Professeur agrégé au département de sociologie et d’anthropologie de l’université Paris-VIII, Fabien Truong est connu pour ses enquêtes au long cours sur la jeunesse de banlieue. Il est aussi réalisateur et écrivain, auteur de récits littéraires et d’un roman noir aux accents de polar social, Routines. Ce week-end, il a arpenté pour l’Humanité les allées de la Fête.

Le RER D est lancé. Il quitte la capitale : cap vers le sud, au cœur de l’Essonne. Le wagon est animé, empli de ces trajectoires à l’air aléatoire mais pourtant si déterminées. Je dénombre : 33 personnes, toutes d’apparence non blanche, à l’exception d’un jeune homme à l’air pirate, avec de longs cheveux tirant vers le roux, enserrés dans un bandana noir à flammes orange. Je prends les paris : sûr que lui aussi, il y va. À la Fête.
Également sûr que le reste du convoi, formé de silhouettes à la peau basanée et à l’air soulagé d’en terminer avec la journée de trime, regagne sa banlieue domiciliaire. Le paysage défile : Créteil-Pompadour, Villeneuve-Triage, Viry-Châtillon, puis Grigny la familière, où j’ai passé tant de temps ces dix dernières années. Mais cette fois, je reste assis et patiente, le temps d’un arrêt supplémentaire.
Paris gagné. La réalité rattrape le stéréotype à la station Orangis-Bois-de-l’Épine : au sortir de la gare, le corsaire du RER s’assoit à mes côtés dans la navette autoroutière. Faces avant et arrière, le bus affiche en grand son terminus comme on brandit un programme : Fête de l’Humanité. En route vers la base aérienne de Brétigny-sur-Orge.
Le vingtenaire porte un tee-shirt Harley-Davidson recouvrant un crop top à manches longues, troué façon bas résille. Noir gothique et noir motard, tendances féminine et masculine, pas de rouge politique – queer est aussi la Fête. Je compte : 46 âmes dans l’habitacle avec une inversion spectaculaire de la colorimétrie.
« Personne ne se connaît, mais tout le monde s’est un peu reconnu »
C’est que des vies sont montées et d’autres descendues depuis les quais du RER. Je recompte : 44 passagers à peau blanche dont les corps déclinent tout une combinatoire quand le capital culturel pèse plus que le capital économique – jeunes percés-tatoués ; campeuses avec tentes et tapis de sol en bandoulière ; intellos effilés à lunettes sérieuses ; retraités portant l’appartenance syndicale jusqu’au bout du front.
Les trajectoires filent ainsi, de façon moins aléatoire à mesure que se rapproche le point d’arrivée. Chacun a fait son bout de chemin, porté par une même excitation. Pointent des sourires en cascade, dans l’élan d’un souffle partagé. Nous sommes embarqués : personne ne se connaît, mais tout le monde s’est un peu reconnu.
Arrivée graduelle sur site : en ligne de mire, flottent quelques drapeaux palestiniens au gré d’un vent assuré. Droits et fiers, ils se détachent de l’enfilade des stands au-dessus desquels virevoltent les quatre couleurs : blanc, vert, rouge, noir.
Ces bouts d’étoffe frémissent, non comme un étendard, mais comme un ballottage que l’on voudrait favorable. Ils murmurent : tant que le vent souffle, il reste de l’espoir. Car dans le bus, on sait : dans les travées de la Fête, on vient pour plonger dans un bain commun, nager dans un minimum garanti.
Au bout du chemin, le temps d’un long week-end, on vient prendre un shoot de décence collective quand celle-ci semble avoir déserté l’espace quotidien du bavardage médiatique. C’est que les mots ne disent plus rien à force d’avoir été colonisés par le binarisme et les indignations à géométrie variable.
Ne reste alors plus que le mépris de quelques héritiers, sûrs de leur bon droit et de leur bon goût – universel, disent-ils, en assurant l’effacement méthodique des petites mains qui produisent, transportent, nettoient, prennent soin et meurent trop tôt à force d’avoir tant donné pour les autres.
Alors, sur le chemin de la Fête, au contact des regards complices, on sait et on sent : afficher sa révulsion face à un génocide streamé en 4K, cela ne peut pas s’appeler antisémitisme ; défendre le droit de pouvoir vivre au-delà de sa retraite, cela ne peut pas s’appeler paresse ; attendre des plus riches qu’ils contribuent sans plainte ni chipotis, cela ne peut pas s’appeler jalousie ; légitimer un maintien de l’ordre qui éborgne et tue, cela ne peut pas s’appeler bavure ; désirer un pays bloqué quand la pauvreté empêche tout, et d’abord de penser à demain, cela ne peut pas s’appeler violence.
