Alors que les bénéfices du groupe pulvérisent tous les records, portés par la flambée des prix de l’énergie, la CGT appelle l’ensemble de ses salariés à une grève inédite ce vendredi.
Depuis dix ans, c’est presque devenu une loi physique, aussi intangible que celle de l’eau qui bout à 100 degrés au niveau de la mer : chez TotalEnergies, les dividendes ne baissent jamais. Quelle que soit la conjoncture économique, que les bénéfices s’envolent ou qu’ils flanchent, le géant tricolore garantit à ses actionnaires une fidélité sans faille. « En 2020, lorsque le groupe n’a engrangé “que” 4 milliards de dollars de résultat net, c’était la panique à bord, raille Thierry Defresne, de la CGT. Mais comme ils avaient 7 milliards de dividendes à verser malgré tout, nos dirigeants ont simplement décidé d’emprunter auprès des banques. Résultat, le taux d’endettement du groupe est passé de 16 % à 19 %… »
En ce moment, les pétroliers ont toutes les raisons de se frotter les mains. Dopé par la guerre en Ukraine, le cours du brent (brut de la mer du Nord) a tutoyé les 120 dollars le baril, tandis que le prix du carburant à la pompe vole de record en record : le litre de gazole atteignait 2,15 euros ce jeudi dans les stations-service françaises, selon le site Carbu.com. Alors que l’immense majorité des automobilistes tire la langue, les actionnaires de Total voient la vie en rose : le groupe a engrangé 4,9 milliards de dollars de bénéfices au premier trimestre 2021 et devrait annoncer des résultats semestriels canon en juillet prochain.
Une mobilisation inédite dans le groupe
C’est dans ce contexte de douce euphorie que la CGT appelle, pour la première fois, l’ensemble des 35 000 salariés français dépendant de TotalEnergies (groupe et filiales) à débrayer, ce vendredi. En cause, la faiblesse des rémunérations, notamment pour les travailleurs les moins qualifiés de certaines filiales, qui voient leur direction profiter à plein de l’inflation, alors qu’ils peinent à remplir le réservoir de leur voiture.
Khaoine Rahou, représentant du personnel et élu CGT au CSE d’Argedis (stations-service, 3 200 salariés), est dans cette situation. Depuis vingt ans, il travaille dans une station essence de cette filiale, sur l’autoroute A13, pour une paye royale de 1 300 euros net. « En ce moment, je dois payer 120 euros pour un plein d’essence, qui ne me dure qu’une semaine et demie, peste-t-il. J’habite à Paris, à 50 kilomètres de mon lieu de travail. On m’a proposé plusieurs fois de bosser dans une station de la capitale, mais c’est une très mauvaise idée : sur Paris, les stations peuvent fermer du jour au lendemain et vous vous retrouvez à la rue. Les points de vente sit ués sur les autoroutes ont une durée de vie beaucoup plus longue… »
Malgré tout, Khaoine estime qu’il n’est pas le plus mal loti des salariés de sa station-service : « Nous ne sommes que deux avec ma femme, sans bouche à nourrir. Mais je connais un agent d’entretien avec trois enfants, payé 1 200 euros par mois, obligé d’aller aux Restos du cœur… Les gens ont peur de parler, mais ces situations existent. »
« 80 % des employés d’Argedis sont éligibles à la prime d’activité (accordée aux plus bas revenus – NDLR), fulmine Djamila Mehidi, déléguée syndicale centrale CGT. Nous sommes les salariés du groupe les plus mal payés. La direction nous oppose que la situation est similaire chez nos concurrents… En tant que salariés de cette filiale, nous ne pouvons pas bénéficier du socle social commun pratiqué dans le groupe, et notamment l’intéressement. »
Jusqu’à présent, précise la syndicaliste, la grille des salaires d’Argedis démarrait néanmoins au-dessus des minima de branche, mais la récente hausse du Smic a entraîné un tassement des rémunérations. Ce vendredi, les salariés en grève réclament des hausses qui permettent au moins de couvrir l’inflation.
Les augmentations de salaires oscillent entre 1,1 % et 1,7 %
Depuis des années, le groupe tente d’acheter la paix sociale à coups de primes généreuses et d’intéressement (avantageux pour les employeurs, car exonéré de cotisations sociales), mais se révèle plus pingre quant aux hausses de salaires. Depuis 2015, les augmentations générales pour les ouvriers et employés de Total oscillent entre 1,1 % et 1,7 % par an, malgré la croissance quasi continue des bénéfices. « Rendez-nous Christophe de Margerie ! », se marre un syndicaliste du groupe sous couvert d’anonymat.
