Les chercheurs invités à la table ronde « Police et démocratie » de la Fête de l’Huma pointent les dysfonctionnements et un rapport problématique de la police aux populations rappelant que la doctrine française de maintien de l’ordre peine à s’affranchir des ses enjeux de pouvoir et de domination.

De la Révolution à nos jours, le rapport entre police et politique questionne notre démocratie. Ainsi, l’usage de la violence est étroitement lié à la perception de la légitimité des personnes ou des groupes ciblés. La doctrine de maintien de l’ordre fait ainsi l’objet de nombreux débats, comme le montrent deux récentes publications : Comment les États répriment. Une courte histoire du pouvoir de punir, de Vanessa Codaccioni (Divergences, 2025), ou encore Que peut la police ? d’Anthony Caillé (l’Atelier, 2025).
Ces enjeux étaient au menu du débat animé par l’historienne Jeanne-Laure Le Quang qui s’est déroulé au Village du livre de la Fête de l’Humanité, à l’occasion de la parution du dossier « Police et démocratie » publié dans le numéro 162 de Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique.
Quel rapport la police entretient-elle avec le politique et comment s’articule la dialectique entre sûreté de l’État et sécurité des citoyens ?

Vanessa Codaccioni, Professeure des universités en science politique à l’université Paris-VIII et autrice
La police a toujours été importante pour servir des politiques, mais il y a des moments dans l’histoire où elle va devenir un appareil répressif majeur. Ce sont les années 1980. Thatcher va laisser mourir les militants de l’IRA en prison, elle va massacrer les grèves de mineurs. Elle insiste beaucoup sur le recours à la police et sur le fait qu’il faut augmenter ses effectifs. En Angleterre, et aussi en France, en Allemagne, aux États-Unis, la police devient centrale dans l’appareil répressif.
La police est très politisée. Lorsque les policiers tuent et qu’ils disent qu’ils sont en état de légitime défense, sujet sur lequel j’ai beaucoup travaillé, ils sont soutenus par des groupes de droite et d’extrême droite avec lesquels ils vont se mobiliser.
Dans les années 1980, les syndicats majoritaires de police étaient des syndicats de gauche ou de centre gauche. Ils s’opposaient fermement à ce que les policiers soient armés dans les villes. Aujourd’hui, le syndicat majoritaire c’est Alliance police nationale. Il y a une extrême droitisation de la police. Les policiers votent plus RN que la moyenne de la population.
Un autre élément me semble très important et inquiétant, c’est la défiance de la police envers le politique. Les ministres de l’Intérieur ont très peur des policiers. Depuis les attentats du Bataclan, notamment, ils acceptent de plus en plus une série de mesures qui n’auraient jamais été autorisées auparavant.
Ils peuvent avoir leurs armes hors de leur service et rentrer dans des établissements publics sans autorisation de la direction. Ils peuvent donc tirer plus facilement. Il y a eu une extension de la légitime défense.
Les ministres de l’Intérieur et les gouvernements cèdent progressivement aux demandes policières. Le rapport aux politiques a tendance à tourner à l’avantage de la police.

Vincent Bollenot, Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Caen
J’ai principalement travaillé sur un service de renseignement politique : le service de contrôle et d’assistance des indigènes des colonies en France. Il était chargé d’assurer une surveillance politique, de produire du renseignement, des notes sur les activités des colonisés qui, pour une raison ou une autre, venaient séjourner ou s’installer en France hexagonale.
Cela donnait lieu évidemment à des mètres linéaires de papier pelure de renseignement. Ce service est né pendant la Première Guerre mondiale à des fins de surveillance des tirailleurs et des travailleurs coloniaux.
À la fin de la Première Guerre mondiale se pose la question du maintien ou pas de ce service dès lors que la situation d’exception est terminée. La plupart des personnels politiques en lien avec le service sont plutôt pour son abolition. Pour eux, l’immigration coloniale n’est pas vouée à s’ancrer de manière durable en France et, par conséquent, le service n’a pas vocation à durer, d’autant plus que faire vivre un service de renseignement, c’est un investissement financier.
Ceux qui parviennent à perpétuer le service jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce sont les cadres du service lui-même, c’est-à-dire les agents de renseignement qui, au quotidien, ont les doigts sur les machines à écrire, rencontrent les indicateurs, font des rapports de synthèse et les font remonter au pouvoir politique.
Le personnel qui a les mains dans le cambouis pousse pour maintenir le service qui était a priori né d’une impulsion politique. Ensuite, pendant la période de l’entre-deux-guerres, le service fonctionne de façon assez autonome du champ politique.
Il n’attend pas d’avoir des ordres des ministres ou des hauts fonctionnaires du ministère des Colonies pour exercer ses activités, cibler de façon autonome une population qu’il estime suspecte et à surveiller.