« La Fête sera foutraque, sans équation, trop humaine »
Le bus contourne des milliers de voitures parquées en rangées interminables. Les voilà, tous ces monstres écologiques dont on sait bien qu’ils font partie du problème et non de la solution. La révolution n’est pas pour demain, mais la Fête est imminente. Elle ne sera ni pure ni parfaite. On laissera le monopole de ces deux adjectifs imbéciles aux utopies du passé, à ces régimes qui ont exterminé au nom de l’égalité ou de l’identité.
On les laissera aussi à la grande théorie néolibérale qui ne jure que par sa trinité matérialiste – concurrence, productivité, croissance – jusqu’à en oublier, sous le strass de ses modèles prévisionnels, la chair des hommes et des femmes, l’innocence des enfants. Pure et parfaite, elle justifie toutes les amputations au nom de l’efficacité et de la sécurité.
Alors la Fête sera foutraque, sans équation, humaine trop humaine, à l’instar des cœurs qui bravent la nausée quand le vent mauvais laisse passer les drones et les missiles.
Dans les allées, le temps accélère au gré du flow des mots mélangés : wesh ma gueule ; prolétaires de tous les pays ; sororité ; bella ciao et pastaga. Le blanc des corps est maintenant moins dominant : les peaux dorées ont fini par arriver en masse, empruntant un chemin tracé par des syndicats, des sections, des associations, des coordinations, des comités ou des ronds-points, on ne sait plus trop.
Elles ont surtout suivi la voie du voisinage, puisant dans ce que charrie l’Essonne : une jeunesse populaire issue du chaos des migrations internationales, venue là pour vibrer à pas trop cher, au rythme des stars qui, sur les grandes estrades musicales, représentent.
La Fête est aussi festival, avec ses corps concassés courant de scène en scène, avec sa foultitude d’opérations commerciales aux allures de tour du monde. Kebab, banh mi, curry, aligot, crêpe au sarrasin, pita falafel, saucisson de pays, merguez baguette, végé Stroganoff, tee-shirt, sweat à capuche, keffieh, livre, poster : on fait son biz et son buzz pour financer des petits bouts de futur contestataire.
Les contre-fêtes font la grande Fête
Ça crie, ça discute, ça gueule, ça débat parfois, ça s’ébat surtout. Et quand tombera la nuit, la jeunesse sera pouvoir. Certains anciens disent : où est passée la politique, où se déploie la pensée critique ? Autrefois tout au centre, elle paraît circonscrite aux contre-allées, aux podiums organisés. C’était mieux avant, peut-être. Des anciennes rapportent : avant était vertical, avant était patriarcal.
Alors, si aujourd’hui reste impur et imparfait, se transmet tout de même un esprit de luttes par capillarité et dans une certaine absurdité, au gré du collé-serré des tee-shirts qui se frottent les uns aux autres dans les mosh pits : CCCP, PSG, CGT, Airness, Nike, Justice pour Adama, Lacoste, BDS.
Fête et humanité, comme une concoction de flux, de carrefours, de points de rencontre, de points de fixation. Je marche sans compter jusqu’à tomber, au gré des pauses et des pas, sur les connaissances et les reconnaissances.
Au Village du livre, des voisins et des voisines : Anne-Christine a écrit les « disparus de la Creuse », ces 2 150 enfants réunionnais volés pour la métropole, alors on cause – arrachement, ségrégation, langue et mots ; Guillaume a écrit Danielle Casanova, militante corse communiste, déportée à Auschwitz, alors on cause – mémoires effacées et Kanaky-Nouvelle-Calédonie, terrain commun d’où je reviens et où il travaille par intermittence, après y avoir passé une partie de son enfance ; Martin a écrit la condition ouvrière et militante, entre enquêtes et fiction, alors on cause : sociologie et littérature, vérités et sensations.
Dans une allée, voici Éric, veille connaissance grignoise, alors on cause : de ce que l’on ne savait pas encore. Aux abords d’un concert, voilà Assa et Youcef, alors on cause : racisme, alliances, lectures, horizons.
La nuit, désormais, enveloppe, doucereuse. Le blanc des yeux brille, les corps s’agglutinent. Chaque stand chorégraphie son propre style. Tout est bancal et pourtant en ordre de marche : pas de grande Fête sans contre-fêtes. Le soleil est parti, et il n’y a plus vraiment de couleur distinctive sur les peaux suantes et reluisantes.
De l’autre côté, du fleuve à la mer, il y aura à nouveau : les drones, les missiles, la famine. Alors on danse, puis on s’embrasse. Impurs et imparfaits.
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