Les contrats signés par la Commission européenne, que nous publions, montrent comment cette dernière s’est pliée aux demandes des firmes pharmaceutiques. Dans les trois contrats rendus publics, tous les passages cruciaux pour les bénéfices et la protection du monopole des laboratoires ont été censurés. Une clause est très claire en revanche : tout effet indésirable des vaccins relève de la seule responsabilité des Etats membres…
Dans toute sa carrière, lui, il en a vu des vertes et des pas mûres. Cette fois, pourtant, il n’en revient pas. « Plus j’avance dans ma lecture des contrats entre les industries pharmaceutiques et la Commission européenne, plus je comprends pourquoi les entreprises se sont senties très à l’aise au moment de les signer », confie ce bon connaisseur du secteur à Bruxelles, bien introduit également à l’Agence européenne du médicament (AEM). À l’examen, c’est évident, et le caviardage vient souligner encore le parfum global, entremêlant la privatisation des profits, camouflée sous les traits noirs, et la socialisation des pertes qui, elle, apparaît en clair (voir en fac-similé le contrat signé entre Sanofi-GSK et l’UE).
À ce jour, après avoir renâclé pendant des mois, campées sur l’argument du « secret des affaires », puis permis aux eurodéputés d’en consulter des versions tronquées dans une pièce surveillée, avec interdiction d’enregistrer, photographier ou prendre des notes, les institutions européennes ont fini par se résoudre, ces dernières semaines, à publier officiellement quelques-uns des contrats, avec l’aval des groupes pharmaceutiques eux-mêmes. Pour l’heure, seuls trois contrats de préachat de vaccins, sur huit au total, signés par l’UE avec des multinationales engagées dans la course aux vaccins, sont officiellement accessibles au grand public : CureVac, AstraZeneca et Sanofi-GSK. Un quatrième, celui conclu avec le groupe américain Johnson & Johnson, ne circule pas encore, mais ça ne devrait pas tarder, promet-on à Bruxelles. En revanche, Moderna et Pfizer-BioNTech, les deux producteurs des premiers vaccins arrivés sur le marché – largement plus chers que les autres – refusent toujours de lever le moindre coin du voile sur leurs arrangements avec l’UE.
Les États tenus d’indemniser en cas d’effets secondaires indésirables
Prix des matières premières et du sérum dans sa globalité, organisation des chaînes de production, délais de livraison… Dans les trois contrats rendus publics, tous les passages cruciaux pour les bénéfices et la protection du monopole de Big Pharma ont été censurés. Dans l’accord avec CureVac, par exemple, tout le circuit de fabrication qui doit compter un bon paquet de sous-traitants est totalement dissimulé sur plus de trois pages. Dans celui avec Sanofi et GSK, l’UE s’engage à participer, pour un montant passé sous silence, à l’augmentation des capacités de production d’un éventuel vaccin et des dispositions sont prévues en cas d’abandon du projet, mais elles sont également placées sous le sceau de la confidentialité, alors que le retard important dans la mise au point du sérum rend plus concrète aujourd’hui cette éventualité… Dans le contrat avec AstraZeneca, outre les tarifs, c’est le circuit de distribution qui demeure opaque et on a pu voir combien, avec la pénurie qui dure depuis la fin janvier dans l’Union européenne, mais pas du tout au Royaume-Uni, la question est importante. Dans le contrat, la multinationale anglo-suédoise s’engage à « faire tous les efforts possibles » pour fournir son vaccin aux pays européens. Une clause dont la portée est pour le moins douteuse puisque, d’après Reuters, pour ne pas piocher dans la production de ses fournisseurs britanniques, l’industriel envisage – comble du cynisme – de réconcilier Union européenne et Royaume-Uni en allant chercher les stocks promis aux pays les plus riches chez son fabricant indien, le Serum Institute of India, qui devait plutôt participer à la distribution dans les pays du Sud.
Sur le maintien des privilèges liés à la propriété intellectuelle (lire aussi cet article sur le sujet) comme sur le transfert aux États de toute responsabilité en cas d’effets indésirables suite à la vaccination, les contrats signés par les multinationales et Bruxelles sont, là, bien plus transparents. Alors que l’université d’Oxford, dont les chercheurs ont mis au point le vaccin, souhaitait dans un premier temps, avant une intervention de Bill Gates, l’offrir au monde entier (lire notre édition du 3 février), l’UE « reconnaît » AstraZeneca comme « seul détenteur des droits de propriété intellectuelle générés pendant le développement, la fabrication et la distribution » du produit. La même approche vaut pour CureVac et Sanofi-GSK. Sur le deuxième point, la Commission a strictement respecté la consigne donnée par le lobby Vaccines Europe qui, au nom des « risques si élevés pris par les fabricants », exigeait une protection juridique de l’UE en cas d’incident après l’injection d’un vaccin (lire notre article du 1er décembre).
