Censée faire enfin respecter le droit du travail dans les champs, la conditionnalité sociale des aides à la PAC s’est heurtée aux limites du système agricole européen. L’Humanité et cinq médias européens ont enquêté sur cette occasion manquée, désormais menacée par l’offensive de dérégulation entreprise par Ursula von der Leyen et la Commission.

© Eoghan Gilmartin
Il est rare qu’un politicien admette que les mesures qu’il a fait voter n’ont pas eu l’effet escompté, mais Maria Noichl fait partie de cette catégorie. « Je ne suis pas vraiment fière de ce que nous avons accompli », regrette l’eurodéputée allemande. « Si quelqu’un se comporte comme un porc avec ses employés, il ne devrait pas recevoir d’aides publiques. Cet argent n’appartient pas aux agriculteurs, mais aux contribuables », dénonce l’élue SPD, membre de la commission Agriculture du Parlement européen.
En 2021, la conditionnalité sociale des aides à la PAC qu’elle avait portée et fait adopter au bout d’une longue bataille législative a permis à l’Union européenne de se doter d’une mesure présentée comme révolutionnaire.
Pour la première fois dans l’histoire de la politique agricole commune, les aides sont conditionnées au respect du droit du travail. La Commission européenne vante « une étape historique dans la défense des droits des travailleurs agricoles », tandis que l’EFFAT, la fédération européenne des syndicats, salue « une grande victoire syndicale ».
Mis en œuvre dès 2023 en France, en Italie et en Autriche avant d’être généralisé en janvier dernier dans le reste de l’UE, ce mécanisme s’est rapidement avéré insuffisant et inefficace pour faire respecter le droit du travail dans les champs.
Pendant 9 mois, l’Humanité a enquêté avec cinq médias européens sur la conditionnalité sociale des aides à la PAC. Notre enquête révèle qu’elle n’est peu, voire pas du tout mise en œuvre, et qu’elle n’empêche pas des dizaines d’agriculteurs condamnés ou sous le coup d’une enquête pour des violations graves en matière de droits du travail de continuer de percevoir des millions d’euros de subventions.
« Insuffisant pour être dissuasif »
Avec un budget total de 378,5 milliards d’euros, la PAC représente la première dépense de l’UE, soit 25 % du budget pour la période 2021-2027.
Or, l’agriculture demeure un secteur où l’emploi informel est monnaie courante. Selon l’Autorité européenne du travail (ELA), près d’un travailleur agricole sur trois n’a pas de contrat écrit, tandis qu’un rapport d’Oxfam publié en 2024 alertait sur le sort « des millions de travailleurs migrants exploités dans les champs du continent ».
Depuis l’entrée en vigueur de la conditionnalité sociale, les inspecteurs du travail doivent désormais transmettre au ministère de l’Agriculture leurs observations en cas de manquements au droit du travail et à la santé des salariés, afin que celui-ci applique des réductions d’aides comprises entre 1 et 5 % au premier constat, et jusqu’à 15 % en cas de récidive. « Ce barème est insuffisant pour être dissuasif », tranche Éric Sargiacomo, eurodéputé PS et vice-président de la Commission agriculture à Strasbourg.
Ces sanctions ne s’appliquent d’ailleurs qu’aux paiements directs, « alors que la plupart des fonds destinés au secteur des fruits et légumes – où ont lieu les pires abus en matière de travail – sont reçus par le biais d’autres régimes de la PAC (les programmes sectoriels spécifiques, NDLR) qui ne sont pas couverts par la conditionnalité sociale », pointe Yoan Molinero, chercheur au Centre d’études sur les migrations de l’université de Comillas.
Des contrôles dysfonctionnels
Mal calibrée, la conditionnalité sociale repose sur un système d’alerte largement dysfonctionnel. « Si vous n’avez pas de contrôle, il n’y aura jamais de sanctions », estime Éric Sargiacomo.
En France, « le gouvernement cherche à les limiter drastiquement, car ces contrôles ‘’irriteraient’’ les exploitants agricoles », explique Lucas Dejeux, de la CGT Travail Emploi Formation professionnelle.
De fait, lorsqu’ils sont menés, la tension est palpable. En 2024, en pleine « colère des agriculteurs », la proportion d’incidents sur les exploitations avait atteint 12 %, alors que le milieu agricole représentait 2,9 % des vérifications effectuées par les agents de l’inspection du travail.
Pour ne pas se mettre en danger, des inspecteurs du travail confient sous couvert d’anonymat qu’ils préviennent purement et simplement les agriculteurs qu’ils s’apprêtent à contrôler.
Le ministère de l’Agriculture, lui, ne dit rien. Impossible de savoir comment la conditionnalité sociale est appliquée en France. Interrogées sur le nombre d’agriculteurs sanctionnés, ainsi que sur le montant des aides déduites, les équipes d’Annie Genevard n’ont jamais donné suite malgré nos multiples relances.
