Histoire et mémoire de la colonisation. Le rapport rendu par Benjamin Stora suscite de nombreuses réactions. Comment s’en saisir pour avancer sur la voie de la réparation ?
La repentance est un mot écran
Gilles Manceron Historien, membre de la Ligue des droits de l’homme
La vérité doit être dite sur la colonisation et la guerre d’Algérie, mais le terrain est miné et les mots sont piégés. Un travail est nécessaire pour que les deux sociétés aient une connaissance des réalités et de la complexité de cette histoire, mais il faut se méfier de la tendance des États à instrumentaliser l’histoire.
La République doit reconnaître que la colonisation contredisait le principe de l’égalité de tous les êtres humains proclamé lors de la Révolution française. La repentance est un mot écran destiné à faire obstacle à cette reconnaissance. Il a été inventé par des nostalgiques de la colonisation pour discréditer la demande de désigner pour ce qu’elles sont les injustices et les violences coloniales ponctuées de crimes contre l’humanité.
Ce qui a fait échouer le « traité d’amitié » annoncé par Jacques Chirac avec l’Algérie, c’est le « grand écart » qu’il a tenté entre ce projet de traité et la loi sur les « aspects positifs de la colonisation » de février 2005, qui résultait d’une promesse faite en 2002 au lobby « nostalgériste » pour le dissuader de voter Le Pen au second tour de la présidentielle. L’inscription demandée par l’Algérie dans le préambule du traité des « regrets » de la France pour « les torts portés à l’Algérie durant la période coloniale » ne pouvait se concilier avec la vision « civilisatrice » des « bienfaits » de la colonisation.
La remise du rapport de Benjamin Stora à Emmanuel Macron le 20 janvier a été l’objet d’une manipulation de la part de l’Élysée. Annoncée à 17 heures, elle a été précédée, dans la matinée, par la diffusion à la presse par le « conseiller mémoire » de la présidence des « éléments de langage » qu’il fallait tenir à son sujet : « Colonisation et guerre d’Algérie : ni excuses, ni repentance. » Même si on ne trouve pas ces mots dans le rapport, ce sont eux qui s’y sont trouvés accolés alors que les préconisations de Benjamin Stora ouvrent sur la perspective non d’une « réconciliation », mais d’un apaisement des mémoires.
À l’entrée dans le XXIe siècle, les articles de Florence Beaugé publiés en juin 2000 dans le Monde, « l’appel des douze » paru dans l’Humanité en octobre et la thèse de Raphaëlle Branche soutenue en décembre à l’université ont marqué une prise de conscience de l’horreur de la torture pratiquée par l’armée française dans la guerre d’Algérie. Ce moment a été suivi par des événements importants : les inaugurations par le maire de Paris Bertrand Delanoë, en 2001, d’une plaque au pont Saint-Michel commémorant le massacre de manifestants algériens du 17 octobre 1961, puis, en 2004, d’une place Maurice-Audin dans le 5e arrondissement et enfin, en 2011, d’une stèle à la mémoire des victimes françaises et algériennes de l’OAS. Ils ont coïncidé avec la reconnaissance par la presse des travaux de Jean-Luc Einaudi après le fiasco de la plainte en diffamation de Maurice Papon contre lui, en mars 1999, pour ce qu’il avait écrit sur le massacre des Algériens par des policiers sous ses ordres quand il était préfet de police.
Des reculs sont advenus depuis. Il faut une décision politique, qui ne peut relever du terme religieux de repentance, faire un effort de vérité qui s’adresse à l’ensemble de la nation. Les plus hautes autorités de la République doivent reconnaître l’implication première et essentielle de la France dans tous les traumatismes engendrés par la colonisation de l’Algérie.
Assumer les violences du passé colonial
Karima Dirèche Historienne, directrice de recherche au CNRS
Les réactions suscitées par le rapport Stora sont, en elles-mêmes, objet de débat. Elles sont révélatrices de la présence très actuelle de l’imaginaire colonial dans la culture politique française et des débats qu’il suscite dans la société. Benjamin Stora, historien reconnu pour ses travaux et ses engagements citoyens, a pris le risque de répondre à une commande d’État sur la question de la réconciliation des mémoires franco- algériennes. C’est un défi redoutable et bien souvent peu gratifiant. Je crois qu’il était profondément sincère dans sa démarche en pensant que son travail d’historien et sa proximité avec l’Algérie faisaient de lui la personnalité idéale pour établir ce lien entre les deux rives de la Méditerranée.
Réconcilier à tout prix les mémoires n’est sans doute pas la meilleure entrée d’analyse. La réconciliation n’est pas forcément la solution quand deux parties ont partagé un passé commun fondé sur la domination et la violence.
On ne peut pas mettre sur le même plan historique la responsabilité des violences respectives et des souffrances subies. La France a d’abord été un occupant dans un pays qui ne demandait pas à être occupé. Pendant 132 ans, elle a instauré un système marqué par la destruction des équilibres économiques et sociaux, par une législation discriminatoire avec le Code de l’indigénat (qui s’est importé dans toutes les colonies françaises), par la brutalisation et la clochardisation de la société indigène. C’est une séquence fondamentale de l’histoire contemporaine de la France.
