Mort de Jean-Marie Le Pen : antisémite, tortionnaire et patriarche de l’extrême droite

Le dirigeant pendant quarante ans du Front national, qu’il a fondé et légué à sa fille Marine, est mort à l’âge de 96 ans. Son parcours, commencé dans les exactions des guerres coloniales, se confond avec une entreprise de haine dont l’héritage continue d’empoisonner la société française. Anticommunisme, xénophobie et antisémitisme ont été ses leitmotivs sa vie durant, lui valant procès et condamnations qui ne l’ont pas empêché de prospérer en politique, le coup de tonnerre du 21 avril 2002 marquant l’apogée de sa carrière.

 

Il va être enterré par une famille politique aux portes du pouvoir. Jean-Marie Le Pen, décédé mardi 7 janvier à l’âge de 96 ans, aura longtemps survécu à son éviction du Front national par sa propre fille, puis au changement de nom du parti auquel son destin s’était intimement lié. Dans la société française autant que dans le monde politique, parce qu’il aura su – un temps – rallier à sa flamme l’essentiel des chapelles de l’extrême droite, il laisse un héritage empoisonné.

Né en 1928 à La Trinité-sur-Mer (Morbihan), Jean, Louis, Marie Le Pen est « pupille de la nation » en 1942, après le naufrage de son père, patron pêcheur, à bord d’un bateau ayant heurté une mine. Premier écueil, premier mensonge : la famille Le Pen prétend faire graver le nom de Jean sur le monument aux morts du village. « Mort pour la France » ?

À en croire le témoignage d’un marin survivant du naufrage, publié dans le Canard enchaîné en 1992 et corroboré en 1994 par le livre Le Pen, de Gilles Bresson et Christian Lionet (Seuil), il bénéficiait d’un « ausweis » pour ravitailler Le Rouzic, un restaurant réquisitionné par les Allemands, et aurait sauté sur une mine française ou anglaise. Qu’importe, sa vie durant, Le Pen utilisera cette légende, et d’autres qu’il aura forgées, au service de son image de Français moralement et politiquement intègre. Ce que son parcours en politique démentira.

Étude de droit et soutien à l’empire colonial

Après des études secondaires mouvementées, baccalauréat en poche, il entre à la faculté de droit de Paris en 1948, où il croise la route de l’Action française, et représente la « corpo » de droit dans la « grande » Unef au début des années 1950. Très vite, il opte pour l’action politique, sans intégrer encore de parti. Après ses études (licence en droit et diplôme d’avocat), il fait six mois de préparation militaire à l’école d’application de l’infanterie de Saint-Maixent (Deux-Sèvres) avant de s’engager en Indochine. Il y débarque en 1954, dans le 1er bataillon étranger de parachutistes, au grade de sous-lieutenant. De retour en France en 1955, il est élu président des Jeunes indépendants de Paris. Commence alors une longue carrière politique dans les diverses écuries de l’extrême droite.

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Le 4 mars 1962, à Alger. Des graffitis caricaturant le président de la République, Charles de Gaulle. R. Jarland/EPU/AFP

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Le Pen débute chez les « marchands de saucisson » de l’Union de défense des commerçants et artisans (UDCA) de Pierre Poujade, qui le fait élire au Palais-Bourbon en 1956 sur les listes Union et fraternité française (UFF). Il accole alors son second prénom Marie au premier pour « séduire l’électorat catholique ». Entre 1956 et 1962, il navigue entre l’UDCA, le Mouvement national et civique d’action sociale, l’UFF, fonde le Front national des combattants (dissous en 1961), le Front national pour l’Algérie française (également dissous en 1960). Une fidélité à l’empire colonial jamais démentie : en 1961, il fait applaudir l’OAS et le général putschiste Salan dans ses meetings. Il brandit l’étendard de l’Algérie française pour redorer le blason patriotique d’une extrême droite française qui s’est vautrée dans la fange collaborationniste.

« Le Pen et la Torture »

Déjà, en 1956, il avait obtenu de l’Assemblée nationale de retourner dans son ancienne unité, qui avait quitté l’Indochine pour l’Algérie. Ses propres propos, retranscrits par le Journal officiel du 12 juin 1957, font froid dans le dos : « J’étais à Alger officier de renseignement. (…) Comme tel je dois être aux yeux d’un certain nombre de mes collègues ce qui pourrait être le mélange d’un officier SS et d’un agent de la Gestapo. Ce métier, je l’ai fait. » L’historien Fabrice Riceputi, qui a consacré une enquête à son passé de tortionnaire en Algérie (Le Pen et la Torture, éditions du Passager clandestin), a recensé « plusieurs dizaines de victimes de torture, mais aussi d’exécutions sommaires, durant les deux mois et demi de (sa) présence effective à Alger ».

