L’inspecteur général de l’éducation nationale honoraire y revient sur des enjeux de la laïcité pour la société et l’école. Il souligne les enjeux politiques de l’exemplarité de l’institution scolaire, comme celui de la lutte contre les inégalités et du séparatisme social et leurs effets sur l’instrumentalisation par l’extrême-droite et par le religieux. Il rappelle la mise en garde de Jean Jaurès, aux accents actuels : « La République doit être laïque et sociale mais restera laïque parce qu’elle aura su être sociale.»
143 ans après la loi Jules Ferry de 1882 qui a séparé les Églises de l’École, et 120 ans après la loi de 1905 qui a séparé les Églises de l’État, la question est de savoir si le principe de laïcité qui a puissamment contribué, grâce à ces lois, à forger l’unité de notre peuple autour de valeurs partagées, permettra en 2025 à notre République de faire vivre paisiblement la diversité qui est celle de la France d’aujourd’hui. Unité et diversité doivent tenir ensemble. Cela ne devrait pas être une source de tension car cette diversité est une richesse. « La France, ce sont des France différentes qui ont été cousues ensemble » disait l’historien Fernand Braudel. On pourrait ajouter « et qui continuent de se coudre ensemble », tant la diversité des religions, des croyances, des philosophies, mais aussi les clivages sociaux et la diversité des usages culturels sont bien présentes aujourd’hui dans notre société.
« Laïcité dans les textes, laïcité dans les têtes »
L’historien Emile Poulat disait qu’il existe, en France, deux sortes de laïcité : la « laïcité dans les têtes », et « la laïcité dans les textes ». La « laïcité dans les têtes » qui est imaginée, fantasmée, et même dénaturée et trahie par ceux qui en font un outil de stigmatisation d’une partie de la population, et la « laïcité dans les textes », c’est-à-dire la laïcité en tant que principe juridique qui devrait s’imposer à toutes et tous. La distinction est d’autant plus importante à faire que la loi de 1882 séparant les Églises et l’École et celle de 1905 séparant les Églises de l’État sont certes devenues des lois fondamentales de notre République, mais ces lois sont mal connues et leur histoire n’a tout simplement pas été enseignée ou a été oubliée.
Pour aider notre école et ses enseignants à faire partager les valeurs de la République dans de bonnes conditions, il faut être particulièrement attentif à quelques points de vigilance.
Des points de vigilances pour aider l’école
Tout d’abord, et c’est la base de tout, la transmission des valeurs et du principe de laïcité ne sera efficace que si la réalité sociale n’apporte pas un démenti à ce qui est enseigné. Ce qui pose problème à l’école aujourd’hui c’est le fait que notre société est schizophrène en ce sens qu’elle fait souvent le contraire de ce qu’elle demande à l’école de transmettre. Quels modèles de vies sociales et professionnelles construites dans l’effort et dans le collectif, quand on donne à voir à la jeunesse des exemples de réussite facile, d’argent vite gagné, d’influenceurs qui flambent leur argent à Dubaï ? Quelle liberté en partage pour les dix millions de pauvres que compte notre pays ? Quelle égalité en partage dans un pays où l’origine sociale a un tel poids sur les destins scolaires ? Quelle fraternité en partage dans un pays où la mixité sociale est vécue comme une menace par les plus favorisés ?
Comprendre la question de la transmission du principe de laïcité
Il faut ensuite comprendre que la question de la transmission du principe de laïcité et des valeurs communes se pose en réalité de façon générale pour notre société tout entière. C’est bien chaque nouvelle génération qui a besoin de ce travail de compréhension de la laïcité, principe juridique qui permet de garantir la mise en œuvre effective des valeurs de la République. Ce que je veux dire, c’est qu’on passe totalement à côté du sujet dans la France de 2025 si on considère que ce sont seulement les populations d’origine immigrée et, disons les choses, de religion musulmane, qui auraient besoin de recevoir un brevet de laïcité.
