La colère gronde dans les établissements des régions les plus touchées par le coronavirus. Droit de retrait, grève envisagée : les enseignants refusent de mettre en danger la vie de tous. Et posent la question de la fermeture.
« C’est devenu invivable. » La lassitude, la fatigue se font entendre dans la voix de Marie-Hélène Plard. Directrice d’école maternelle en Seine-Saint-Denis, mais aussi cosecrétaire départementale du SNUipp-FSU, elle n’est pourtant pas du genre à baisser les bras. Mais, dans les 19 départements confinés, et plus encore dans le sien, la montée brutale de l’épidémie semble dépasser les limites de ce que le système scolaire et ses acteurs, déjà beaucoup sollicités depuis un an, peuvent endurer. Au point que beaucoup craignent, si des mesures à la hauteur de la menace ne sont pas prises en urgence, que la situation n’échappe à tout contrôle. Jusqu’à envisager, à leur corps défendant, la fermeture des écoles.
« Par manque de moyens, des mesures sanitaires inapplicables »
À Drancy, le lycée Eugène-Delacroix est devenu une sorte de symbole de l’ampleur dramatique prise par la crise sanitaire et de l’incapacité des autorités de l’éducation nationale à y répondre. Dans cet établissement à la fois général, technologique et professionnel de 2 000 élèves, une vingtaine de parents d’élèves sont décédés depuis le début de l’épidémie – soit environ 1 % de familles endeuillées.
Les trois membres de l’équipe de direction sont positifs ou cas contacts. Une vingtaine d’enseignants sont malades, le nombre de cas contacts restant indéterminé. La semaine dernière, 54 élèves positifs y étaient recensés et près de 130 cas contacts, ce qui porte le taux d’incidence dans l’établissement au niveau ahurissant de 2 500 pour 100 000. Rappelons que le seuil d’alerte, qui a déclenché le renforcement des mesures dans les zones concernées, est de 500 pour 100 000… Et il s’agit là des chiffres officiels : « Ils minorent la réalité, rappelle un enseignant du lycée que nous appellerons Dominique, puisque c’est du déclaratif. »
Il décrit une « situation anxiogène » et la désorganisation qui règne : « Il y a des élèves qui viennent alors qu’ils sont positifs. Des collègues, ou même des élèves parfois, sont obligés de demander à d’autres de partir parce qu’ils présentent des symptômes évidents, fièvre ou autres. » Dans une lettre ouverte, les personnels dénoncent : « Les mesures sanitaires sont inapplicables en raison du manque de moyens matériels et humains. Les effectifs en infirmiers, médecins scolaires, conseillers principaux d’éducation (CPE), agents d’entretien, assistants d’éducation et enseignants ne sont pas suffisants pour nous permettre d’appliquer le protocole. »
Des enseignants font valoir leur droit de retrait
« Dans les lycées, explique Grégory Thuizat, responsable du Snes-FSU (premier syndicat du secondaire) en Seine-Saint-Denis, le Jean-Michel Blanquer qui veut laisser l’école ouverte se heurte au Jean-Michel Blanquer de la réforme du baccalauréat. Avec des groupes de spécialités où se mélangent des élèves venus parfois de sept ou huit classes différentes, inutile de parler de non-brassage. » Le 26 mars, le ministre a annoncé que, désormais, les classes fermeraient dès le premier cas contact : si on appliquait cette mesure à Delacroix, 27 d’entre elles (sur 80) seraient concernées. Invoquant un « danger grave et imminent », les enseignants ont fait valoir leur droit de retrait à partir du mardi 23. Le vendredi, la réponse du rectorat est tombée : c’est non. Autrement dit, ces professionnels qui veulent se protéger, mais aussi protéger leurs élèves et les familles de ces derniers, risquent de subir un retrait de salaire.
Autre exemple : le collège Georges-Politzer de La Courneuve. Lui également en droit de retrait – également refusé – à la fin de la semaine dernière : « Jeudi matin, raconte Romain Gentner, délégué du Snes-FSU, nous avons appris qu’un collègue avait été hospitalisé et qu’une autre, qui présente des comorbidités, était positive. » La goutte d’eau qui fait déborder le vase. Dans le collège, plus d’infirmière ni de personnel de direction, tous positifs ou cas contacts. Une dizaine d’enseignants absents sur 65. Et depuis le 26 au matin, plus de CPE non plus. Mais le collège est resté ouvert, le proviseur du lycée voisin ayant été sommé de faire l’intérim… en plus de son propre établissement. Respecter le protocole sanitaire dans ces conditions ? « Les adjoints techniques technique territoriaux des établissements d’enseignement n’en peuvent plus, répond Romain Gentner. Depuis un an, avec le nettoyage et la désinfection, ils font le double de travail. Ils sont déjà en sous-effectif en temps normal, mais avec les malades, les cas contacts et l’épuisement, ce n’est plus tenable. À la cantine, tout le monde se sert dans les mêmes paniers à couverts ou à pain… Et une élue départementale est venue, vendredi, nous dire qu’il n’y aura pas de renfort ! On ne peut plus co ntinuer dans ces conditions. On met la vie des familles en danger. » Avec le soutien des parents d’élèves, le personnel a décidé de ne pas assurer l’accueil des élèves à partir d’aujourd’hui.
