Mort à l’âge de 80 ans, le fils spirituel et l’exécuteur testamentaire d’Aragon laisse un ensemble d’œuvres considérables, d’une originalité indéniable, qu’il reste à vraiment lire.
L’annonce de la mort de Jean Ristat, poète, ami, camarade, nous atteint d’autant plus douloureusement que, le 2 juin dernier, nous célébrions l’anniversaire de ses 80 ans. On le savait déjà souffrant. On l’avait néanmoins vu en images, nous rapportant des heures mémorables de sa vie, dont c’est peu dire qu’elle a été infiniment singulière et fertile en passionnantes rencontres dues à son haut talent d’écrire tôt découvert – ainsi qu’à son charme d’être humain si séduisant.
Le 1er juin 1943, Jean ne naît pas coiffé à Argent-sur-Sauldre, village de Sologne où sa mère doit louer ses bras pour laver le linge des riches du coin. Au lycée, où il fonde une revue, baptisée 1492, de concert avec le professeur Maurice Bourg ; il s’avère brillant élève dans les humanités, la rhétorique, la philosophie, ce qui va décider de sa vocation. Il monte à Paris baccalauréat en poche, se lie d’amitié avec le philosophe Jacques Derrida, mais c’est la poésie qui s’empare de lui pour ne plus le lâcher.
En 1965, il publie, chez Gallimard, le Lit de Nicolas Boileau et de Jules Verne, qui constitue d’emblée une suite d’éblouissantes variations autour du souffle versifié du XVIIe siècle. Ce sera chez lui une constante, ce retour à la source classique à des fins subtiles de subversion inattendue. Jean fréquentait alors assidûment le poète Francis Ponge (je me rappelle une soirée d’il y a longtemps où Jean le présentait sur scène, au Théâtre Récamier qui n’existe plus). Ponge affirmait que « le baroque n’est jamais que la corde de la lyre classique tendue à se rompre ».
Cela va comme un gant au projet de lyrisme ironique contrôlé de Jean Ristat, qu’on retrouvera tout au long de son œuvre poétique, de l’Entrée dans la baie et la prise de la ville de Rio de Janeiro en 1711, entre autres, jusqu’à l’Hécatombe à Pythagore, ouvrage défini comme « poème de circonstance en quatre actes écrit pour célébrer la fondation de la République française », en passant par le Déroulé cycliste, qu’il voyait comme « un hommage discret à Jarry »…
Bref, la parution du Lit de Nicolas Boileau et de Jules Verne est aussitôt saluée par Aragon à la « une » des Lettres françaises et l’on sait que Jean accompagnera, jusqu’à la fin, l’être d’exception devenu son mentor, son modèle, son ami, à qui il consacrera maints écrits d’envergure, notamment Lord B, en 1977 (roman par lettres avec conversations), et Tombeau pour Monsieur Aragon (1993), qu’il avait déjà célébré dans l’Homme au gant. Et puis il y a cette tragi-comédie intitulée la Perruque du vieux Lénine, qui installe des jeunes gens et un vieux poète au beau milieu de la question du socialisme. La pièce fut mise en scène à Paris par Viviane Théophilidès, en janvier 1996, au Théâtre Molière-Maison de la poésie.
« Camarade, ne mets pas l’amour en prison »
Jean Ristat, fils spirituel du grand homme sans enfant, assumera la charge d’ordonner le legs des manuscrits d’Aragon au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et sera l’ayant droit des œuvres croisées d’Aragon et Elsa Triolet, tout comme il aura le titre de secrétaire perpétuel la Maison Elsa Triolet-Aragon de Saint-Arnoult-en-Yvelines (Yvelines). Autre énorme tâche qui lui échut, l’édition intégrale de l’œuvre poétique d’Aragon. Il a été, de surcroît, l’interlocuteur privilégié d’Aragon au masque de jeune homme, dans les émissions de télévision filmées par Raoul Sangla.
En résumé, l’existence de Jean Ristat a été triplement rythmée par l’amour, la poésie, la politique. Membre du Parti communiste dès sa jeunesse, il n’a jamais démordu de ce choix initial, tout en s’engageant avec force, à point nommé, en une période d’exigence de libertés neuves, en faveur des droits légitimes des homosexuels.
