Alors que la pandémie accentue l’épuisement de nos sociétés, l’historien, spécialiste des mentalités et des sensibilités, propose une Histoire de la fatigue. Du Moyen Âge à nos jours. Il en montre les mutations comme autant de révélateurs des rapports des sociétés à la perception des corps et à leurs usages. L’infatigabilité devient-elle une nouvelle norme ? Quel lien entre fatigue et affirmation croissante de l’individu ? Entretien.
Historien du corps et de ses perceptions, vous affirmez que, avec la maladie, la vieillesse et la mort, la fatigue serait l’autre empêchement majeur des corps ?
Georges Vigarello Dans les années 2010, j’avais orienté mes recherches sur les évolutions des perceptions du corps, jusqu’à publier le Sentiment de soi. Je m’étais rendu compte que la perception des maladies avait évolué dans le temps, ainsi que celle de la fatigue et des perceptions intérieures. J’ai donc cherché à comprendre comment ce sentiment de fatigue avait évolué dans le temps. De manière anthropologique, il est vrai qu’il y a trois grands obstacles dans l’idée que nous nous faisons de l’existence. Ces trois grands obstacles sont la mort, la maladie et la fatigue. Or il se trouve que l’objet fatigue a été peu travaillé par les historiens, alors que de belles histoires de la perception de la mort et des maladies ont été produites, notamment à travers l’œuvre de l’historien Philippe Ariès. Pour faire cette histoire de la fatigue, j’ai tâché de croiser les textes médicaux, les témoignages des contemporains, les textes de mœurs et de morale, afin de repérer les manières de dire les fatigues. Ces manières de dire permettent, selon moi, de révéler dans chaque époque son rapport aux corps, de restituer en somme la culture d’une société. Nos modes de fatigue révèlent les manières d’exister socialement.
Dans votre dernier ouvrage (1), vous entendez faire la généalogie de la fatigue pour « montrer comment ce qui semble depuis toujours ancré dans les chairs s’inscrit aussi, au fil des siècles, dans les consciences, les structures sociales et leurs représentations ». Comment cela se traduit-il ?
Georges Vigarello Au Moyen Âge, lorsque la fatigue est citée, c’est celle du combattant sur le champ de bataille, ou du clerc qui s’impose des obstacles, comme de ne pas dormir. Les médecins s’intéressent à la fatigue des voyageurs et de ceux qui doivent longtemps cheminer. À la période classique, en plus de ces fatigues en émergent d’autres dont on ne parlait pas. C’est la fatigue des administrateurs, des intendants de Louis XIV, mais aussi celle des marchands. Ce qui est nouveau, c’est le fait que certains commencent à relever la fatigue d’esprit, celle liée à la préoccupation. Chez les mémorialistes on voit apparaître des expressions nouvelles comme « il était fatigué de subir des demandes ». René Descartes, dans une lettre à la reine Christine, parle de fatigue intellectuelle et recommande de limiter le temps accordé à la philosophie. D’autres auteurs recommandent de ne pas trop jouer aux échecs, et certains manuels religieux incitent à créer des récréations pour ménager les fatigues intellectuelles. Saint-Simon décrit la fatigue à partir des humeurs bouillonnantes et vertigineuses, selon l’ancienne médecine. Il n’analyse pas encore la fatigue dans son versant psychologique. Avec les Lumières, au XVIIIe siècle, l’évocation de la fatigue est bouleversée par l’affirmation de l’individu. Jean-Jacques Rousseau fait émerger la singularité du sujet, qui se pose davantage de questions sur lui-même, qui se défait de la surnature et de la religion. Le sentiment d’existence des Confessions s’affirme comme un « Je sens donc je suis ». Naît quelque chose comme un défi pour s’affirmer, une injonction à éprouver les limites de son corps, y compris au moyen de défis de fatigue. La montagne en est un exemple magnifique. Avant le XVIII e siècle, elle n’existe qu’en négatif, comme territoire hostile à éviter. Avec ces nouvelles représentations, le Mont-Blanc se met à exister comme lieu de défi à gravir et surmonter. Faire l’histoire de la fatigue, c’est à la fois chercher à faire apparaître des profils sociaux originaux mais aussi à repérer des formes de fatigue dont on ne parlait pas.