Un grand nombre de citoyens français en sont issus : enfants de harkis, de supplétifs, d’immigrés, de pieds-noirs, de juifs d’Algérie dont le militantisme mémoriel est très actif sur la scène politique française. Comment faire en sorte que ces mémoires puissent s’adosser à un récit historique juste qui reconnaît tous les protagonistes dans les dynamiques propres au temps colonial ? Le savoir historique sur la colonisation tel qu’il s’est construit ces dernières années nous permet d’accéder à cette histoire et d’en connaître sa complexité, ses heurts et ses malheurs. L’intégration de l’histoire orale, des témoignages et des récits, la démarche anthropologique, l’accès à de nouvelles archives ont ouvert de nombreuses fenêtres sur les réalités passées. Les historien(ne)s ont ainsi renouvelé, depuis longtemps, un certain nombre de lectures en décryptant les violences et les inégalités de la matrice coloniale. C’est pour cela qu’il est indécent d’entendre en 2021 des opinions publiques et politiques alimentant la grandeur coloniale de la France. Il ne s’agit pas pour autant de s’excuser ou de faire repentance mais d’assumer les violences du passé colonial. Pierre Audin disait, fort justement, que la vérité est plus importante que les excuses. Je ne suis pas pour autant partisane du déboulonnage de la statue de Bugeaud ; qu’elle reste dans l’espace public mais qu’on y rajoute l’ensemble de ses malversations et de ses crimes lors de la conquête de l’Algérie. Ce passé colonial qui ne cesse d’être réactivé devrait désormais accoucher à la fois d’une reconnaissance publique de la responsabilité de l’État français avec le récit historique qui doit l’accompagner.
Une des urgences, me semble-t-il, est celle qui concerne le passif tragique des essais nucléaires dans le Sahara. Les 17 explosions atomiques (atmosphériques et souterraines) entre 1960 et 1966 ont eu des retombées radioactives qui continuent aujourd’hui encore à contaminer les populations et l’environnement sahariens. Les services de santé algériens, les associations d’alerte, l’OMS ont tous établi le lien de causalité entre la présence radioactive et la prévalence de certains cancers, de malformations de fœtus, de cécités chez les enfants… C’est une question de santé publique très grave. Pourquoi l’État français ne remettrait-il pas les documents cartographiques et les données contenus dans les archives pour procéder, pourquoi pas, à une action commune afin de procéder à une décontamination des sites ? À défaut de solder les comptes du passé, cette action regarderait, enfin, le présent et l’avenir.
La question des responsabilités est centrale
Paul-Max Morin Chercheur à Sciences-Po et au Cevipof, membre du bureau de SOS Racisme
Pour toutes les personnes s’intéressant au passé colonial de la France, le rapport remis au président de la République par Benjamin Stora était attendu. Il a le mérite d’ouvrir le débat sur ce que serait une juste politique de mémoire.
Que l’on ne s’y trompe pas ! La mémoire s’écrit au présent. Elle fait l’objet d’une compétition politique. Les récits sur le passé sont des discours sur nous-mêmes.
La loi du 23 février 2005 sur l’enseignement positif de la colonisation est conçue dans le contexte des révoltes des banlieues. Le rapport Stora est commandé en juin 2020 suite à des mobilisations contre le racisme dans la police. Derrière l’Algérie, les politiques nous parlent d’identité nationale, d’immigration ou de cohésion sociale.
Depuis les années 2000, le discours sur la repentance sert à flatter le sentiment national et à retarder le travail critique sur le passé et ses conséquences sur la société française d’aujourd’hui. De la même manière, la focalisation sur les excuses et la repentance, ces derniers jours, évacue la question pourtant centrale de la reconnaissance des responsabilités et des réparations.
La juste mémoire dont parle Paul Ricœur n’a rien à voir avec l’entre-deux mémoriel macroniste réconciliant des mémoires supposément antagonistes. Il y a au cœur de la juste mémoire le concept de dette. La dette n’est pas un fardeau, mais une opportunité de faire le travail nécessaire pour donner du sens et rétablir un sentiment de justice dans le présent.
Lors du discours sur la rafle du Vél’d’Hiv, Jacques Chirac reconnaît les faits mais également la responsabilité de Français et de l’État français. Ce discours autorise à comprendre ce qui, en France, a rendu possible la mécanique génocidaire. Il ouvre ensuite sur une politique de réparation avec la création du mémorial, de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et par extension de tous les projets que cette fondation a depuis soutenus.
« Regarder le passé en face » nous oblige à comprendre ce qui l’a rendu possible. Sur la colonisation, c’est bien la République qui est responsable de l’instauration du système colonial, de l’indigénat et du système répressif en Algérie. Évacuer la question des responsabilités reviendrait à nous empêcher de penser que la République s’est aussi construite en organisant hors de ses frontières un système inégalitaire.
« Regarder le passé en face » nous oblige aussi à comprendre ce qu’il reste de ce passé. Colonisation et guerre d’Algérie sont en partie à l’origine du racisme, d’inégalités et d’un certain désordre du monde contemporain. Il serait injuste de considérer que la France n’a pas de dette à solder. Les réparations sont l’occasion de mettre la société au travail. Les propositions de structures à même de conduire ou de financer des projets éducatifs, sociaux et culturels fourniraient des outils aux nouvelles générations pour connaître, comprendre et dépasser le passé.
Cependant, si l’objectif affiché est la cohésion sociale, la mémoire ne fera pas tout. Elle ne saurait se substituer à un travail de transformation du réel. Les jeunes se mobilisent contre le racisme dans la police en 2020, pas pour une reconnaissance du 17 octobre 1961. Le colonialisme a produit des institutions et des représentations négatives de l’autre avec lesquelles nous vivions encore. Elles continuent de faire des victimes. En cela, une lutte ambitieuse contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations est aussi une forme de réparation.
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