En revanche, là où il y a un rapport avec le politique, c’est que le service fait des notes qui remontent au ministère des Colonies et à ses hauts fonctionnaires en documentant les activités des militants anti-impérialistes en France pendant cette période. Ils sont d’accord sur l’essentiel, ils partagent un logiciel purement colonial.

Olivier Maheo, Chercheur en histoire, collaborateur de l’Institut d’histoire du temps présent
Dans ce numéro de Cahiers d’histoire, j’ai écrit un article sur la relation entre la police et le racisme anti-noir aux États-Unis depuis le mouvement des droits civiques. Je ne suis pas spécialiste de la police américaine, mais quand on s’intéresse aux Africains-Américains, on rencontre forcément la question policière. La racialisation des populations et de la police sont indissociables.
La police aux États-Unis a d’abord comme objectif de contrôler les esclaves en fuite. À l’origine on a les « slave patrols », des initiatives de propriétaires d’esclaves à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe pour faire la chasse aux esclaves. Les polices locales ont pour mission le contrôle racial et des esclaves.
Depuis une trentaine d’années aux États-Unis on assiste de plus en plus à la formation de milices et de polices privées ou à des sortes de patrouilles composées de voisins pour contrôler le quartier. Ces phénomènes ne sont pas nouveaux, ils sont dans la continuité de systèmes de contrôle qui existaient déjà au XVIIIe siècle.
Cela n’a pas commencé avec Trump. Il y a eu de nombreux débats sur les techniques policières employées à New York. Les États-Unis ont été les premiers à initier la caméra portée par les policiers en intervention. Rappelons que, dans ce pays, les autorités de police locales sont élues. Du point de vue formel c’est extrêmement démocratique. Les techniques de gestion des foules ou de gestion du crime sont politisées au point de faire l’objet d’élections.
Mouvement social, écologique, agriculteurs, jeunes de banlieues : les forces de police ont-elles une gestion différenciée selon le type de mobilisations qu’elles ciblent ? Par ailleurs, leur doctrine de maintien de l’ordre et de répression est-elle imprégnée d’une vision coloniale et raciale ?
Vincent Bollenot : Le principe d’identification des populations et de ciblage répressif est un prisme colonial avec plusieurs dimensions. Je me suis intéressé à la manière dont les services qui dépendent du ministère de l’Intérieur inventent un nouveau mode de répression pour les colonisés en France, à savoir le fait de les « rapatrier » dans leur colonie d’origine.
Il existait pour des révolutionnaires étrangers, par exemple, la possibilité pour les « forces de l’ordre », en guise de sanction, d’expulser, c’est-à-dire de reconduire à la frontière. Ce qui était déjà une double peine : quelqu’un qui avait déjà été jugé coupable et condamné à de la prison ou des amendes pouvait en plus être expulsé parce qu’étranger.
Au tournant des années 1930, à l’aune de la volonté de réprimer des mouvements de solidarité avec les mobilisations au Vietnam pour l’indépendance de l’Indochine, les forces de l’ordre emprisonnent plusieurs dizaines de militants vietnamiens en France, des Cambodgiens, des Laotiens.
Ces révolutionnaires en France sont très mobilisés. Il y a la liberté d’expression, ils peuvent publier, organiser des manifestations. Le ministère de l’Intérieur n’en veut pas en France : il faut les rapatrier dans les colonies.
C’est pourtant illégal, ce n’est pas prévu par le droit. Les députés communistes se dressent contre cette pratique administrative. En vain, à partir de 1930, les colonisés peuvent être rapatriés et donc des militants révolutionnaires des colonies peuvent être expulsés.
Peut-on dire qu’il y a donc là une double identification, un double ciblage de la population…
Vincent Bollenot : Il y a déjà une dimension raciale, puisque la colonisation part du principe de l’existence de groupes humains séparés et hiérarchisés et de la domination des uns sur les autres. Il y a aussi une dimension coloniale et une dimension politique. Tous les colonisés en France ne sont pas ciblés de la même manière.
Les militants politiques, les nationalistes, les indépendantistes, les communistes sont ciblés de la manière la plus dure et la plus fréquente. Ils sont épiés au quotidien et font l’objet de mesures spécifiques de maintien de l’ordre.
Olivier Maheo : Restons sur le prisme racial. On connaît le contexte aux États-Unis, notamment depuis le mouvement Black Lives Matter. Durant la seule année 2025, il y a eu 2,8 fois plus de Noirs tués que de Blancs. Mais j’ai voulu dans mes travaux, dépasser ce qui paraît évident pour un public progressiste et retourner le regard.
En fait, il y a une mutation, une recomposition des formes de racisme aux États-Unis. Dans ces transformations du racisme, les violences policières jouent un rôle essentiel, celui de la fabrication d’une figure de l’Africain-Américain et des quartiers noirs comme dangereux.
