En écoutant les chaines en continue nous parler non seulement de l’Ukraine, mais du danger qu’un autre vote que celui pour Macron nous réserverait, il m’est apparu à quel point ce mode d’exposition est primaire, mais également abstrait , ne renvoyant à aucune réalité de l’expérience sensible de chacun. Faire de la Russie ou de la Chine, l’origine de tous nos maux, est déjà une entreprise “hors sol” mais transformer Mélenchon, ce social démocrate, épris d’effets oratoires digne d’un “radical de la troisième république” en péril ultime pour notre progéniture et nos biens est si excessif que nos “élites” et le président lui-même, ont atteint le niveau de la marchande de poisson vindicative selon Hegel; mais lisez plutôt et souvenez-vous que Marx qui n’a jamais renié HEGEL l’a remis sur ses pieds en matière d’origine des faits, et qu’il plaide pour la compréhension d’êtres humains concrets, de sociétés concrètes, c’est à dire synthèse en devenir de nombreuses déterminations. Il accuse Proudhon, comme le capital, de pensées abstraites en matière de “propriétés “à tous les sens du terme. (note de danielle Bleitrach pour histoire et societe).
(j’ai perdu le lien avec le site qui publie ce petit bijou, qu’il se fasse connaître pour le rétablir.)
En général, on trouve que la philosophie, c’est trop abstrait. Les gens, y veulent du concret. Et ce n’est pas Hegel qui leur donnera tort : « Le sain bon sens exige le concret » dit-il quelque part. Bon, mais encore faut-il savoir ce que c’est, de penser « concret ». Ce que les gens n’aiment pas trop dans la philosophie, c’est que c’est plein d’idées générales, sans grand rapport immédiat avec le réel concret, singulier, celui qu’on a sous les yeux et qu’on peut toucher. Le philosophe disserte sur la Justice en général, alors que lui, l’homme normal (on est toujours un brave type normal), il a affaire à des crapuleries bien concrètes, là, dans le tram, dans le métro, dans la rue. La crapule, elle, elle est concrète, sous mes yeux, je la touche. Vraiment ?
Hegel justement s’est penché sur cette question dans un petit texte très drôle, et un peu polémique comme il faut, écrit en 1807 : Qui pense abstrait ? Il prend l’exemple…concret d’une brave gouvernante qui va acheter des œufs sur le marché pour ses maîtres. Alors elle regarde l’étal d’une marchande, une petite vieille femme, elle fait comme tout le monde, elle vérifie la qualité avant d’acheter. Et elle trouve que quand même la vieille exagère, parce que ses œufs, ils sont pourris. Et là ça devient très concret.
« Vieille femme, tes œufs sont pourris », dit la servante à la marchande. « Quoi ? » réplique-t-elle, « Pourris, mes œufs ? Pourrie toi-même ! Tu oses dire cela de mes œufs ? Toi dont le père a couru les grands chemins, dévoré par les poux ? dont la mère est partie avec les Français ? dont la grand-mère est morte à l’hospice ? Achète-toi une vraie chemise pour remplacer ce fichu de pacotille ! On sait bien où elle a trouvé son fichu et ses bonnets ! Si ce n’était de ces officiers, je n’en connais guère qui seraient attifées de la sorte aujourd’hui ! Et si nos nobles dames prenaient plus de soin de leur maisonnée, j’en connais au contraire beaucoup qui seraient en prison à l’heure qu’il est ! Va donc repriser les trous de tes bas ! » Bref, elle ne lui laisse pas un fil sur le dos. Elle pense de façon abstraite et met tout ensemble la femme, son fichu, son bonnet et sa chemise, ses doigts et autres parties de son corps, son père et toute sa famille, simplement parce qu’elle a commis le crime de trouver ses œufs pourris. Tout ce qui la touche prend la couleur de ces œufs. Quant aux officiers dont a parlé la marchande, et si, comme on peut se le demander, il faut ajouter foi à ses dires, ce qu’on leur montre est sans doute très différent.
