, historien et Françoise Vergès, politologue.
Un commerce profitable
Catherine Coquery-Vidrovitch, historienne et autrice
À partir de 1500 et l’arrivée des Portugais au Brésil s’ouvre l’ère de la traite transatlantique, époque la plus brutale de l’esclavage africain. La traite alimente les plantations esclavagistes américaines de tabac et de café au Brésil et surtout de canne à sucre qui envahissent au XVIII e siècle l’ensemble des Caraïbes. C’était un commerce profitable malgré les risques. Ceux-ci étaient diminués pour les investisseurs occidentaux (surtout britanniques et français) qui achetaient des « parts » de bateaux : si certains étaient perdus, il en restait au moins une moitié pour assurer des bénéfices.
Ce commerce généra des activités multiples. La construction des bateaux devint une industrie essentielle. Elle atteint des sommets vers le milieu du XVIII e siècle. Liverpool en produit une vingtaine par an. Tous les secteurs de l’économie sont mis au travail dans le circuit de la traite. Glasgow, en Écosse, devient une des capitales du commerce du tabac ; Fribourg, ville de Suisse francophone et catholique, la capitale du fromage de gruyère : elle approvisionnait les bateaux de traite de cette denrée de bonne conservation. La ville de Vitré, en Ille-et-Vilaine, s’était spécialisée dans le tissage des voiles du chanvre fourni en Bretagne pour les bateaux négriers. La confrérie des marchands d’outre-mer de Vitré s’est constituée dès 1492 ; une cheminée Renaissance de 1583 y intègre dans son ornementation deux gousses de cacao, en un temps où ce produit de luxe était encore à peine connu en France.
La traite, à partir du XVIII e siècle, enrichit les grandes banques d’assurance et de crédit, comme Lloyds à Londres. Elle consolida la banque d’Angleterre et la Banque de France. Elle a largement contribué à l’embellissement des villes portuaires : Nantes, La Rochelle, Bordeaux, Liverpool, etc. Des grands marchands comme John Bolton ou le chirurgien négrier James Irving ont fait construire de belles maisons à Liverpool, grâce au démarrage du sucre en Jamaïque. D’autres l’ont fait à Bordeaux, Nantes ou ailleurs où ils menaient grand train.
Tout fut rentable pour le capitalisme occidental, y compris, paradoxalement, l’interdiction de l’esclavage (1848 pour la France). Britanniques et Français indemnisèrent les planteurs propriétaires d’esclaves de la perte de leur « propriété ». Ce furent des sommes colossales qui permirent à beaucoup de riches planteurs britanniques de réinvestir dans les industries et la finance moderne. Ainsi, la suppression de l’esclavage elle-même devenait bénéfique pour les économies occidentales en mutation. Finalement l’indépendance des États-Unis fut une bonne affaire pour les Britanniques, qui avaient interdit la traite (1807) puis l’esclavage (1835) chez eux, mais qui n’intervenaient pas dans un pays ami qui les fournissait en coton esclavagiste.
La traite des esclaves dépendait, comme les autres produits échangés, de villes situés à la tête de relations transnationales à vaste échelle. Ce furent d’abord Lisbonne, Venise et Gênes, puis Amsterdam et Anvers, puis Londres, et finalement New York, sans compter les centres-relais, comme Le Caire, Tripoli, Tunis, Oman ou Zanzibar. En regard, l’Afrique s’est beaucoup affaiblie pendant ces siècles de traite et d’esclavage, malgré l’enrichissement d’un certain nombre de marchands africains. Dans beaucoup d’endroits (par exemple les zones gabonaise et congolaise, où la traite a sévi continûment du XV e au XIX e siècle inclus), les peuples étaient tellement épuisés qu’ils n’avaient plus la capacité de résister.
Un système économique et industriel
Jean-Marc Ayrault, président du Mémorial de l’esclavage, ancien premier ministre
L’esclavage et la traite négrière sont-ils constitutifs du capitalisme ? Poser cette question, c’est rappeler la nature d’abord et avant tout économique de ce phénomène. En effet, contrairement à l’image que beaucoup s’en font aujourd’hui, l’esclavage colonial n’est pas le fruit du racisme, les historiens nous ayant au contraire montré que c’est le racisme qui est le fruit de l’esclavage colonial. En effet, ce n’est qu’au début du XIX e siècle qu’on a vu naître la pseudo-science de la hiérarchie des « races », inventée en Europe pour justifier le système esclavagiste, contre le vent d’émancipation que la Révolution avait fait se lever dans les colonies.