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Longtemps, Jean-Marie Le Pen aura joué à cache-cache avec la vérité sur cette période. Jusque dans ses mémoires publiées en février 2018, où il affirme que « oui, l’armée française a bien pratiqué la question pour obtenir des informations durant la bataille d’Alger », estimant que « les moyens qu’elle y employa furent les moins violents possible ». « Y figuraient les coups, la gégène et la baignoire, mais nulle mutilation, rien qui touche à l’intégrité physique », plastronnait-il. Falsification de l’histoire – ce ne sera pas la seule : l’Occupation allemande en France, selon lui, n’était « pas particulièrement inhumaine » – contredite par de nombreuses victimes devant la justice.

Antisémite et homophobe

L’ancien chef du Front national était un habitué des prétoires. Son parcours judiciaire est balisé par les multiples expressions de la haine. En 1958, il interpelle Pierre Mendès-France, coupable, estime-t-il, d’avoir « laissé tomber » la France en Algérie : « Monsieur Mendès France, vous cristallisez sur votre personnage un certain nombre de répulsions patriotiques, presque physiques. »

Sa première saillie antisémite officielle ne sera pas la dernière. Tout au long de sa vie politique, il flirtera avec cette obsession. Le jeu de mots « Durafour crématoire » en 1988, comme la requalification des chambres à gaz dans les camps d’extermination nazis en « point de détail de l’histoire » l’année précédente (il récidivera en 1997, 2008 et 2009) ou la « fournée » pour se débarrasser d’artistes supposément juifs opposés au FN (2014) lui vaudront de nombreuses citations à comparaître.

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En mars 2018, sous couvert d’indifférence, c’est son exécration pour les homosexuels qu’il laisse s’épancher : « À partir du moment où les homosexuels ne mettent pas leurs mains dans ma braguette ou dans celle de mes petits-enfants, et qu’ils ne se promènent pas avec une plume dans le cul sur les Champs-Élysées, ça m’est égal », éructait-il dans le magazine gay Friendly. Ce qui lui a valu un énième passage au tribunal pour cette comparaison entre homosexualité et pédophilie. Mais de toutes les haines, celle qu’il vouait aux étrangers arrivant ou vivant en France le consumait plus que toute autre. Il en a fait le combat de toute une vie.

Nationaliste et Poujadiste

Après avoir rompu avec Jean-Louis Tixier-Vignancour, avocat et ancien responsable à l’information sous Vichy au côté duquel il s’est engagé à la présidentielle de 1965, Jean-Marie Le Pen est adoubé par Ordre Nouveau pour refonder l’extrême droite et la tirer de la marginalité politique où elle croupit. Ses dirigeants espéraient le traiter en « faire-valoir électoral » sans pouvoir décisionnaire. Ils disparaîtront au profit de l’entreprise familiale que Le Pen dirigera 40 ans durant.

Agglomérat de chapelles d’extrême droite qui jusqu’ici travaillaient en parallèle, le Front national, qu’il fonde en 1972, a fait la synthèse, sur le modèle du Movimento sociale italiano (MSI, dont le FN a adapté pour son logo la flamme tricolore), entre le courant nationaliste qu’il représentait, « composé pour l’essentiel d’étudiants de culture maurrassienne » et « le courant poujadiste et de défense de l’Algérie française, plus populaire et provincial », écrivait en 1997 le spécialiste de l’extrême droite Jean-Yves Camus dans Le Front national, histoire et analyses (éditions Laurens).

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Dans les années 1970, le parti est considéré comme folklorique : il ne fait pas figure de danger – bien que Le Pen lui-même ait été visé par un attentat en 1976 et que le numéro deux du parti, François Duprat, ait été tué dans l’explosion de sa voiture. Électoralement du moins : 2,3 % aux législatives de 1973, 0,74 % à la présidentielle de 1974, quelques conseillers municipaux sur des listes d’union RPR-UDF en 1977. Mais il se forge un corpus idéologique autour du triptyque immigration-chômage-insécurité. Le FN étrille le communisme, « rejette la lutte des classes » pour lui substituer la lutte des « races » : « La France et les Français d’abord » devient son slogan dès 1973.

