Dans Un corps à soi, mêlant théorie, récit intime et témoignages, la philosophe féministe analyse les représentations et les injonctions patriarcales qui scandent la vie des femmes. Si elle dénonce un corps « mis à disposition » depuis toujours, elle propose aussi aux femmes de se le réapproprier comme outil d’émancipation.
Camille Froidevaux-Metterie est philosophe, professeure de science politique et chargée de mission égalité à l’université de Reims-Champagne-Ardenne. Le corps est au centre de sa réflexion féministe, qu’elle mène à travers une approche phénoménologique, riche des expériences vécues de nombreuses femmes interrogées. Un corps à soi (Seuil) est son quatrième ouvrage, après la Révolution du féminin, Seins et le Corps des femmes. La bataille de l’intime, qui vient d’être réédité (Points Seuil).
Depuis quand les femmes ont-elles été assignées à leur corps, considérées comme des corps-objets et non des corps-sujets ?
Camille Froidevaux-Metterie Comme souvent, tout commence dans l’Antiquité grecque. Le point de départ de cette objectivation est la définition par Aristote de la condition féminine au seul prisme de la capacité maternelle, laquelle est très étroitement conçue puisque le philosophe pense que les femmes se contentent de recevoir en elles, et de nourrir, l’homoncule – homme minuscule – que contient la semence masculine. Leur existence étant de ce fait inférieure par essence à celle des hommes, seuls véritables (pro)créateurs, elles se trouvent cantonnées à la sphère domestique et privées de toute participation à la vie commune. Cette assignation des femmes à leurs fonctions sexuelle et maternelle constitue le socle du système patriarcal qui a traversé les siècles jusqu’à nous sous la forme d’une structure hiérarchiquement sexuée du monde, soit la division entre une sphère privée féminine inférieure et une sphère publique masculine supérieure.
Le premier scandale est que ce schéma patriarcal a survécu au tournant de la modernité politique, les théoriciens de l’égalité se le réappropriant en l’augmentant d’une nouvelle justification. Sous la plume de Rousseau, la famille patriarcale est la condition même d’existence de la démocratie : les mères vertueuses éduquent les futurs citoyens dans les valeurs communes pendant que les hommes font vivre la démocratie et s’en arrogent les privilèges. L’exclusion des femmes du monde social et politique ne va pas heurter, ou si peu, les révolutionnaires français et américains qui mettent en œuvre le programme démocratique. Elle se perpétuera jusqu’à ce que les féministes des années 1970 remettent en cause les fondements de l’ordonnancement patriarcal du monde. Pourtant, et c’est le second grand scandale, le socle de l’objectivation corporelle survivra aussi à ce premier moment de la révolution féministe.
La révolution féministe post-68 a mis le corps et la libération sexuelle au cœur de ses revendications mais s’est arrêtée en cours, comment l’expliquez-vous ?
Camille Froidevaux-Metterie Il faut prendre la mesure de l’ampleur du projet. Les féministes s’attaquent au socle même de tout le système patriarcal, sur ses deux versants sexuel et maternel. La conquête des droits procréatifs marque ainsi une rupture anthropologique en délivrant les femmes de la maternité obligatoire. Mais, très vite, les thématiques corporelles disparaissent. Elles sont recouvertes par d’autres combats, sur fond de l’universalisme dominant qui refuse de faire une quelconque distinction entre les individus. Les femmes investissent pleinement le monde du travail dans les années 1980, ce qui enclenche une série de nouvelles revendications féministes, comme l’égalité salariale. Cette séquence débouche sur une première remise en cause de la famille patriarcale, avec des mesures comme le pacs ou les débats sur l’homoparentalité. Au tournant des années 2000, s’ouvre la bataille du genre, qui est celle de la déconstruction des stéréotypes genrés et de la sortie de la binarité féminin/masculin. Elle implique une forme de déconsidération des problématiques incarnées ordinaires qui sont celles des femmes : on considère que ce sont des facteurs qui jouent contre leur émancipation sociale et professionnelle.
Pourquoi dites-vous que les femmes n’ont pas de corps dans le monde du travail ?
