« Le fémonationalisme est une ethnicisation du sexisme » par Magali Della Sudda, socio-historienne

Magali Della Sudda, autrice des « Nouvelles Femmes de droite », revient sur la notion de fémonationalisme, cette récupération de la cause des femmes par l’extrême droite dont le collectif Némésis est un exemple récent. La socio-historienne rappelle en quoi ces idéologies sont incompatibles avec le projet féministe, égalitaire et universaliste.

 

Le 8 mars, le collectif Némésis a pour la première fois de sa courte histoire constitué son propre cortège pour défiler lors de la Journée internationale des droits des femmes. La porte-parole de ce groupuscule d’extrême droite, Alice Cordier, le martèle : elles défendent « toutes les femmes »… malgré les nombreuses pancartes anti-immigration que ses militantes brandissent. Un double discours – clairement xénophobe – dans la droite ligne du « fémonationalisme », néologisme né il y a une dizaine d’années pour désigner cette instrumentalisation de la cause féministe par les nationalistes. Chargée de recherches au CNRS et membre de Centre Émile-Durkheim, la socio-historienne Magali Della Sudda revient sur la naissance de ce concept et l’évolution du discours de l’extrême droite sur les femmes.

Que désigne exactement le terme de fémonationalisme ?

C’est un concept forgé par la sociologue britannique Sara R. Farris en 2017 qui désigne l’instrumentalisation de la cause des femmes par des partis d’extrême droite dans plusieurs pays européens, à des fins racistes et antiféministes. Si le mot est récent, l’intérêt de l’extrême droite pour le sort des femmes existe depuis longtemps. Il y a toujours eu de sa part un discours pro-femme, construit en opposition aux militantes féministes des organisations classiques, considérées comme illégitimes car « traîtresses à la cause » pour diverses raisons. Au début du XXe siècle, c’était parce qu’elles étaient franc-maçonnes, protestantes ou encore juives.

À partir des années 1920, parce qu’elles étaient communistes, matérialistes, et donc allaient dissoudre la famille et le rôle social de la femme. Leur importance n’était pas anecdotique. La Ligue féminine d’action catholique française a compté jusqu’à deux millions d’adhérentes en 1936. Cette ligue avait pour origine un comité électoral féminin chargé de financer la reconquête dans les urnes du pouvoir perdu par les conservateurs, les catholiques et les monarchistes au début du XXe siècle.

Elle portait prétendument la cause des femmes, notamment contre le projet politique communiste, en défendant la sécurité, la maternité et la liberté pour les mères d’éduquer leurs enfants selon la religion chrétienne, en opposition frontale à la mise en place d’un service public de l’éducation nationale et de l’instruction sur des bases laïques.

En quoi le fémonationalisme d’aujourd’hui se démarque-t-il ?

La première des nouveautés est le soutien matériel et financier dont elles jouissent et la restructuration de la presse autour d’entrepreneurs de cause, qui sont aussi des entrepreneurs économiques. Pierre-Édouard Stérin, par exemple, dont le projet Périclès a été dévoilé dans vos colonnes, Vincent Bolloré ou encore l’éditeur Jacques de Guillebon, sont des protagonistes qui, au moment de la Manif pour tous, ont pris conscience de la nécessité de faire l’union des droites dans le champ médiatique et d’investir de manière professionnalisée, efficace, les nouveaux moyens de communication numériques.

L’autre nouveauté est, bien sûr, l’évolution de leur discours. Les militantes de Némésis ne font pas de la maternité le moteur de leur engagement, comme l’a longtemps fait l’extrême droite. Elles sont plus subtiles que ça. Les femmes qu’elles défendent, ce ne sont pas les mères, mais les victimes de violences sexuelles vues à travers un prisme uniquement ethnique.

Leur réel combat est donc plus de nature xénophobe que féministe ?

C’est la thèse que défendent mes collègues Charlène Calderaro et Francesca Scrinzi. Elles parlent même de racialisation du sexisme, mais je trouve le terme d’ethnicisation du sexisme plus juste. Elles se saisissent du discours féministe pour fustiger non pas le patriarcat et la domination masculine mais un patriarcat d’importation avec des hommes immigrés d’origine africaine ou proche-orientale, et notamment de religion musulmane, ce qui reste leur réelle préoccupation.

Némésis est-il un exemple isolé de fémonationalisme en France ?

En France, il existe aussi le fameux Cercle fraternité du RN, où se tiennent des discours fémonationalistes. Il y en a également beaucoup chez Reconquête!. Leur offensive n’est pas anodine. En annonçant « prendre la main sur le 8 mars », comme Némésis l’a proclamé, toutes ces militantes d’extrême droite essayent de capter le consensus existant autour des luttes contre les violences sexuelles et sexistes. Mais je crois que les femmes, pour l’instant, ne sont pas dupes. Némésis n’aborde jamais la question de l’égalité salariale, de l’égalité dans le travail, à la fois salarié et domestique. Elles ne nous disent rien sur les trois quarts des maternités qui ont fermé depuis cinquante ans et constituent une véritable violence faite aux femmes…

N’existe-t-il pas, néanmoins, un risque que ce fémonationalisme puisse à terme être considéré comme un féminisme comme les autres ?

