Marie-Jean Sauret Psychanalyste et auteur
La désertion actuelle de l’enseignement inquiète. Jamais la carence de professeurs (des écoles, collèges, lycées) n’a été aussi importante : 4 000 postes inoccupés. 83,6 % sont pourvus, contre 94,7 % en 2021, soit une baisse de 11,1 points. Le primaire, malgré la « perte » de 67 000 élèves, compte des classes de maternelle de près de 29 à 30 élèves, et des CE2, CM1 et CM2, parfois de double niveau, de 28 à 29 élèves (source syndicale). L’éducation nationale cherche à compenser cette pénurie par le recrutement de contractuels formés souvent à la va-vite. Les seules académies de Créteil et de Versailles leur attribuent 900 postes sur les 1 665 respectivement à pourvoir. Ailleurs, ce recrutement serait « seulement » de 1 % dans le premier degré et de 8 % dans le second.
Les disciplines attirant le plus d’enseignants sont (par ordre décroissant) l’histoire-géographie (5 demandes pour 1 poste), l’anglais puis la physique-chimie. Alors que l’effectif des lettres modernes est celui qui a le moins baissé, la discipline est la moins demandée par les futurs professeurs (2,5 demandes par poste). En revanche, dans le second degré, seulement 57 % des postes de lettres classiques sont pourvus, et 55 % des postes d’allemand. Parmi les plus mal lotis, la physique-chimie, dont 33 % des postes sont inoccupés (contre 8 % en 2021) et les mathématiques, avec 31 % de postes vacants (contre 14 % l’an passé). Ne parlons pas des autres personnels (agents techniques spécialisés d’école maternelle, auxiliaires de vie scolaire, surveillants, cantine, etc.).
Cette situation devrait être prise comme un « symptôme », mais de quoi ? Certes, on invoquera des salaires décourageants, maintenant les enseignants à peine au-dessus du seuil de pauvreté alors qu’ils ont dû consentir à des années étudiantes déjà très difficiles. L’augmentation (nécessaire) du salaire suffira-t-elle à pallier la logique du système ? Comment un pays peut-il laisser ses enfants et ses jeunes (futurs apprentis compris) dans une telle déshérence ?
Le désintérêt pour nombre de disciplines n’est-il pas lié à la mutation du savoir – désormais technique, information, compétence, instruction – indisponible pour penser aussi les « choses de la vie » ? Ce fait ne devrait-il pas être mis en parallèle avec l’augmentation du nombre de refus (phobies) scolaires et autres décrochages ?Les modes d’évaluation (de type QCM), les cahiers d’observations, la conception comportementale et cognitive du fonctionnement psychique de l’élève – centrée sur les capacités d’apprentissage plus que sur le contenu et ce que chacun fait de ce qui lui est enseigné – participent de cette dérive. L’enseignant est un technicien que l’intelligence artificielle, l’informatique, le distanciel seraient susceptibles de remplacer avantageusement.
Si l’élève, machine à apprendre, ne réussit pas, c’est soit qu’il est en panne, soit que le serveur n’est pas à la hauteur de son génie : haut potentiel intellectuel ignoré, il tourne à vide. Hier, les parents prenaient le relais de l’enseignant lorsqu’il remettait à sa place un élève récalcitrant ou en difficulté. Aujourd’hui, nombre de familles protestent du génie incompris de leur progéniture. La logique néolibérale non seulement affecte l’école et ses enseignants, mais son anthropologie façonne enfants et adultes. Le processus de Bologne et la convention de Lisbonne transforment délibérément l’éducation nationale en entreprise. Le savoir débité quasiment en data est mis à disposition de chacun qui pourra l’acheter, de la naissance à la mort, avant de l’exploiter sur le marché. Une fois ce savoir usé, il lui reviendra de s’en payer un autre.
Bien sûr, il y a un problème à régler : un objet manufacturé, une fois vendu, n’appartient qu’à celui-là seul qui l’a acheté. Quand je partage un savoir avec quelqu’un, nous sommes deux à le posséder. Le néolibéralisme a réussi l’exploit de transformer le savoir en objet du marché. Plus de transmission, mais un commerce dont nous mesurons la contre-productivité !
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