Camille Froidevaux-Metterie Les femmes ont dû accepter d’oublier qu’elles avaient des corps pour pouvoir prétendre travailler dans les mêmes domaines et aux mêmes fonctions que les hommes. Il y a eu une sorte d’injonction à la désincarnation. Mais c’est parce que, dans nos sociétés occidentales, tout est conçu à l’aune d’un corps générique qui est en fait un corps masculin. Rien n’est pensé ni prévu relativement aux thématiques corporelles « féminines ».
Dans le monde du travail, les femmes n’ont pas leurs règles, elles ne souffrent pas d’endométriose, elles n’ont pas d’enfants, elles n’allaitent pas, elles n’ont pas de cancer du sein. La conception du corps qui domine est intrinsèquement virile, associée aux prétendues qualités de performance, de constance et d’excellence. Elle renvoie à un idéal de perfectibilité, nos corps devant être toujours mieux que ce qu’ils sont. Dans la vie professionnelle, cela donne des attentes en termes de disponibilité permanente et de carrière exponentielle. Nulle place n’est faite aux dimensions nécessairement changeantes et vulnérables de toute existence incarnée.
Nous vous conseillons : Maternité. Peut-on allaiter au travail ?
Lorsque j’ai été recrutée à l’université, c’était assez tard, à 33 ans, l’âge où j’ai eu mon premier enfant. Cette dualité de condition n’a pas été facile à vivre. Je me suis alors rendu compte que l’émancipation sociale des femmes se faisait sur le mode de l’accumulation. À leur ancien statut domestique venaient se surajouter leurs nouvelles obligations professionnelles. Pendant la crise sanitaire, cela s’est accentué : les femmes ont cumulé leur charge professionnelle qu’elles ont amenée à la maison, la charge mentale et domestique qu’elles assumaient déjà, la charge parentale avec l’école à la maison et la charge émotionnelle, c’est-à-dire le fait d’assurer le bien-être émotionnel et affectif de leur entourage. Je crois que c’est ce qui explique le phénomène de burn-out massif que l’on observe aujourd’hui.
Qu’est-ce qui a déclenché courant 2010 une nouvelle « bataille de l’intime », pour reprendre votre expression ?
Camille Froidevaux-Metterie Dans les années 1970, le combat pour le contrôle de la procréation a permis de penser un découplage entre sexualité et maternité qui devait ouvrir grand la porte de la libération sexuelle. Mais cette révolution du plaisir n’a pas eu lieu pour les femmes, elle a surtout bénéficié aux hommes. Au début des années 2010, une nouvelle génération de féministes est revenue au corps, au plus intime de l’existence incarnée des femmes, enclenchant le « tournant génital du féminisme».
Tout a commencé autour de la question des règles, et ce n’est pas anodin, car elles inaugurent l’entrée des filles dans leur corps sexué qui est aussi immédiatement sexuel. On a vu ensuite toute une série d’initiatives éclore à la faveur d’un nouveau militantisme 2.0, sur Internet et les réseaux sociaux, une constellation de microcombats reliés entre eux par le fil rouge de l’objectivation corporelle. Depuis une décennie maintenant, ces luttes se déploient : règles et thématiques associées (endométriose, protections hygiéniques), violences gynécologiques et obstétricales, organes génitaux et plaisir, maternité et accouchement, sans oublier le moment paroxystique de #MeToo en 2017 sur les violences sexistes et sexuelles. Ce mouvement ne dénonce pas simplement les agressions subies et leurs auteurs, mais témoigne d’une aspiration à une sexualité enfin épanouissante parce que débarrassée de la violence et repensée sur un mode égalitaire.
Si la révolution sexuelle des années 1970 était placée sous le signe de la liberté, sa relance contemporaine l’est sur le versant de l’égalité : comment désinsérer l’hétérosexualité de sa gangue patriarcale, c’est-à-dire notamment comment se débarrasser du script hétéronormé dominant – selon lequel une relation sexuelle réussie serait la pénétration d’un vagin par un pénis se terminant par une éjaculation –, en se souciant du plaisir ressenti par les femmes, mais aussi en imaginant d’autres pratiques, en légitimant d’autres sexualités et d’autres conceptions.