Une institution scolaire qui donne l’exemple
Ensuite encore, l’institution scolaire elle-même doit donner l’exemple des valeurs qu’elle est censée faire partager aux élèves et affronter un fait devenu insupportable : à savoir l’échec scolaire précoce et cumulatif des élèves issus des familles les plus défavorisées, échec qui met gravement en cause l’idéal du système éducatif d’assurer l’égalité des enfants. C’est en France que les destins scolaires sont les plus liés aux origines sociales. Notre élitisme n’est pas républicain, il est essentiellement social. Cette situation nuit à la crédibilité de notre école publique laïque. Malgré l’engagement des personnels, il y a une fracture scolaire comme il y a une fracture sociale. Ne sous-estimons pas le problème. Dans une époque où les droits l’ont souvent emporté sur les devoirs, comment ceux qui sont privés de droits pourraient-ils considérer qu’ils ont les mêmes devoirs que les autres citoyens ? Et cela place notre école laïque en position délicate, une position en quelque sorte de cristallisation de toutes les insatisfactions, en tant que représentant une République qui oublie parfois que la devise républicaine est un tout et qu’il est illusoire de penser faire vivre la liberté si on oublie l’égalité et la fraternité.
Une instrumentalisation de l’extrême-droite
Aujourd’hui, on voit bien l’instrumentalisation qui est faite à l’extrême droite de la laïcité, une laïcité à tête chercheuse qui ne vise que l’Islam. L’objectif recherché est de stigmatiser une partie de la population au moyen d’une laïcité dévoyée qui, de chemin de liberté deviendrait un régime d’interdiction et d’uniformisation. Ces faux convertis à la laïcité s’emploient à dénaturer et la lettre et l’esprit de la loi de 1905 pour en faire un instrument de discrimination et de contraintes. Parfois, les mêmes se comportent en délinquants en installant des crèches catholiques dans le hall des mairies, malgré la décision du Conseil d’État du 18 février 2025 qui a jugé illégale cette installation religieuses dans un lieu public.
On est aussi fondé à se demander, et la ficelle est un peu grosse, s’il ne s’agit pas pour ces faussaires de mettre en avant cette vision erronée de la laïcité pour faire diversion, pour détourner l’attention et ainsi éviter de poser les questions sociales ?
Une instrumentalisation du religieux
Bien entendu, la question sociale n’explique pas tout. Qu’il soit bien clair que traiter du lien entre la question laïque et la question sociale, ne veut pas dire occulter la question religieuse et culturelle. L’omniprésence de la religion est réelle dans certains territoires et cela n’a pas toujours à voir avec la question sociale. Les ségrégations et les inégalités peuvent certes renforcer les sectarismes, mais elles ne sont pas la seule cause de l’extension du radicalisme religieux. Le repli identitaire à base religieuse ne peut donc être réduit à une simple consolation face aux difficultés sociales. Il y a chez certains une incontestable instrumentalisation du religieux pour essayer de se soustraire aux lois de la République, imposer une organisation communautariste, et mettre en danger l’indivisibilité de la République. Cette pression du religieux sur le politique, qui touche une partie du corps social et qui peut concerner tous les sujets, toutes les religions et tous les territoires, doit être combattue sans faiblesse car elle pèse sur l’école publique et ses personnels. Samuel Paty et Dominique Bernard qui faisaient leur travail d’enseignants l’ont payé de leur vie. Si la laïcité protège le droit de croire ou de ne pas croire des individus dès lors qu’il est le produit de leur liberté, il ne faut rien céder à ceux qui prétendent que les lois de leur Dieu sont supérieures aux lois de la République.
Résoudre la question sociale
Aujourd’hui, n’est-on pas dans une situation où la République, qui doit plus que jamais garder une très grande fermeté pour défendre et faire partager le principe de laïcité à l’ensemble des citoyens, doit en même temps travailler à résoudre la question sociale, c’est-à-dire la question des inégalités, pour contenir, tenir à distance, apaiser les pressions religieuses renaissantes?
