Robert Badinter, une conscience de la justice + Vidéo

L’ancien ministre de la Justice de François Mitterrand vient de s’éteindre à l’âge de 95 ans. Avocat d’exception, Robert Badinter avait porté l’abolition de la peine de mort en 1981. On lui doit aussi plusieurs réformes d’envergure, moins connues, notamment dans le domaine carcéral.

Robert Badinter à l’Assemblée nationale le 17 septembre 1981 lors de l’examen de son texte sur l’abolition de la peine de mort.
© Yan Morvan/SIPA

À deux pas du jardin du Luxembourg, de l’appartement de la rue Guynemer qui lui servait aussi de bureau, Robert Badinter pouvait voir la coupole du Panthéon. Peut-être a-t-il parfois songé qu’un jour, sa dépouille irait rejoindre celles d’autres illustres. À cet immense homme d’État, mort dans la nuit du 8 au 9 février 2024 à l’âge de 95 ans, la Nation s’apprête en tout cas à rendre un hommage d’envergure. Emmanuel Macron, qui voit en lui « une figure du siècle, une conscience républicaine », a annoncé une cérémonie nationale, mercredi 14 février, place Vendôme, à Paris, où se situe le ministère de la Justice.

Il était d’abord un enfant caché de la Shoah

À la fois socialiste et mondain, d’un abord froid mais capable de colères mémorables, gagné chaque automne par une profonde mélancolie et des insomnies à répétition, habité par une vision précise et exigeante de la Justice… Robert Badinter était d’abord un enfant caché de la Shoah. Au mur de son appartement, seul vestige de son père Simon arrêté à Lyon en 1943 et exterminé au camp de Sobibor, un modeste tableau évoquant le monde disparu des shtetls. Sur une étagère, une cuillère tordue, ramassée pleine de terre sur le site du camp d’Auschwitz et malencontreusement nettoyée par une femme de ménage consciencieuse (« la terre sacrée ! », s’en offusquait encore Badinter).

Réfugié avec sa mère et son frère dans un village proche de Chambéry, le futur président du Conseil constitutionnel avait dû s’inscrire, au lycée, sous un faux nom. Des années plus tard, en 1992, Robert Badinter monte à la tribune, à l’occasion de la commémoration du cinquantième anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv. Quelques jours auparavant, François Mitterrand a réaffirmé que « Vichy, ce n’était pas la France ». Le kaddish – la prière des morts – vient d’être récité. Dans la foule, des huées visant le chef de l’État se font entendre. « Taisez-vous ! », hurle Robert Badinter, exhortant le public au « silence que les morts appellent ». « J’ai été pris d’une colère, d’une fureur, en pensant aux morts qui nous écoutent, expliquera-t-il dix ans plus tard. Comment ose-t-on transformer une cérémonie comme celle-là en une espèce de meeting politique misérable ? ».

Il restera silencieux, en revanche, quand en 1994 « Une jeunesse française », de Pierre Péan, révèle les accointances de Mitterrand avec le régime de Pétain.

Devenu avocat, il défend Chaplin, Bardot ou Coco Chanel

La famille de Robert Badinter a payé un lourd tribut à la Shoah. Au lendemain de la guerre, certain qu’il ne reverra jamais son père – qu’il vient pourtant plus d’une fois guetter en vain à l’hôtel Lutetia -, le jeune Robert se lance dans des études brillantes en droit et en lettres et entre, en 1951, au barreau de Paris. Avec Roland Dumas, Georges Kiejman ou encore Jean-Denis Bredin (avec lequel il montera un cabinet d’affaires), il se fait vite un nom au palais de justice et compte, parmi ses clients, toutes les célébrités de l’époque : Charlie Chaplin, Brigitte Bardot, Vittorio de Sica, Sylvie Vartan, Coco Chanel… Parallèlement, il donne des cours de droit à l’université.

« Défendre, assure l’avocat Robert Badinter, c’est aimer défendre, non aimer ceux qu’on défend. » Avocat d’affaires avant tout, il n’aura plaidé qu’une vingtaine de fois aux assises, dont sept affaires de peine capitale en France. En 1972, alors qu’il lui avait promis qu’il obtiendrait la grâce présidentielle, il doit assister à l’exécution de son client, Roger Bontems. Un immense choc. Un sentiment profond de culpabilité. Cinq ans plus tard, il tient sa revanche. Pour sauver la tête du meurtrier d’enfant Patrick Henry, Robert Badinter livre une plaidoirie d’anthologie. En sueur, la bouche écumante, dans une sorte de transe prémonitoire, il sonde un à un les jurés.