« Il n’y a aucune communication entre les organismes qui versent la PAC et l’inspection du travail », affirme Lucas Dejeux. « Nous n’avons pas reçu de note interne à ce sujet. Il n’y a rien du tout », ajoute-t-il. Contacté, le ministère du Travail n’a pas non plus répondu aux questions de l’Humanité.
Face au silence de l’administration française, nous avons tenté d’obtenir ces données chez nos voisins européens. En Autriche, notre partenaire Profil révèle qu’un seul agriculteur a été sanctionné au titre de la conditionnalité sociale en 2023 et 2024, pour un montant total de 3 169 €.
En Espagne, le ministère de l’Agriculture indique à El Diario que 227 agriculteurs ont été sanctionnés en 2025, pour une réduction moyenne de 3 % des aides versées.
Des échecs partout à travers l’Europe
Pour les agriculteurs poursuivis, le flot d’argent public ne se tarit donc jamais. Entre 2023 et 2024, alors que Mohammed, travailleur marocain exploité qui témoigne dans l’Humanité, trimait dans les champs du Sud de la France puis dénonçait ses conditions de travail à la justice, l’entreprise qui l’avait embauché a touché 19 682,15 € d’aides à la PAC. Ses patrons sont renvoyés devant la justice en mars 2026 pour traite d’être humains.
Nos partenaires ont enquêté sur des affaires similaires. En Italie, l’Espresso a retrouvé une famille d’éleveurs de volailles piémontais condamnés en 2022 pour avoir exploité des travailleurs migrants. Cette année-là, l’entreprise a reçu près de 90 000 euros de la PAC, En 2023, alors que le gérant purgeait sa peine, les fonds de la PAC ont même atteint 110 000 euros.
En Espagne, notre partenaire El Diario s’est penché sur Berrynest, une entreprise sanctionnée par l’inspection du travail en 2023, pour des heures supplémentaires non-payées et des journées de travail trop longues dénoncées par le syndicat Jornaleras de Huelva en Lucha. Après sa condamnation, cette entreprise, parmi les premières bénéficiaires privés des fonds de la PAC, a vu ses subventions passer de 3,26 millions d’euros en 2023 à 3,41 millions d’euros en 2024, année d’introduction de la mesure dans le pays.
L’Europe du Nord n’est pas épargnée non plus. En Allemagne, Die Taz et FragDenStaat révèlent que des agriculteurs poursuivis en justice depuis 2021 par leurs employés géorgiens pour des retards de salaire et des conditions d’hébergement indignes ont bénéficié de 63 000 euros en quatre ans.
Et la prochaine réforme de la PAC présentée l’été dernier par la Commission européenne risque d’enterrer définitivement la conditionnalité sociale. Celle-ci prévoit d’exempter de contrôles et de sanctions les exploitations agricoles de moins de 10 hectares, soit 70 % des fermes européennes.
« Les droits des travailleurs ne peuvent pas dépendre de la taille de la ferme », s’indigne Cristina Guarda, eurodéputée écologiste italienne, et agricultrice à la ville. « Cela revient à dire que l’exploitation est acceptable tant qu’elle a lieu à petite échelle. » Une certaine vision de la simplification.
Comment l’Humanité et ses partenaires ont enquêté
1) Nous avons recueilli des affaires et des cas présumés d’infractions en matière de droit du travail commis depuis 2015 dans nos pays respectifs (Allemagne, Autriche, Italie, Espagne, France). Nous nous sommes basés sur des articles de presse, des documents judiciaires, des demandes d’accès aux informations et documents administratifs ainsi que des témoignages recueillis par des associations et des syndicats. Nous avons collecté près de 170 cas.
2) Pour les cas présumés, nous avons vérifié s’il existait des documents officiels produits par la justice, la police ou l’administration les concernant. En outre, nous avons exclu tous les cas où nous ne pouvions pas identifier les noms des exploitations agricoles ou des propriétaires de ces entreprises, réduisant notre échantillon à 110 cas.
3) Nous avons recoupé les cas restants avec la base de données farmsubsidy.org, un projet de transparence hébergé par nos partenaires allemands de FragDenStaat, spécialisés dans l’accès aux documents administratifs. La plateforme comprend tous les paiements versés au titre de la PAC entre 2014 à 2022. Pour les années 2023 et 2024, nous avons recoupé manuellement ces données avec les différents registres nationaux de la PAC. Nous avons pu fournir des preuves de paiement dans 30 cas.

Cette enquête a été réalisée avec le soutien de Journalismfund Europe.
Eoghan Gilmartin, Silvia Lazzaris, Meriem Mahdhi, Pascal Müller, Jonas Seufert et Franziska Schwartz ont contribué à cet article. Retrouvez leurs articles dans Desmog (Royaume-Uni), Taz.die (Allemagne), Profil (Autriche), Eldiario.es (Espagne) et l’Espresso (Italie).
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