Au XV e siècle, ce n’est donc pas parce qu’ils étaient poussés par la conviction d’une prétendue infériorité des Africains que les Européens ont mis en place ce système, qui a réduit des dizaines de millions d’êtres humains à l’état de bêtes de somme, pendant des centaines d’années. Dès l’origine et durant les quatre siècles qu’il a duré, son moteur principal a été le profit, l’enrichissement des colons et de la métropole. Manifestation la plus extrême du travail forcé, l’esclavage a fourni dans ce système économique très organisé son principal facteur de production.
Entendu ainsi, l’esclavage existe depuis des millénaires, sur tous les continents et dans presque toutes les sociétés humaines. Mais à ce phénomène universel, les puissances coloniales européennes ont ajouté une dimension nouvelle : l’industrialisation. Car si l’esclavage colonial est devenu, au XVIII e siècle, le moteur immoral d’un commerce mondial où le sucre jouait le rôle que jouera le pétrole deux siècles plus tard – celui de la marchandise reine –, c’est parce que les puissances européennes avaient développé dans leurs colonies à partir des années 1500 un véritable modèle d’usine humaine : la plantation atlantique, avec ses centaines de travailleurs serviles, capables de cultiver, de récolter et de transformer d’énormes quantités de ces produits exotiques que plébiscitait la demande exponentielle des marchés européens.
L’impact de la mise en place de ce système dans la formation du capitalisme a été discuté par Karl Marx, par Eric Williams (dans son livre fondateur paru en 1944, Capitalisme et esclavage) et par de nombreux auteurs après lui, qui débattent encore de la question de savoir si l’esclavage a fourni l’accumulation primitive du capital nécessaire à la révolution industrielle, ou si au contraire la révolution industrielle s’est développée à côté du système esclavagiste, et contre lui.
Une chose est néanmoins certaine : en France, pour renverser enfin ce système, il aura fallu rien de moins que deux révolutions et toute la force de l’action conjuguée des insurrections d’esclaves dans les colonies et des mobilisations abolitionnistes en métropole, face à un lobby colonial qui parvint à ralentir pendant des décennies la marche vers l’abolition. Et dont la puissance au cœur du pouvoir était telle qu’il réussit à imposer, l’abolition venue, une indemnisation non pour les victimes de l’esclavage mais pour ses perpétrateurs. Comme Thomas Piketty l’a montré dans son dernier livre Capital et Idéologie (Seuil, 2019), c’est sans doute dans cette sacralisation hors de toute morale du droit de propriété que réside le lien le plus étroit entre l’esclavage et le principe qui fonde encore aujourd’hui l’économie capitaliste.
Le principal facteur d’expansion européenne
Françoise Vergès, politologue
Les ouvrages sur le rôle de la traite et de l’esclavage colonial (XV e-XIX e siècle) dans l’émergence du capitalisme montrent à quel point la connaissance de ces siècles apporte à la compréhension du monde dans lequel nous vivons, un monde d’injustices et d’inégalités, de racisme anti-Noir·e systémique et structurel, de pollution, d’économie extractiviste et d’enrichissement de quelques-uns au détriment du plus grand nombre.
Il nous suffit de relire Karl Marx, Élisée Reclus, C. L. R. James, Claudia Jones, Eric Williams ou Angela Davis et nombre d’historien·nes. « Sans esclavage il n’y a pas de coton et sans coton il n’y a pas d’industrie moderne. C’est l’esclavage qui a donné de la valeur aux colonies ; ce sont les colonies qui ont créé le commerce mondial ; c’est le commerce mondial qui est la condition sine qua non de l’industrie mécanisée à grande échelle » (Karl Marx, le Capital). Le trafic négrier a représenté l’un des principaux canaux de l’accumulation du capital, nécessaire à la révolution industrielle britannique (Eric Williams, Capitalisme et esclavage). Les profits de la traite et de l’esclavage et des compagnies européennes de commerce colonial sont très élevés. Plus que le trafic des métaux précieux, c’est celui du sucre, et des esclavagisé·es nécessaires à sa production, qui a constitué le principal facteur d’expansion européenne (Kenneth Pomeranz et Steven Topik). Au XVII e et au XVIII e siècle, l’Europe connaît une « révolution industrieuse », stimulée par l’attrait des marchandises produites par les esclavagisé·es (Jan de Vries).
Pour protéger ses profits, son hégémonie maritime, son droit de propriété et la transformation d’êtres humains noirs en objets, l’Europe édicte des lois qu’elle impose au monde. Les peuples autochtones sont dépossédés et massacrés. L’économie esclavagiste dévaste peuples et terres, impose des monocultures et l’architecture de la plantation. Le viol des femmes noires est naturalisé, et la torture, le meurtre et le lynchage des Noir·es, justifiés. Traite et esclavage favorisent la création de banques et d’assurances, ces institutions indispensables au système capitaliste, renforcent des industries – maritime, des armes (canons pour protéger la traite et les colonies, ou comme monnaie d’échange), textile (voiles des navires, indiennes comme monnaie d’échange), de transformation (par exemple, les usines de raffinement du sucre tout au long de la Seine) –, enrichissent (armateurs, négriers, propriétaires de plantation), normalisent le racisme. Les produits de l’esclavage (café, sucre, tabac, indigo, coton) transforment les goûts, les normes sociales (pâtisserie, fumer, offrir du café ou du chocolat) et le paysage urbain (ouverture de bureaux de tabac et de cafés), en masquant les conditions de production.