« Il n’est point d’hommes en cette terre dont la culpabilité soit totale »

« On abolira la peine de mort, leur lance-t-il, et vous resterez seul avec votre verdict, pour toujours. Et vos enfants sauront que vous avez un jour condamné à mort un jeune homme. Et vous verrez leur regard ! » En 1981, cinq mois après sa nomination comme garde des Sceaux par François Mitterrand – qu’il a défendu quelques années plus tôt dans une affaire de diffamation -, il retrouvera ces accents pour réclamer aux députés, au terme d’une très longue harangue, l’abolition de la peine de mort. « Aussi terribles, aussi odieux que soient leurs actes, il n’est point d’hommes en cette terre dont la culpabilité soit totale et dont il faille pour toujours désespérer totalement, dit-il. Demain, grâce à vous la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à vous, il n’y aura plus, pour notre honte commune, d’exécutions furtives, à l’aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises. Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées. »

On connaît la suite : en dépit de l’opposition acharnée d’une grande partie de la droite, la réforme est adoptée par 363 voix contre 117. Ce qu’on connaît moins, c’est le flot des réformes que cet infatigable garde des Sceaux a imposé par la suite, face à une droite déchaînée et une opinion publique peu à peu conquise : abolition des juridictions d’exception (cour de sûreté de l’État, tribunaux permanents des forces armées), dépénalisation de l’homosexualité, saisine directe de la cour européenne des droits de l’Homme ou encore suppression des quartiers de haute sécurité dans les prisons.

À la maison d’arrêt de Villepinte, il repart sous les ovations des détenus

La prison. Autre grande affaire, à ses yeux. « Les détenus sont le plus souvent les exclus, les marginaux des classes laborieuses. Comment les républicains de gouvernement auraient-ils pu transformer la condition de ceux-ci alors qu’ils se montraient si prudents, voire timorés dans leur politique sociale ? Avant de raser les bastilles carcérales, il leur aurait fallu démanteler bien des forteresses d’injustice sociale », écrivait Robert Badinter dans « La Prison républicaine ». Le mot « dignité », selon lui, avait toute sa place derrière les murs. En 2017, invité par la maison d’arrêt de Villepinte, il avait parlé de Victor Hugo et était reparti sous les ovations des détenus. Jusqu’à un âge très avancé, la question carcérale continuait de le tarauder.

Nommé par Mitterrand à la tête du Conseil constitutionnel, Robert Badinter profite d’un emploi du temps moins chargé pour écrire, avec son épouse Élisabeth – née Bleustein-Blanchet -, « Condorcet, un intellectuel en politique », une biographie unanimement saluée par la critique. Elle philosophe, lui homme de justice : le couple Badinter est, dans les années 2000, une figure bicéphale de la gauche intellectuelle – avant qu’Élisabeth Badinter, après des déclarations polémiques, notamment sur les victimes de violences sexuelles, commence à être sévèrement critiquée par une partie de la gauche. Ensemble, ils ont trois enfants, Judith, Simon-Marcel et Benjamin.

Ennemi juré de la peine de mort et de l’embastillement abusif

En 1995, après 9 ans passés à la tête du Conseil constitutionnel, Robert Badinter reprend sa carte au Parti socialiste et devient sénateur des Hauts-de-Seine. Jusqu’à la fin de son mandat, en 2011, sa longue silhouette devient familière aux habitués du jardin. Il vient à pied au palais du Luxembourg, si proche de chez lui. Sur une petite table, protégés de la lumière par une vitre fine, Robert Badinter exposait à ses visiteurs des documents exceptionnels, glanés au cours d’une vie tout entière dédiée à la justice : un original de la déclaration des droits de l’Homme de 1789, une lettre de cachet adressée par Louis XIV au gouverneur de la Bastille, une ordonnance du Roi Soleil régissant l’usage de la torture judiciaire, un mandat d’arrestation signé de Robespierre… Ennemi juré de la peine de mort et de l’embastillement abusif, Robert Badinter avait ainsi sous les yeux, chaque jour, les raisons mêmes des combats de sa vie.

Robert Badinter est mort et, bien qu’il n’ait jamais réendossé la robe après son entrée en politique, des générations entières d’avocats vont le pleurer. Avec lui, c’est l’âme de la justice qu’on enterre. D’une justice humaine, hantée par la peur de l’erreur judiciaire, et convaincue que l’homme ne se résume pas à son crime. D’une justice désireuse de donner du sens à la peine, allant jusqu’à penser que la prison, dont on finit toujours par sortir, doit être une école de citoyenneté. En 2000, très inspirée par ces principes, la ministre de la Justice Élisabeth Guigou avait élaboré la loi « renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes ». De l’avis de la plupart des professionnels, la dernière réforme de la Justice digne de ce nom.


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