Abstention. Une grève civique qui dit la rupture démocratique

 

Signe de la crise de la Ve République, ce 1er tour des élections régionales et départementales a été frappé par une abstention de 66,7 %. Un taux record qui témoigne pourtant moins d’un désintérêt pour la politique que du rejet des orientations à l’œuvre. Analyse et résultats.

e Bérézina démocratique. Une désertion électorale. Une forme de sécession civique. Les qualificatifs ne manquent pas pour décrire la désaffection historique qui a frappé les urnes le dimanche 20 juin. Sur 47,7 millions d’électeurs appelés à voter au premier tour des régionales et départementales, seuls 15 millions se sont déplacés. Plus de 32 millions sont restés chez eux ! Un chiffre à donner le vertige. En définitive, 66,7 % des Français en âge de voter ont estimé qu’il était inutile d’aller choisir un bulletin. Du jamais-vu sous la Ve République pour des élections territoriales.

« Déception et scepticisme »

« C’est un signe de grave malaise démocratique », mesure Luc Rouban, directeur de recherche au Cevipof. « On peut avancer des observations conjoncturelles, la crise sanitaire, la difficulté à faire campagne, un manque de clarté avec deux scrutins qui se superposent et des alliances politiques à géométrie variable, mais ce sont à mon avis des éléments mineurs qui n’expliquent pas cette abstention abyssale », estime-t-il, préférant résumer ainsi la maladie qui frappe notre régime : « Il y a une grande déception face à l’impuissance de la politique à réformer la société, qui conduit à un scepticisme électoral. »

Le politologue insiste pourtant : « Nous ne sommes pas devant un désintérêt pour la politique, mais devant un désaveu vis-à-vis de notre organisation démocratique et institutionnelle. » À tel point que la société serait potentiellement arrivée à un moment de bascule. « Il y a une très forte attente de justice et d’égalité sociale. Mais nos études montrent que le vote et la démocratie apparaissent de moins en moins en capacité de changer la vie aux yeux des Français. Leur demande d’efficacité de l’action publique monte sans cesse, mais, et c’est inquiétant, souvent au détriment du besoin de démocratie. »

« Une démocratie sans électeurs, ce n’est plus une démocratie »

Derrière la claque de l’abstention du 20 juin se cache avant tout l’enjeu de revitaliser notre République, de la rendre de nouveau utile, au service des citoyens, au risque sinon de la voir s’abîmer toujours plus, avant de se perdre. « Nous assistons à une vague abstentionniste. Le désintérêt, le mécontentement, l’idée que voter est vain peuvent amener à un point de bascule qui peut tout chambouler », abonde le directeur général de l’Ifop, Frédéric Dabi, pour qui « la décomposition de l’offre politique a conduit à une décomposition civique ».

« Une démocratie sans électeurs, ce n’est plus une démocratie », s’inquiète l’insoumis Jean-Luc Mélenchon. Les signes de défaillance sont par ailleurs nombreux : à Marseille, une quarantaine de bureaux n’ont pu ouvrir à l’heure faute d’assesseurs. Dans le Nord, les bulletins de candidats manquaient sur les tables. Enfin, une foule de citoyens n’ont jamais reçu les professions de foi à domicile, suite à la privatisation du système d’envoi confié à la société Adrexo. Et ce n’est pas le seul problème. La carte des inscriptions électorales est pleine de trous. « En 2017, plus de 7 millions de personnes, soit 15 % des inscrits, ne pouvaient voter à proximité immédiate de leur domicile. C’est le cas de 40 % des trentenaires », prévient Céline Braconnier, professeure en science politique. « Nous basculons dans une démocratie de l’abstention », tranche-t-elle.

87 % d’abstention chez les 18-24 ans

Mais qui s’est abstenu dimanche ? Avant tout, les jeunes. 87 % des 18-24 ans ne se sont pas déplacés. Tout comme 83 % des 25-34 ans. Et les retraités se sont le plus mobilisés, à 47 %. Sur le front social, les ouvriers et les employés se sont le plus abstenus, à 75 %, contre 69 % pour les cadres. Des scores très hauts qui montrent que l’abstention progresse dangereusement dans toutes les strates de la société. Au total, seuls 24 % de Français se sont déclarés « intéressés » par les scrutins de dimanche, contre 41 % lors des régionales de 2015, ou encore 41 % lors des municipales de 2020, il y a seulement un an…

D’où vient donc cette brutale accélération du phénomène ? D’où vient que « 44 % des Français déclarent que ni les candidats ni les projets ne répondent à leurs aspirations », comme l’alerte François Miquet-Marty, président de Viavoice ? « Sur les listes de 2021, il y a beaucoup de quasi-professionnels de la politique, de maires adjoints, d’élus qui changent et rechangent de mandat. Cela peut conduire à une forme de lassitude. Mais, surtout, il y a le sentiment que ces élections territoriales servent à désigner des gestionnaires qui vont fonctionner de manière routinière, parce que les réformes successives ont fortement affaibli les départements et parce que la loi Notre sur les grandes régions est un échec. C’est un modèle invraisemblable, qui, au lieu de créer de la proximité, verse dans le gigantisme lointain », analyse Luc Rouban.

Pour retrouver pareil niveau d’abstention, il faut même revenir à l’année 2000 avec le référendum sur le quinquennat et ses 30 % de participation. Or, cette réforme, avec l’inversion du calendrier électoral, porte en partie les germes du désastre de dimanche. « Il n’y a plus désormais à mi-mandat d’élections à même de sanctionner ou de valider concrètement la politique d’un gouvernement. Et les législatives se tenant uniquement après la présidentielle n’ont fait que renforcer le caractère présidentiel du régime. Tous les cinq ans, c’est un peu la grande illusion, l’impression qu’une personne va régler tous les problèmes, et puis en fait non », remarque Luc Rouban. Le mouvement des gilets jaunes, qui montre que, malgré le découragement à aller voter, il existe une profonde aspiration à faire de la politique dans le pays, alertait d’ailleurs sur le danger de signer « un chèque en blanc tous les cinq ans » à l’occupant de l’Élysée.

Revitaliser nos institutions

« Ceux qui souffrent le plus des politiques menées ces dernières années sont souvent ceux qui s’abstiennent. Ils ont le sentiment que rien ne changera même s’ils votent, affirme Fabien Roussel, secrétaire national du PCF. Or, c’est de notre responsabilité première, à gauche, de leur dire et de leur démontrer que oui, s’ils votent, alors les salaires vont augmenter et le chômage va reculer. » L’urgence est donc à revitaliser nos institutions, rebâtir une citoyenneté pleine et entière, à travers le vote et bien au-delà du vote, en sortant notamment du carcan empoisonné du présidentialisme, tout en faisant vivre la démocratie dans la finesse des territoires. Autrement, la pente de l’abstention ne fera que se creuser, sans jamais déranger ceux qui en profitent pour imposer leurs politiques antisociales et liberticides, qui, elles-mêmes, font désespérer de la République et du vote. C’est cette spirale qu’il convient de briser.


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