Quand, pour beaucoup de citoyens, ne sont pas satisfaits les besoins économiques et sociaux fondamentaux, on voit ressurgir le repli sur soi et la peur de l’autre. L’existence des zones d’exclusion et les discriminations sont incompatibles avec l’idéal républicain. Cela fait très longtemps que l’on sait qu’il y a un lien entre laïcité et social.
C’était le message de Jean Jaurès qui nous avait prévenus : «La République doit être laïque et sociale mais restera laïque parce qu’elle aura su être sociale.»
Pour Jean Jaurès, il était grand temps de résoudre la question laïque : après les lois de séparation des Eglises et de l’Ecole de 1882 et 1886, et après la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905, la République allait pouvoir enfin se consacrer entièrement à la question sociale. Il faut lire les articles de Jean Jaurès et les discours qu’il fait à la Chambre en 1904 et 1905 pour comprendre qu’il a hâte que la Séparation se fasse pour qu’enfin les parlementaires et le gouvernement concentrent leurs forces sur les grandes réformes sociales dont le pays avait besoin, à l’époque on attendait l’impôt sur le revenu et les retraites ouvrières.
Ferdinand Buisson à son tour nous avertissait en 1911 et on ferait bien de prendre cet avertissement enfin au sérieux : « Il y a toujours une question scolaire, mais ce n’est pas de savoir qui de l’Église ou de l’État dirigera l’école : la chose est jugée. C’est de savoir si notre démocratie réussira à faire, par l’éducation, la France de demain plus forte, plus grande, plus juste, plus humaine que ne fut celle d’hier. Ce n’est plus une question politique, c’est la première des questions sociales ».
Aujourd’hui, les transformations sociales questionnent la laïcité, qu’on le veuille ou non et ont parfois pour effet d’affaiblir la laïcité en la mettant en position défensive, parfois agressive. Dans certaines parties du territoire de la République, la question religieuse recouvre en partie la question sociale et la question identitaire. Dans les territoires en grande détresse sociale, les valeurs de la République apparaissent trop souvent aux habitants davantage comme des incantations que comme des réalités vécues. C’est la pauvreté économique, sociale, culturelle de bon nombre de nos élèves qui rend très difficile aux enseignants leur mission de transmission de savoirs fondés sur la raison. Or, la raison est un instrument indispensable pour expliquer le monde.
Ces inégalités portent en germe l’émergence de constructions identitaires de substitution, qui peuvent entraîner des enfermements communautaires et des trajectoires individuelles nourries de ressentiments. Quand la cité ou l’école n’offrent pas le sentiment d’être à égalité avec les autres, la religion devient un refuge, parfois le seul, pour ceux qui se sentent rejetés par la société. Quand la République recule, les Églises, quelles qu’elles soient, avancent et prennent la place. Dans ce contexte, la religiosité qui se développe est à la fois un « retour du religieux » et un « recours au religieux ». C’est pourquoi, pour lutter contre le repli communautaire qui se manifeste dans certains territoires, « il ne suffit pas de convoquer le principe de laïcité, il faut combattre les discriminations ou la ghettoïsation par des politiques publiques beaucoup plus vigoureuses que cela n’a été le cas jusqu’ici [1]».
Une sécession des riches
Bien sûr, le communautarisme dont il est fait état ici est très largement subi. Si les pauvres vivent ensemble, ce n’est pas un choix de leur part. Certains citoyens qui ne sont pas, eux, assignés à résidence, font le choix de la sécession. Dans une étude effectuée pour la Fondation Jean Jaurès, Jérôme Fourquet décrit ce qu’il appelle « la sécession des riches » : « La cohésion de la société française est mise à mal aujourd’hui par un processus, presque invisible l’œil nu, mais néanmoins lourd de conséquences. Il s’agit d’un processus de séparatisme social qui concerne toute une partie de la frange supérieure de la société. Les occasions de contacts et d’interactions entre les catégories supérieures et le reste de la population sont effet de moins en moins nombreuses »[2]. Quand les riches font sécession et que les pauvres sont concentrés dans des zones urbaines ou rurales, concrètement, cela signifie que nous vivons dans une France dans laquelle les jeunes ne se rencontrent plus, ne se parlent plus. Ce séparatisme social est un frein puissant à la cohésion sociale et est incompatible avec l’idéal laïque et républicain. Il façonne une France dans laquelle des classes sociales différentes se rencontrent de moins en moins, se parlent de moins en moins et dans laquelle le « vivre ensemble » risque de devenir une incantation qui ne rassure que ceux qui ne veulent rien voir.