Aujourd’hui, les politiques qui ciblent nettement les Africains-Américains et en second lieu les hispaniques et les Latinos participent de la construction de représentations qui reflètent une vision pathologique de la minorité noire. Et le fait que les policiers assassins soient eux-mêmes noirs, ne change rien au problème.
« L’institution policière elle-même produit des schèmes de perception raciste chez les policiers »
Vanessa Codaccioni : De nombreuses études ont cherché à savoir si les policiers deviennent racistes quand ils rentrent dans la police. Il a été montré que c’est l’institution policière elle-même qui produit des schèmes de perception raciste chez les policiers, car cela va constituer des catégorisations de citoyens : les bons, les mauvais, les dangereux, les fauteurs de troubles.
En France, il s’agit des Noirs, des minorités racisées, des Roms, des sans-papiers et des étrangers. Les policiers noirs ont plus de « chance » de tuer des Noirs car on les envoie dans des quartiers où il y a beaucoup de Noirs
En matière de maintien de l’ordre, pouvez-vous expliquer ces deux niveaux de ciblage : policier et racial ?
Vanessa Codaccioni : Il y a toujours eu un ciblage policier dans le cadre du maintien de l’ordre et de la gestion des manifestations : il y a les bons et les mauvais manifestants. Cela tient au degré perçu de dangerosité, aux modalités d’action des manifestants et des gens en lutte.
Les personnes qui ne dérangent pas le pouvoir politique ou le pouvoir policier ne sont pas ou sont moins réprimées. Si on veut savoir si un mouvement ou un groupe gêne ces pouvoirs, on regarde le degré de répression dont il est victime.
Aujourd’hui sont ciblés les manifestations écologistes et le black block. Les agriculteurs, eux, ont toujours bénéficié d’une sorte de clémence parce que, entre autres raisons, ce sont des électeurs potentiels. Ils sont épargnés. Il faudrait que ce soit le cas pour tout le monde.
Le ciblage policier dépend des politiques décidées par le ministre de l’Intérieur et au plus haut du pouvoir, ainsi que des ordres des supérieurs hiérarchiques et des préfets. Ce sont des personnages très importants de l’action policière et de la gestion des foules (Papon, etc.).
Plus récemment, on se souvient des déclarations qualifiant les gilets jaunes de « sauvages », de « fauteurs de troubles », ainsi que l’étiquette « écoterroristes » collée aux militants environnementaux. Cette sémantique n’est pas sans effet. Elle ne s’arrête pas à la délégitimation, la stigmatisation ou la criminalisation. Elle va avoir des effets concrets sur l’action policière et l’action judiciaire.
Il y a toujours eu des groupes dans le viseur du pouvoir. Ma thèse a porté sur la répression anticommuniste et anticoloniale pendant la guerre froide et les guerres d’Indochine et d’Algérie. Certains groupes sont plus ciblés que d’autres : le PCF pendant la guerre d’Algérie et ensuite les gauchistes.
En travaillant sur les archives de la préfecture de police de Paris, j’ai demandé les cartons sur les groupes de gauche surveillés ou réprimés par la préfecture, il y avait un immense carton sur les communistes et un petit carton sur les socialistes et plusieurs cartons sur les gauchistes. Cela révèle le rôle des services de renseignement dans la construction de la dangerosité de certains groupes.
Qu’en est-il au sujet du ciblage racial ?
Vanessa Codaccioni : Toutes les études sociologiques montrent qu’il y a un ciblage policier racial à toutes les étapes et lors de toutes les activités de la police. Ainsi les études sociologiques du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, Cesdip, et les rapports du Défenseur des droits, notamment sur les contrôles d’identité.
C’est aussi le cas au sujet des personnes abattues par la police. On peut se référer, notamment, au travail de Bastamag (sur soixante-dix ans, les 450 morts tués par la police) qui met en évidence le ciblage racial des personnes abattues. Cela relève de logiques coloniales et néocoloniales.
Dans les années 1970 et 1980, beaucoup d’Arabes ont été tués par la police, assimilés aux Nord-Africains dangereux en référence aux schèmes de perception liés à la guerre d’Algérie.
Y a-t-il une spécificité française de la répression par rapport à d’autres pays européens ?
Vanessa Codaccioni : Oui, il y a une spécificité policière très forte qui s’explique par l’histoire de la police française très centralisée, dépendante du pouvoir politique. En Europe, il y a une tendance vers des politiques de désescalade : éviter d’arrêter des gens en pleine manifestation, de « nasser » les groupes de manifestants, mieux communiquer, éviter les débordements, désarmer.
La police française est dans une démarche inverse avec des confrontations directes, des arrestations massives, un surarmement policier, des mutilations, des morts, et une judiciarisation du maintien de l’ordre.
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