Anticommunisme et gros sous

L’étranger et le communisme deviennent ses deux ennemis irréductibles, et son combat politique se structure autour de cette adversité. En 1984, dans l’Heure de vérité, sur Antenne 2, il réalise un coup médiatique en se levant, en pleine émission, pour observer une minute de silence « en mémoire des dizaines de millions d’hommes tombés dans le monde sous la dictature communiste ». En 1980, il ne cache d’ailleurs pas son atlantisme et son admiration pour Ronald Reagan, anticommuniste forcené dont il épouse les positions ultralibérales. Encore en 2002, au soir de son succès au premier tour de la présidentielle, il retient comme principale leçon du scrutin, avant sa propre qualification historique pour le second tour et l’élimination du PS, le revers du PCF, se félicitant publiquement de « la disparition (sic) du Parti communiste ».

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Dans les années 1980 s’amorce un virage. Le Pen fait de son parti une firme. Politique bien sûr, en travaillant à l’union des droites, aidé par des porte-parole inattendus. En 1983, Philippe Tesson, alors patron du Quotidien de Paris, applaudit la victoire à Dreux (Eure-et-Loir), aux élections municipales, d’une coalition RPR-FN formée par des « hommes de droite que seul leur degré de radicalisme ou de modération différencie ». Les élections régionales de 1986 et 1998, la concurrence entre identitaires et conservateurs pour le leadership à droite sont des répliques de ce « coup de tonnerre de Dreux ».

Mais le FN, c’est aussi une histoire de gros sous. Le Pen a hérité dans des conditions interlopes de la fortune du cimentier Lambert, que des militants d’extrême droite croyaient léguée à « la cause ». Cet argent lui a permis de mettre sa famille à l’abri au manoir de Montretout, à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), mais aussi de placer en Suisse quelques « petits nègres » (le nom de code pour des versements de 10 000 anciens francs). Ce qui lui vaudra, comme plus tard avec des soupçons d’enrichissement lors de ses mandats de député européen, de nouveaux ennuis judiciaires et fiscaux.

« Présenté comme le leader surgi d’un coup de baguette magique »

Dans son livre Les affaires de M. Le Pen, paru en 1987 (éditions Messidor), le journaliste de l’Humanité Jean Chatain prévenait : « Le Pen a atteint son but, (…) la filiation avec la vieille extrême droite – des ligues fascistes d’avant-guerre à l’OAS, de Vichy au poujadisme – passe au second plan ; quant à lui, il se retrouve paré des attributs de la virginité politique et présenté comme le leader surgi d’un coup de baguette magique, en rupture avec les courants d’idées structurant l’opinion française ».

L’opération de dédiabolisation avait commencé bien avant que le mot soit à la mode. Ce n’est pourtant pas lui qui ira au bout de cette démarche. Car même si Jean-Marie Le Pen a accédé, couronnement de sa carrière, au second tour de l’élection présidentielle face à Jacques Chirac le 21 avril 2002 avec 16,86 % des suffrages exprimés, c’est sa fille qui entrevoit la possibilité de conquérir le pouvoir. Lui s’accroche pourtant, ne lui cédant la place qu’en 2011, au congrès de Tours du FN. Mais il lui aura fallu passer en 2007 par une autre élection présidentielle, catastrophique celle-ci (10,44 %, faible score en partie dû au siphonnage de ses voix par Nicolas Sarkozy).

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Les relations se sont alors tendues avec sa fille, qui s’est entourée d’anciens partisans de Bruno Mégret, déclencheur d’une scission en 1998 qui a laissé le parti exsangue, et que Le Pen père n’a jamais digérée. Pour ripoliner la façade du « nouveau Front National », opération parachevée par le changement de nom en « Rassemblement national », elle a dû condamner – du bout des lèvres – les saillies de papa. Jusqu’à l’écarter de sa présidence d’honneur du FN en 2015. A partir de là, leurs rendez-vous n’étaient plus que judiciaires, le père réclamant devant les tribunaux sa réintégration. Jusqu’à l’anniversaire de ses 90 ans, en 2018, et la réconciliation mise en scène devant la presse. Sa relation avec ses filles, Marine et l’ex-mégrétiste Marie-Caroline, s’apaisera alors, même si elle ne sera plus que cordiale. Si l’héritage politique est parfois encombrant, il fallait bien préserver l’héritage financier.


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