Son Ode pour hâter la venue du printemps (1978), dont l’exorde est fameux (« Camarade, ne mets pas l’amour en prison »), n’a-t-elle pas alors puissamment contribué à l’indispensable changement de mentalité et de regard, jusque dans les rangs de son parti ? En 2022, Jean était du comité de soutien à la candidature de Fabien Roussel à l’élection présidentielle.
En lui, le poète et l’écrivain s’unissaient à l’éditeur et au directeur de revue. Plongeant au hasard la main dans la bibliothèque, j’en ramène le numéro 25 de Digraphe, revue qu’il fondait en 1974 et qui a duré quelque trente ans. Au sommaire, on découvre les noms de Roland Barthes, Francis Ponge, Walter Benjamin, Serge Fauchereau, Marcel Moré (spécialiste de Jules Verne), Jean-Luc Nancy (philosophe), Jean-Paul Goux et Jean Thibaudeau (romanciers), Mathieu Bénézet (poète), j’en passe et non des moindres… En un temps où l’on lisait encore sensiblement plus qu’aujourd’hui, Digraphe, dans le champ intellectuel, a joué un rôle non négligeable aux confins mêlés de l’écriture, de la théorie, de la philosophie et de la psychanalyse.
Avec Tel Quel, revue et mouvement de la même époque, Jean Ristat eut une relation suivie et complexe pour tout dire. Dans son essai Qui sont les contemporains ? Philippe Sollers, justement, fondateur de Tel Quel, côtoie Jean-Pierre Faye, Aragon, Antoine Vitez et quelques autres. Il faut se mettre en tête que ces années-là, d’échanges intenses et de polémiques assumées dans l’ordre des idées, ne manquaient pas d’allure et que Jean Ristat s’y sentait comme un poisson dans l’eau, surtout qu’il était aussi l’héritier d’Aragon à la tête des Lettres françaises, hebdomadaire où la matière grise ne faisait pas défaut.
Ne peut-on dire que Jean Ristat était prédestiné à un destin si peu commun, dès le début tâtonnant vers un devenir d’artiste ? Il y a eu ces arguments de spectacles chorégraphiques pour Roland Petit, lorsque celui-ci dirigeait les Ballets de Marseille. Jean avait donc conçu Allumez les étoiles, en hommage au poète Vladimir Maïakovski, en création au palais des Papes d’Avignon, ainsi que la Rose malade, pour la grande ballerine soviétique Maïa Plissetskaïa. Il avait préfacé les Exercices spirituels, d’Ignace de Loyola, assortis d’une préface remarquable de Roland Barthes.
Liseur infatigable à l’âme de poète sans répit, Jean connut un chagrin d’enfer à la mort précoce de son compagnon Philippe Desvoy, qu’il exorcisa, de façon déchirante, dans Mort de l’aimé, tombeau (1998). Jean a publié à deux reprises, preuve d’un humour impayable, ses Œuvres posthumes. C’est, hélas, la réalité désormais. Les poètes, malgré tout, ne meurent pas tout à fait puisqu’on peut toujours les lire. Enfin, nous pensons ici à Franck Delorieux, lui-même poète, à qui Jean était marié et qu’on sait dans la pire peine, comme tous ceux qui aimaient Jean Ristat, infiniment digne d’amour.
Hommage à Jean Ristat
Par Pierre Dharréville, responsable national du PCF à la culture
Le grand départ de Jean Ristat s’est produit dans cette discrétion qui façonnait son mystère, dans ce souffle de vent semblable à celui qu’il laissait dans son sillage magnifique, où flottait toujours un trait rouge. Jean Ristat était un grand poète dont on n’a pas assez voulu entendre la voix singulière. Il œuvrait à mettre des mots forts, des mots à la fois tendres et brutaux, des mots à la fois sonnants et nuancés, sur un monde en proie aux tourments et sur l’espoir toujours à renouveler pour l’humanité.
Jean Ristat était une personnalité forte et attachante. Il fut le compagnon de Louis Aragon et son exécuteur testamentaire exigeant. Il eut toujours à cœur de faire vivre le grand projet des Lettres françaises par-delà les difficultés. Il donnait du souffle à notre imaginaire communiste. La voix de Jean Ristat va nous manquer. Ses mots continueront de nous porter. Je veux adresser mes condoléances à son époux, le poète Franck Delorieux.
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