D’une insurrection des esclavagisé·es à l’autre, courent les idées de liberté et d’égalité. La révolution haïtienne bouscule le monde esclavagiste, et la République haïtienne sera, pour cela, punie. L’abolition reste une promesse non tenue, elle ne s’attaque pas au racisme mais compense financièrement les propriétaires d’esclaves, barre l’accès à la terre, et fait passer d’une forme extractiviste à une autre. L’abolition reste à accomplir. L’abolitionnisme est à réinventer.
La fondation des instruments et de l’esprit
Frédéric Régent, directeur de recherche en histoire, Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, et auteur
C’est avec la mise en exploitation d’îles avec la monoculture de la canne à sucre comme à Madère puis Sao Tomé à la fin du XV e siècle que se développe un mode de production fondé sur l’esclavage. Ce modèle de société esclavagiste se diffuse au Brésil, en Guyane hollandaise et aux Antilles. À partir du milieu du XVII e siècle, la production de sucre, de café, d’indigo, de coton, de cacao dans les Antilles françaises, britanniques, danoises, aux Mascareignes (Réunion et île Maurice) en Guyanes hollandaise et française, la production de tabac en Virginie, au Maryland, en Caroline du Nord, de riz en Géorgie et en Caroline du Sud aux XVII e et XVIII e siècles, puis le coton au XIX e siècle reposent sur une production de type esclavagiste. Le recours à l’esclavage de personnes originaires d’Afrique subsaharienne supplante la servitude européenne, moteur de la colonisation jusqu’au deuxième tiers du XVII e siècle dans les colonies françaises et anglaises.
La possibilité de produire des marchandises d’exportation à forte valeur ajoutée permet à des bourgeoisies portuaires, des petits nobles de s’installer dans les colonies. La terre est concédée gratuitement. Certains serviteurs européens parviennent à la fin de leur période de servitude de trois ans à devenir maîtres à leur tour.
Au XVII e siècle, les compagnies chargées de développer la colonisation européenne sont des sociétés détenues par des actionnaires, souvent proches du pouvoir royal et des milieux négociants.
Le commerce colonial est un secteur important du commerce extérieur français. En 1787, 38 % des produits importés dans le royaume de France viennent des colonies. Une expédition négrière rapporte 6 % de bénéfices à ses investisseurs, ce qui est à peine supérieur à la rente d’État fixée à 5 %. Une campagne négrière (avec peu d’esclaves décédés) peut parfois permettre un doublement de la mise de départ, mais aussi la perte de tout le capital investi (en cas de naufrage ou de révolte réussie des esclaves). C’est le début d’une « économie casino » et du « capital-risque », il y a peu d’investissement permettant un tel profit, mais aussi un tel risque, d’où la création d’un système d’assurance.
Les profits se font au bénéfice d’un nombre limité de propriétaires de plantations et de négociants. Les monarchies encouragent la colonisation pour disposer d’une marine commerciale susceptible de fournir des hommes à la marine de guerre lors des nombreux conflits entre puissances européennes. Si l’esclavage et la traite négrière ont enrichi une minorité aisée des sujets du roi de France, cette politique de soutien royal à la défense de colonies esclavagistes a été payée par la paysannerie française à la fois par l’impôt, mais aussi par l’impôt du sang (la guerre).
Crédit, société, assurance, Bourse voient leurs essors stimulés par l’esclavage et la traite négrière. Ces derniers, mais aussi l’exploitation des mines d’argent de l’Amérique espagnole et l’importation de textiles et d’épices d’Asie sont les moteurs d’une économie de type capitaliste connectée au monde. La spécialisation d’un espace donné dans une monoculture d’exportation et le recrutement forcé d’une main-d’œuvre spécialisée dans une tâche productive sont constitutifs de ce capitalisme. L’esclavage et la traite négrière participent à la fondation des instruments et de l’esprit du capitalisme moderne. Toutefois, une autre main-d’œuvre était possible pour cultiver les colonies, comme en témoigne l’utilisation massive d’engagés européens au XVII e siècle, puis d’engagés indiens au XIX e siècle. C’est davantage la production et l’exportation de denrées d’exportation à forte valeur ajoutée que l’esclavage lui-même qui est en définitive le point constitutif de ce capitalisme de l’époque moderne.
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