Analysant les grands domaines de l’objectivation corporelle des femmes (la sexualité, la maternité, l’apparence), vous avez tenu à écrire cet essai philosophique féministe « en première personne », en exposant notamment vos propres troubles du comportement alimentaire, pourquoi ?
Camille Froidevaux-Metterie Cette écriture « en première personne » (expression que j’emprunte à la philosophe Natalie Depraz), ce n’est pas seulement dire « je », c’est aussi considérer que ma propre expérience vécue produit du sens et résonne avec d’autres expériences. La démarche est d’abord phénoménologique, par l’attention prêtée au sujet pensant incarné, elle est aussi proprement féministe : il s’agit de partir du récit singulier pour nourrir un combat collectif.
Dans les années 1970, les femmes se réunissaient dans des « groupes de conscientisation » pour partager, en non-mixité, les récits plus ou moins traumatiques de choses qu’elles avaient vécues (souvent autour du viol ou de la maternité). Naissaient ainsi la prise de conscience d’une semblable condition d’oppression et la volonté d’entrer en lutte politique pour s’en extirper. Cette pratique de la mise en commun des récits singuliers est aujourd’hui à nouveau très présente dans les expériences militantes contemporaines, que ce soit dans l’espace virtuel des réseaux sociaux qui recréent des cercles de conscientisation ou dans l’espace public, comme lors des grandes marches #NousToutes. La prochaine aura lieu le samedi 20 novembre dans toute la France.
Que répondez-vous à ceux qui estiment que les féministes ont gagné, affublant celles qui continuent à se battre du terme péjoratif de « néoféministes » ?
Camille Froidevaux-Metterie Cette réactionnite aiguë est assez inquiétante, tout spécialement quand elle prend la forme d’une série d’essais antiféministes écrits par des femmes qui s’arc-boutent contre la soi-disant détestation des hommes dont témoignerait le mouvement #MeToo. C’est une grossière erreur d’interprétation que j’interprète comme une vague de panique face à l’effondrement du vieux monde patriarcal. Celles et ceux qui jouissent de ses privilèges réagissent en disqualifiant le féminisme, notamment en prétendant qu’il l’a déjà emporté, les hommes ayant perdu leurs privilèges ancestraux. C’est ce que sous-entend l’appellation de « néoféminisme », simple résurgence du « postféminisme » des années 2000. Dans les deux cas, le préfixe vise à faire croire que les combats auraient été gagnés et que le système patriarcal n’existerait plus. Pas la peine de détailler beaucoup pour faire la preuve du contraire : ce sont toujours les hommes qui exercent la plupart des fonctions de pouvoir, qui continuent de subordonner et d’agresser les femmes, lesquelles restent assignées à l’ordre inférieur de la vie domestique.
Alors, oui, les troupes sont nouvelles, les modalités militantes sont inédites, mais les combats sont très anciens. Nous avons décidé de mettre au jour ce scandale de l’objectivation perpétuée par-delà la rupture de l’émancipation sociale, laquelle n’a pu selon moi se déployer pleinement que pour peu que les femmes restent bien des femmes, c’est-à-dire des corps « à disposition ». Quand on est un homme aujourd’hui et qu’on fait le constat d’une condition féminine encore et toujours objectivée et aliénée, comment ne pas accepter que les féministes puissent être misandres ? Je le suis, mais être misandre, cela ne veut pas dire vouloir vivre sans les hommes. C’est détester ce que le système patriarcal continue d’imposer aux femmes dans nos sociétés prétendument émancipées. Il y a bien quelques fractions militantes dans le champ féministe qui sont effectivement radicales, dans le sillage de leurs sœurs des années 1970, et qui affichent une forme de rejet des hommes. Et alors ? Si quelques féministes détestent les hommes, est-ce si grave ? Notamment au regard de la misogynie millénaire et de ses conséquences meurtrières. Contrairement au patriarcat, le féminisme ne tue pas.
Lire notre entretien : Christine Bard : « L’antiféminisme n’a pas du tout disparu »
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