Comment définiriez-vous le concept de fatigue ? Quelle est l’évolution historique des mots qui ont pu la nommer ?
Georges Vigarello Définir la fatigue est très difficile. C’est une question qui nous échappe, y compris dans nos vies quotidiennes. Les mots pour la dire sont très importants. Je m’en suis d’abord tenu au repérage des mots proches, des mots intermédiaires. J’ai repéré « langueur » au XVIIe siècle, « épuisement » au XVIIIe, « surmenage » au XIXe siècle. Les mots actuels de la fatigue renvoient bien davantage au domaine psychique, au champ de la psychologie. Prenons l’exemple du mot « stress », qui apparaît dans les années 1920. D’abord utilisé par les ingénieurs, il renvoie aux nouveaux matériaux de construction, pour désigner la tension qu’ils peuvent supporter. À cette époque, le biologiste canadien Hans Selye met en lien l’action des hormones et le stress, en cas de choc reçu par les individus. Le choc à l’origine de ces variations de tension peut avoir des origines variées, comme une agression, un accident, une inquiétude. Il considère les hormones comme des matériaux qui nous protègent et les individus comme des matériaux sous tension. Dans les situations où la tension s’intensifie, ne cède pas, dans les cas où le stress augmente, les individus sont alors débordés, et les hormones se retournent contre eux. Cela montre qu’avec cette notion de stress les origines de la fatigue et les représentations se diversifient, puisque la notion concerne à la fois les épuisements physiques et les inconforts psychologiques. Plus tard, le « burn-out » s’inventera dans les années 1980, en lien avec l’épuisement professionnel, à partir de l’exemple des soignants, ce qui nous peut apparaître comme une sorte d’anticipation de la situation des soignants d’aujourd’hui face à la crise du Covid-19. Ils sont soumis à de nombreuses pressions et sont menacés de se griller, d’où la métaphore de l’ampoule qui casse. Le risque de burn-out renvoie à leur position d’impuissance absolue. Les soignants ne savent pas, ils ne sont pas sûrs des thérapies, ils ne connaissent pas bien encore le virus et ses variants, ils vivent avec de nombreuses incertitudes. Ils sont pourtant sommés d’agir. Un autre type de fatigue contemporain est appelé « bore-out ». Il concerne les travailleurs qui se voient mis à l’écart dans leur milieu professionnel ou qui n’y trouvent pas de satisfactions suffisantes. Il est aussi nommé « syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui ». Ces mots nouveaux confirment que la fatigue contemporaine est en grande partie liée au monde du travail et à des pressions psychologiques de plus en plus fortes sur les individus. Sans compter évidemment la fatigue psychologique de ceux et celles qui ne trouvent pas d’emploi du tout…
Quels sont les effets des évolutions des modes de production et du monde du travail après le XIXe siècle ?
Georges Vigarello Ce qui apparaît dans le XIXe siècle des révolutions industrielles, c’est la question de la fatigue ouvrière. Les pouvoirs et les savants cherchent à mesurer les fatigues des ouvriers, non pour les protéger, mais pour garantir l’efficacité et les rendements économiques. D’où les grandes enquêtes comme celle de Louis-René Villermé en 1840, envoyé par l’Académie française pour évaluer la fatigue ouvrière, et le vote de lois comme celle sur le travail des enfants en 1841. La montée du secteur tertiaire, à la fin du XIXe siècle, entraîne d’autres interrogations sur la tension psychologique et les types de fatigue. Si l’industrie et la gestuelle mécanique entraînent une fatigue forte liée au tonus, elles ne sont pas liées à un investissement mental épuisant. Le tertiaire ouvre le temps d’une fatigue psychologique dans laquelle l’enjeu relationnel est très fort. Aujourd’hui le risque lié à la fatigue est surtout celui de craquer, de se déchirer intérieurement.
En interrogeant les évolutions, vous soulignez l’importance de l’individualisme et le gain d’autonomie de l’individu occidental. Qu’en est-il ?