L’ancien PDG, disparu en 2014, pratiquait selon lui une politique salariale un peu plus équilibrée : « Depuis l’arrivée de Patrick Pouyanné à la tête du groupe, en 2015, l’heure est à la réduction des coûts. Tous les avantages, comme la prime d’ancienneté, ont été intégrés aux augmentations générales pour gonfler l’enveloppe. » Ce qui n’empêche pas le groupe de se montrer beaucoup plus généreux à l’endroit de son dirigeant, dont la rémunération a flambé de 52 % en 2021, à 5,9 millions d’euros. De quoi faire de nombreux pleins d’essence…
Le dernier accord salarial, signé en janvier 2022, prévoit 2,35 % d’augmentation générale, ce qui ne permet pas de couvrir l’inflation. Pourtant, le contexte géopolitique actuel pourrait inciter la direction à desserrer les cordons de la bourse. En ce moment, les pétroliers gagnent sur tous les tableaux : sur l’amont, grâce à la flambée du cours du brent provoquée par l’invasion de l’Ukraine ; mais également sur l’aval (distribution), grâce à l’explosion des marges de raffinage, c’est-à-dire la différence entre le coût du pétrole brut acheté par les raffineries et celui du produit qu’elles vendent une fois raffiné. Ces marges, traditionnellement faibles, ont explosé au cours des derniers mois, à la suite notamment des sanctions votées par les États-Unis et l’Union européenne à l’encontre des raffineries russes, qui ont réduit les capacités de raffinage sur le continent.
Par ailleurs, les groupes pétroliers n’ont eu de cesse de fermer des raffineries en Europe depuis dix ans. Conséquence logique : lorsque l’offre ne peut pas suivre la demande, les prix grimpent ! Et ce sont les consommateurs qui trinquent… À titre d’exemple, le raffinage a rapporté 1,1 milliard de dollars à Total au premier trimestre 2022, soit 4,6 fois plus que l’an passé sur la même période.
Un peu partout dans le monde, la pression politique grimpe pour que les géants du pétrole participent à l’effort général. Aux États-Unis, le président Joe Biden a récemment fustigé la voracité d’Exxon, qui a « gagné plus d’argent que Dieu ce trimestre ». En Italie ou en Grande-Bretagne, les gouvernements ont annoncé la création de prélèvements exceptionnels sur les profits des compagnies énergétiques.
Taxer les superprofits et les investir dans la transition écologique
En France, deux canaux pourraient être utilisés : une taxe exceptionnelle sur les bénéfices de Total et le blocage temporaire des prix du carburant. Portés notamment par la Nupes lors de la campagne des législatives, ces deux outils semblent tout à fait crédibles aux yeux de Thomas Porcher, économiste spécialiste des hydrocarbures : « Il faut taxer les superprofits des compagnies pétrolières. Cela s’est déjà fait, notamment dans les années 1970 aux États-Unis, où l’on parlait alors de profits “imprévus”. L’argument des multinationales, qui s’y opposent en mettant en avant la nécessité d’investir dans les renouvelables, n’est pas recevable. Après 2003 et l’explosion des prix du pétrole, elles ont réinjecté une grosse partie de l eurs bénéfices dans la poursuite de l’exploration et production des énergies fossiles (pétrole de schiste, notamment). Il faut donc taxer leurs profits “imprévus”, et se servir du produit pour investir dans la transition énergétique. »
Quant au blocage temporaire des prix (six mois), il est permis par l’article 410-2 du Code de commerce en cas de circonstances exceptionnelles. « En pratique, poursuit l’économiste, il faudra réunir tous les acteurs de la filière française (production et distribution) : les compagnies pétrolières, qui engrangent des profits colossaux ; les grandes surfaces, qui se servent de l’essence comme d’un produit d’appel et qui ont les moyens financiers de faire face à un blocage de prix ; et enfin, les distributeurs indépendants, qui représentent une faible part du marché. Il faudra fixer un prix qui garantisse la survie des indépendants, en sachant que chacun devra rogner sur ses marges… »
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