« Nous avons mal vécu les mois en distanciel. Mais là, il faut arrêter »
Comme dans bon nombre des établissements concernés, ils demandent des mesures à la hauteur. D’abord, la fermeture « pendant une semaine, pour arrêter la propagation du virus et ne pas devenir un cluster ». L’enseignant insiste : « Tous les professeurs VEULENT accueillir les élèves en présentiel. Nous avons très mal vécu les deux mois en distanciel, l’an dernier. Mais là, il faut arrêter. » Même demande, même crève-cœur au lycée Delacroix : « On ne souhaite pas cette fermeture. On sait qu’on va perdre des élèves », regrette Dominique. Du côté des écoles, le SNUipp-FSU s’est résolu à déposer un préavis de grève, appelant également les enseignants à ne plus accueillir les élèves si la situation l’exige. « Ce n’est pas de gaieté de cœur, rappelle Marie-Hélène Plard. Nous avons, par exemple, à Saint-Denis, une maternelle où il n’y a plus d’adultes valides en poste, mais qui est censée rester ouverte ! Les inspecteurs, les médecins scolaires demandent des fermetures : le rectorat passe outre leur avis. » La syndicaliste dénonce aussi les annonces de Jean-Michel Blanquer sur le renforcement des moyens de remplacement, auquel elle ne croit pas plus que ses collègues, et confie son amertume : « Ça fait un an qu’on demande des moyens humains, pour les remplacements, mais aussi pour faire baisser les effectifs des classes ! Et un professeur, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval… »
« En Seine-Saint-Denis, on sacrifie les pauvres »
Pour elle, « il ne faut pas fermer. Je suis inquiète des conséquences de cette épidémie sur les élèves, notamment les plus jeunes. On observe des retards de langage, des retards psychomoteurs. Si on ferme à nouveau, ça risque d’être dramatique. Mais nous sommes arrivés à une telle extrémité que la question de la fermeture se pose. À force de ne rien faire, ils jouent avec la vie des élèves, du personnel, des familles. Et ici, en Seine-Saint-Denis, c’est la double peine, avec la dégradation des infrastructures de santé, le manque de laboratoires qui repousse parfois les résultats des tests à sept jours… Depuis un an, les enfants subissent des conditions d’enseignement dégradées. On sacrifie les pauvres. »
Mais, au-delà du débat sur la fermeture, tous s’accordent sur la nécessité de prendre enfin de vraies mesures pour combattre l’épidémie, tout en offrant aux élèves des conditions décentes : pas de demi-jauges, mais de vrais demi-groupes pour tous, avec l’embauche de personnel au niveau nécessaire ; l’exigence de la mise en place de purificateurs d’air et de détecteurs de CO2, en particulier dans les cantines ; en finir avec les fenêtres bloquées, le manque de points d’eau… Tout ce qui aurait pu et dû être fait dès l’été dernier. À condition de s’en donner les moyens : « Blanquer a redonné au budget de l’État 200 millions inutilisés, rappelle Rodrigo Arenas, coprésident de la FCPE, qui appelle à un « printemps des parents » avec des concerts de casseroles, le 31 mars, à 18 heures, dans tout le pays. « Il fallait investir cet argent dans l’école. Nous lui disons : rendez l’argent aux enfants ! »
Chez nos voisins, le débat paraît réglé depuis des semaines : dans une phase aussi sévère de la pandémie, les écoles ferment. Cela a été le cas au Royaume-Uni, ça l’est toujours en Italie et en Allemagne, avec un taux d’incidence inférieur à celui de la France : outre-Rhin, c’est à partir de 100 cas pour 100 000 habitants que le mécanisme de reconfinement est déclenché. Ce week-end, la Belgique a décidé d’ajouter au moins une semaine aux vacances de Pâques, ce qui permet d’arrêter l’activité dans les établissements scolaires quasiment jusqu’à fin avril. En Italie, où les fermetures complètes ou partielles se sont déjà étalées sur plus de 30 semaines depuis un an, Mario Draghi, le président du Conseil, promet de rouvrir les écoles maternelles et primaires après Pâques, y compris dans les zones rouges.
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