Dans les trois contrats publics, Bruxelles s’engage à prendre en charge les frais éventuels. « La Commission et chaque État membre reconnaissent que l’utilisation des produits va intervenir dans des conditions épidémiques qui requièrent cette utilisation et que l’administration du produit va, en conséquence, être conduite sous la seule responsabilité de chaque État membre », précise par exemple le contrat avec CureVac. C’est encore plus exhaustif pour AstraZeneca : les États seront tenus de prendre en charge les éventuelles indemnisations « dans tous les cas », lit-on, « que le défaut provienne de la distribution, de l’utilisation, des essais cliniques, de la production, de l’emballage, de la prescription et autres dans sa juridiction ». « Tout ça va beaucoup plus loin que tout ce qui avait été dit ces derniers mois », déplore, accablé, un animateur de la campagne pour l’accès aux médicaments de Médecins sans frontières.
Demande d’enquête sur le manque de transparence
L’opacité meurt, la transparence tarde à apparaître et, dans ce clair-obscur, surgissent les ennuis pour la Commission européenne. Après la fronde ouverte au Parlement européen, l’étau se resserre, car, avec la faible lumière commençant à balayer certains contrats, ce sont les conditions de leurs signatures qui sont de plus en plus interrogées. Alors que les autres participants sont restés anonymes, l’UE a intégré, dans son équipe de négociation avec les multinationales, Richard Bergström, ex-patron du principal lobby pharmaceutique européen, l’European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations (Efpia). Un acteur qui, en l’occurrence, a été extrêmement présent dans toute la phase puisque, d’après un décompte réalisé par l ’Humanité à partir du registre des rendez-vous officiels des commissaires européens ou de membres de leurs cabinets, ses représentants ont été auditionnés 34 fois au plus haut niveau – dont 15 fois par la commissaire à la Santé, Stella Kyriakides, et 8 fois par le commissaire à l’Industrie, Thierry Breton –, à Bruxelles, depuis le début de la pandémie au printemps 2020.
C’est dans ce contexte très marqué par les intérêts privés que le Corporate Europe Observatory (CEO), la vaillante ONG spécialisée notamment dans la traque des conflits d’intérêts au sein des institutions européennes, réclame, via les plateformes censées assurer la transparence des décisions publiques de l’UE, la publication des procès-verbaux des discussions entre la Commission et l’industrie pharmaceutique. En janvier, le groupe a réussi à convaincre la médiatrice européenne Emily O’Reilly, chargée de contrôler les institutions à Bruxelles, d’ouvrir une enquête sur le « manque de transparence » en matière de contrats avec les producteurs de vaccins.
La Commission devait répondre à son interpellation en fin de semaine dernière, mais, d’après les services de la médiatrice, elle a loupé le coche. « La transparence autour des négociations aurait permis un débat public et un contrôle parlementaire, plaide le CEO. Les faiblesses dans l’approche de l’UE auraient ainsi été mises en évidence avant qu’il ne soit trop tard pour les corriger. La transparence, qui plus est, aurait également considérablement renforcé les négociateurs de l’UE face à Big Pharma, avec une opinion publique qui, sans aucun doute, aurait soutenu les tentatives de contraindre les entreprises pharmaceutiques à faire des vaccins un bien pu blic mondial, en contrepartie des fonds publics qui leur ont été généreusement accordés. »
Les ONG internationales appellent les États les plus riches à soutenir une suspension temporaire des brevets durant la pandémie, mais les États-Unis et l’Union européenne s’y refusent. En Allemagne, le collectif d’hacktivistes Peng ! a eu l’idée, lui, de s’adresser directement aux salariés de la start-up BioNTech qui ont mis au point le vaccin à ARN messager, commercialisé avec Pfizer. Rappelant que la recherche a été largement financée par le secteur public et que la production de vaccins n’est pas aussi compliquée que le prétendent les grands laboratoires et leurs perroquets, il les invite, dans une campagne virale (www.biontech-leaks.org), à faire fuiter « la liste des produits » nécessaires et « les instructions précises de fabrication » : « Ton travail peut sauver des vies ou aider à maximiser les profits ! »
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