La génération des militants politiques et du mouvement ouvrier, celle de la II e et jusqu’à la création de la III e Internationale, qui a suivi celle des communards, tirent des enseignements différents de l’expérience écrasée dans le sang.
Une des grandes questions qui se pose aux courants socialistes à la fin du XIX e siècle pourrait se résumer ainsi : que faire de la Commune ? Écrasée en mai 1871, sa mémoire est investie par de nombreux socialistes et anarchistes qui voient en elle une expérience politique unique. Elle s’achève, certes, sur un terrible échec, mais les communards exécutés sont célébrés comme des martyrs tombés au combat.
En France, bien sûr, où les survivants de la Commune (Louise Michel, Benoît Malon, Édouard Vaillant…) ou leurs soutiens en région (tel Jules Guesde qui était à Montpellier au moment des événements) vont jouer un rôle important dans la construction des divers courants socialistes. Mais aussi parmi de nombreux groupes militants dans toute l’Europe. Ainsi, le 18 mars est l’occasion de rappels, chaque année, des actions glorieuses des communards.
Quelques dates. 1864-1876 Première Internationale ou Association internationale des travailleurs (AIT). 1889 Décision de fonder une Seconde Internationale ou Internationale ouvrière au congrès de Paris. 1891 Au congrès de Bruxelles, la Seconde Internationale pose la lutte des classes comme principe fondamental. 1904 Au congrès d’Amsterdam, le courant de Jules Guesde l’emporte sur celui de Jean Jaurès.
En Allemagne, où la social-démocratie allemande devient, à partir des années 1880, le parti ouvrier le plus implanté du continent, la date est commémorée chaque année avec faste. Le 18 mars évoque le Paris de 1871, mais aussi – heureux hasard du calendrier – les barricades de Berlin en 1848. Les deux expériences se sont, certes, achevées par la victoire des forces contre-révolutionnaires, mais elles dessinent un chemin pour l’avenir, les bases d’une société nouvelle.
Faire vivre concrètement l’internationalisme
À une époque où les classes dominantes françaises comme allemandes cultivent un chauvinisme sans complexe, la célébration de ce 18 mars franco-allemand résonne comme une des premières tentatives historiques de faire vivre concrètement l’internationalisme. En 1898, pour les cinquante ans de 1848, le gigantesque défilé qu’organise la social-démocratie dans les rues de Berlin honore aussi l’expérience française.
Une forme d’organisation supérieure à la Commune nécessaire
On aurait pourtant tort de comprendre ces manifestations comme un appel pur et simple à refaire une révolution du même type. Entre-temps, le mouvement ouvrier s’est doté de partis et d’organisations syndicales et coopératives. Le suffrage universel masculin est pratiqué dans plusieurs pays européens. Ne peut-on pas conquérir le pouvoir autrement ?
Jean Jaurès, par exemple, célèbre sans ambiguïté les mérites de la Commune et ses mesures sociales et politiques. Il doute néanmoins qu’il soit nécessaire de reproduire une telle insurrection. Et certains anciens communards eux-mêmes, à l’image de Benoît Malon, sont même à l’origine du réformisme politique. Ils ne retiennent de la Commune que quelques mesures concrètes, souvent en la vidant de sa substance subversive. Mais, au-delà des divergences entre courants socialistes, tous s’accordent plus ou moins à considérer qu’une forme d’organisation supérieure à la Commune est nécessaire.
La Commune façonne l’identité de l’aile gauche du socialisme international
Ce fait n’est pas à prendre à la légère. Le succès de la forme parti à la fin du XIX e siècle, s’il doit être compris dans un contexte plus large, doit ainsi beaucoup aux leçons tirées de la Commune. Honneur à elle, certes, d’avoir montré la voie. Mais il est urgent d’aller plus loin et autrement, au risque de nouvelles défaites. Rien ne dit que certains courants socialistes – que l’on pense au courant structuré par Guesde en France ou aux bolcheviques en Russie – n’auraient théorisé et/ou pratiqué des formes d’organisation aussi structurées et hiérarchisées sans le traumatisme de 1871.
D’une certaine manière, le bolchevisme n’aurait probablement pas existé sous la forme qu’on lui a connue sans l’expérience communarde. En effet, si, dès les années 1880, d’aucuns retiennent de la Commune qu’il faut désormais éviter toute rupture violente, d’autres au contraire insistent sur la nécessaire conquête de l’appareil d’État pour le retourner contre les ennemis de la révolution. L’exemple de la Commune façonne ainsi l’identité de l’aile gauche du socialisme international.
Lénine admire intensément l’audace des communards. Il souhaite néanmoins désormais que la « dictature du prolétariat » à venir se donne les moyens de sa politique, au risque de nouvelles semaines sanglantes au cours desquelles le prolétariat serait de nouveau vaincu. Lorsque le pouvoir soviétique aura tenu un jour de plus que la Commune, Lénine estimera avoir franchi un pas historique décisif ! Depuis lors, la Commune sera d’autant plus commémorée qu’elle apparaîtra à des générations de militants comme annonciatrice des temps nouveaux.
Reste à savoir aujourd’hui ce qui demeure inspirant. Ou à l’inverse ce qui peut sembler désormais en décalage avec nos réalités contemporaines. En ce sens, les débats stratégiques amorcés par Jaurès et Lénine sur la Commune se poursuivent (à propos de l’État, du changement social et politique…). Ils demeurent sources d’interrogations pour le présent.
Jean-Numa Ducange.
Historien, auteur de Quand la gauche pensait la nation (Fayard)
Retrouvez une version longue de cette évocation historique sur le site de la Fondation Gabriel-Péri et en anglais sur le site de l’hebdomadaire progressiste états-unien Jacobin.
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