C’est tout le travail que tente de mener Némésis. Il s’agit pour ce collectif de vider les droits des femmes de leur contenu égalitaire et de leurs valeurs d’indépendance, d’accès à la santé sexuelle et reproductive, de liberté aussi pour les femmes d’aller et venir, pas seulement dans la rue mais aussi en traversant les frontières…

Comment expliquez-vous que des jeunes femmes adhèrent ainsi à une idéologie qui, au fond, restreint leurs droits et leurs libertés ?

La thèse que je propose dans mon ouvrage, appuyée par les travaux d’Annie Djurovic, c’est qu’il y a un effet de génération. Ces jeunes femmes ont été socialisées dans un monde où l’égalité est la norme. Elles viennent de milieux sociaux plutôt favorisés, elles ont fait des études supérieures et n’ont aucune envie de renoncer aux promesses d’un monde dans lequel elles ont grandi.

En même temps, ces militantes affrontent, comme toutes les femmes, une culture machiste, viriliste et patriarcale de la part de leurs camarades qui ne se privent pas de leur mettre des bâtons dans les roues, comme l’avait montré l’influenceur nationaliste Baptiste Marchais, en 2021, en giflant Alice Cordier parce qu’elle « faisait sa féministe ».

Elles oscillent entre ces deux contradictions. Elles peuvent se revendiquer de certaines avancées de leur époque, notamment sur les libertés individuelles, qu’elles estiment menacées par l’immigration non européenne, tout en restant attachées à des valeurs conservatrices et réactionnaires sur de nombreux autres sujets. Cet entre-deux, dont le socle reste la haine de l’islam, leur permet de rassembler une certaine frange de femmes à droite.

L’apparence qu’elles se donnent traduit-elle aussi une certaine idée de la féminité ?

C’est une féminité très marquée sociologiquement, issue des milieux favorisés et bourgeois. Une vision stéréotypée de l’élégance « à la française ». Le maquillage est particulièrement soigné, les cheveux sont longs, lâchés ou attachés soigneusement en queue-de-cheval. Les corps sont également sportifs, Alice Cordier a d’ailleurs fait du placement de produit pour la marque de nutrition sportive Prozis, qui valorise une féminité « active » avec des corps disciplinés par le sport et le militantisme…

Cette féminité « respectable » n’est-elle pas aussi une manière de ne pas perdre leurs alliés masculins, identitaires et virilistes ?

Effectivement. Une ancienne actrice porno du nom d’Electre, aujourd’hui oubliée, a été quelque peu érigée dans les années 2010 comme figure de proue d’une forme d’activisme nationaliste féminin très émancipé. Mais ses activités professionnelles et son rapport à la sexualité très ouvert ont suscité beaucoup de réprobation chez certains conservateurs…

Elles maîtrisent également les codes de la manifestation, avec des happenings bien orchestrés. Pensez-vous que cela fonctionne ?

Leurs actions de rue visant à parasiter les grands cortèges féministes ont porté leurs fruits. Elles ont réussi à produire un certain nombre de contenus prêts à poster sur les réseaux sociaux et à être relayés dans certaines arènes médiatiques. En revanche, il faut nuancer sur la réception du public, même si cela n’est pas l’objet de mon travail.

Les fémonationalistes fustigent le féminisme intersectionnel qu’on observe à gauche. Pourtant elles-mêmes semblent partager une convergence des luttes, mais de droite, avec un rapprochement entre les violences faites aux femmes, le postulat anti-immigration, la rhétorique du racisme antiblanc…

C’est la proposition de ma collègue Martina Avanza qui travaille sur l’Italie. Elle propose de penser l’intersectionnalité pas seulement du côté des dominés mais aussi des groupes sociaux favorisés ou dominants. Plus globalement, Némésis fait partie d’un projet politique conservateur, inégalitaire, défendu par ses alliés et financeurs, qui vient percuter de manière oblique et frontale à la fois l’ensemble des droits sociaux et la citoyenneté sociale à laquelle la France s’est consacrée au sortir de la guerre en 1945.

Le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a salué leur combat en février dernier, avant de rétropédaler. Le fémonationalisme peut-il séduire la droite républicaine ?

Némésis peut tout à fait séduire une partie des « Républicains ». Elle a des liens explicites avec l’UDR d’Éric Ciotti. Alice Cordier a d’ailleurs annoncé récemment avoir pris sa carte chez « Les Républicains ».

Le féminisme et l’extrême droite sont-ils compatibles ?

D’un point de vue analytique, sociologique et historique, il y a à l’origine du projet politique féministe, malgré toutes les nuances, tensions et conflits, une dimension égalitaire et universaliste. Nous devons être reconnues comme des sujets politiques universaux qui jouissent des mêmes droits et devoirs, indépendamment de notre sexe et notre genre. Mais à partir du moment où l’on défend uniquement la cause des femmes, cis genre, blanches, ayant la nationalité et qu’on laisse de côté les autres, on rompt avec cette dimension universaliste du projet politique féministe. Ensuite, le féminisme est libéral, c’est un enfant des Lumières. Pour toutes ces raisons, il ne peut être compatible avec l’extrême droite.

« Les Nouvelles Femmes de droite », de Magali Della Sudda, éditions Hors d’atteinte, 2022.


En savoir plus sur MAC

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Donnez votre avis

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.