Georges Vigarello C’est une question compliquée et paradoxale. J’ai le sentiment que notre société, à tort ou à raison, fait monter ce qui est de l’ordre d’une affirmation croissante de l’individu. Cela se manifeste en grande partie à travers la consommation, le sentiment souvent à tort qu’on peut choisir et que notre autonomie est dans ce choix. C’est déjà ce que raconte Émile Zola dans Au bonheur des dames, qui insiste sur le fait que les femmes sont nécessairement débordées et insatisfaites. Avec les Choses, Georges Perec analyse aussi les effets de la consommation dans la conscience des gens, en mettant en scène ce couple épuisé par l’insatisfaction de ne pouvoir tout acheter. Parallèlement à cette épuisante revendication d’autonomie par la consommation, une augmentation de l’intolérance à la domination et au harcèlement se développe dans nos sociétés. La conjonction des deux est source d’une grande fatigue psychologique. Elle révèle les insatisfactions et les malaises dans les rapports que nos corps entretiennent avec les choses et avec les autres.
La lutte contre le harcèlement serait-elle comme une forme nouvelle de fatigue ?
Georges Vigarello L’attention et l’intolérance à la violence ne cessent de se développer et de s’affiner. Elles considèrent comme violences des comportements qui n’étaient pas considérés comme tels auparavant. De plus en plus de comportements psychologiquement spécifiques qui sont incriminés. Dans le mouvement #MeToo, on voit apparaître des comportements illégitimes, des gestes déplacés. C’est en fait tout ce qui vient percuter l’autonomie de l’individu qui devient de plus en plus intolérable. C’est une sorte de fatigue vis-à-vis de toutes les dominations, envisagée dans les références les plus ténues, les plus subtiles, et cela renvoie à la manière avec laquelle les femmes s’affirment en rejetant les dominations, fort heureusement.
Un paradoxe contemporain voudrait, selon vous, qu’on se sente plus fatigué mais qu’on se donnerait moins le droit d’être fatigué… L’infatigabilité viendrait-elle contrer l’injonction d’autonomie ?
Georges Vigarello À partir du moment où il y a une importance croissante donnée à l’autonomie de l’individu, il s’agit de ne pas montrer qu’elle peut être empêchée. Macron se présente par exemple comme quelqu’un qui peut passer un tweet en pleine nuit, tout comme Sarkozy faisait son footing portable à la main. Ils manifestent les exigences d’aujourd’hui. L’infatigabilité devient une nécessité liée à la montée de l’autonomie de l’individu.
En quoi s’agit-il, comme le suggère le philosophe Éric Fiat, d’accepter la fatigue, d’abandonner les métaphores du combat, de se faire roseau pour négocier entre soi et soi ?
Georges Vigarello La conclusion de mon ouvrage fait écho à ce que veut dire Éric Fiat, dont j’apprécie beaucoup Ode à la fatigue. La fatigue est inévitable et nous accompagne. Il faut négocier avec elle tout en luttant contre les formes nouvelles de domination que sont les pressions managériales et la précarisation des existences.
Vous dites enfin que la pandémie nous confronterait à des problèmes plus aigus en nous dessaisissant du temps et en nous poussant à surinvestir le présent.
Georges Vigarello En plus des problèmes spécifiques liés au risque de burn-out des soignants, on peut affirmer que la pandémie et le confinement ont entraîné l’annulation ou la limitation des deux grandes données anthropologiques que sont nos manières de disposer du temps et de l’espace, puisqu’on ne peut rien prévoir et que les déplacements sont limités. On peut ajouter le fait que les systèmes relationnels sont perturbés. Ces empêchements, ces restrictions, entraînent une augmentation générale de la fatigue psychologique. À cela il faut ajouter la fatigue propre aux précaires et aux travailleurs de l’ombre, perçus comme nécessaires au début de la crise du Covid-19, puis maintenant oubliés.
Représentations du corps
Après avoir exercé les fonctions de professeur d’EPS en lycée et d’enseignant en sciences de l’éducation à l’université, Georges Vigarello a été directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales et membre de l’Institut universitaire de France. Ses recherches et publications ont mis en perspective l’histoire des représentations du corps et des normes sociales, à travers l’étude des imaginaires relatifs à la santé et à l’hygiène. Auteur de nombreux ouvrages, il a notamment cosigné avec Alain Corbin et Jean-Jacques Courtine une Histoire du corps (Seuil, 2011), suivie d’une Histoire de la virilité et d’une Histoire des émotions.
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