Laïcité, vivre-ensemble et mixité sociale
Je veux insister sur ce point car si la laïcité a pour objectif le vivre ensemble et si on ne se paye pas de mots sur le sujet, alors il faut favoriser la mixité sociale. Tout le monde est bien sûr d’accord sur le principe de mixité sociale, mais si possible pas dans le collège de ses enfants et pas dans son quartier ! Il n’est qu’à observer pour s’en convaincre les difficultés énormes rencontrées par certaines autorités académiques pour réintroduire de la mixité sociale dans certains secteurs. Ceux qui crient au communautarisme sont souvent les mêmes qui préfèrent payer des amendes plutôt que d’introduire ne serait-ce qu’un peu de mixité sociale dans leur ville !
Mais comment aller vers davantage de mixité sociale et scolaire dans un pays qui a en quelque sorte organisé le séparatisme scolaire et social en finançant la concurrence privée de son enseignement public ? A cet égard, je pense que notre pays ne fera pas l’économie de reposer la question de l’existence du dualisme scolaire qui favorise, avec le financement par l’État de sa propre concurrence privée, une ségrégation sociale qui est en train s’accentuer avec des établissements privés qui scolarisent de plus en plus de populations favorisées. Mais le séparatisme est à l’œuvre dans l’enseignement public lui-même. Quelle mixité sociale dans l’enseignement public en effet quand, par exemple, 12 % des élèves de collège vivent quotidiennement dans des établissements publics exclusivement défavorisés ?
Un système éducatif qui fonctionne par ordre
Disons les choses sans langue de bois : peut-on encore parler de système éducatif au singulier quand celui-ci fonctionne en réseaux d’établissements juxtaposés selon les catégories sociales ou en filières différenciées au sein même des établissements ? En réalité, nous avons, sous l’effet du creusement des écarts sociaux et culturels, un système éducatif qui fonctionne par « Ordre », un peu au sens que cela avait sous l’ancien régime. Ici, des établissements publics sélectifs pour la noblesse de la République, là des établissements publics moins bien traités pour le Tiers-Etat, et enfin des établissements privés pour un clergé composé de certaines de nos « élites », à Paris par exemple, le lycée Stanislas pour les « élites de droite » et l’École Alsacienne pour les « élites de gauche ».
Quelle société préparons-nous si nous ne parvenons pas à faire vivre et à faire apprendre ensemble, au moins pendant le temps de la scolarité obligatoire de 3 à 16 ans, dans des établissements hétérogènes, toute la jeunesse de notre pays dans sa diversité ? Quelle démocratie peut fonctionner durablement quand les « élites », de droite comme de gauche, prétendent gouverner un peuple qu’elles n’ont jamais vu de près, y compris à l’école ? D’ailleurs combien sont-ils ceux qui nous gouvernent, hier ou aujourd’hui, à avoir fréquenté l’école publique laïque ?
Jean-Paul Delahaye
Ce texte est issu d’une conférence donnée à Avignon le 4 décembre 2025 dans le cadre d’une invitation du Comité Départemental d’Actions Laïque
[1] Observatoire de la laïcité, rapport annuel 2016-2017.
[2] Jérôme Fourquet, 1985-2017 : quand les classes favorisées font sécession, Fondation Jean Jaurès, février 2018. https://jean-jaures.org/nos-productions/1985-2017-quand-les-classes-favorisees-ont-fait-secession
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