Hegel, Qui pense abstrait ? (1807).
Ça, c’est une dispute de marché. Au Boulingrin, on est poli, on en fait pas des comme ça. Mais quelle leçon générale (abstraite ?) tirer de cet exemple (concret?) ? La vielle, dit Hegel, elle est abstraite. Pourquoi ? Parce que sous le coup de la colère, enfin plutôt du ressentiment, comme dirait Nietzsche, « tout ce qui la touche (elle, la servante) prend la couleur des œufs ». Elle ne voit plus une femme, là, devant elle, en chair et en os, mais la servante qui a osé dire que ses œufs étaient pourris. Peut-être la servante l’a-t-elle aidé hier, peut-être étaient-elles à l’école ensemble, qui sait ? Tout ça est oublié, mis de côté, ça n’existe plus. Elle n’a plus face à elle qu’une servante effrontée, et elle s’en venge. La vieille oublie tout cela… Elle oublie. Elle fait abstraction de tout ça. Elle ne juge plus une femme. Elle ne voit plus une femme. Elle s’est perdue dans sa haine.
Faire abstraction, c’est négliger tout un aspect des choses. Si, par exemple, je prends une roue de vélo, et que je fais abstraction de sa matière, le caoutchouc, il reste le rond, et presque le cercle. Le mathématicien enlève quelque chose du monde, il oublie la matière, à la fin, il ne reste plus que des cercles et des droites parfaites. C’est exactement ce que fait la vieille : elle oublie, dans la femme qu’elle a en face d’elle, la totalité qu’est cette femme, pour ne retenir qu’un aspect éphémère : la servante effrontée. Et c’est pour ça qu’elle est abstraite, et c’est pour ça qu’elle est injuste.
Être abstrait, ce n’est pas se perdre dans des idées générales. C’est faire abstraction de la totalité qui compose un être pour le réduire à un de ses aspects. Alors quand les gens croient être « concrets », en fait, ils sont complètement, mais alors complètement abstraits. Ils n’ont aucune conscience de la totalité des choses qui composent ce qu’ils se permettent de juger. C’est comme juger un homme à ce qu’il vient de faire en oubliant, en faisant abstraction de toute son histoire.
La suite du texte est bien aussi.
« Passons de la servante au serviteur. Aucun n’est plus mal placé que celui qui sert un homme d’une classe inférieure et d’un petit revenu ; et plus noble est son maître, mieux il s’en trouve. L’homme du commun, encore une fois, pense plus abstraitement, il se donne des airs nobles devant son serviteur, et dans ses rapports avec lui ne connaît que le valet ; il s’en tient à ce seul prédicat. Le serviteur qui a la meilleure place est celui qui sert un maître français. Le gentilhomme est familier envers son valet, le Français amical. Lorsqu’ils sont seuls, c’est le valet qui parle. Voyez Jacques et son Maître de Diderot. Le maître se contente de priser et de regarder l’heure, et laisse son valet s’occuper du reste. Le gentilhomme sait que son serviteur est plus qu’un serviteur, qu’il est au courant des dernières nouvelles de la ville, qu’il connaît les filles, qu’il a de bonnes idées en tête. Il s’informe auprès de lui et lui permet de dire tout ce qu’il sait sur ce qui l’intéresse, lui son maître. Avec un maître français, le valet peut se permettre encore plus ; il a le droit d’aborder lui-même un sujet, d’avoir des opinions personnelles et de s’y tenir ; et lorsque le maître a un désir, il ne lui suffit pas de donner un ordre pour qu’il soit exécuté, il lui faut d’abord discuter et convaincre son serviteur, puis ajouter une bonne parole afin de s’assurer que son opinion prévaudra. »
Hegel, Qui pense abstrait ? (1807).
Ah…Les gentilshommes français… Il n’oublie que son valet n’est pas qu’un « valet », un « serviteur », il sait de trucs, genre, où trouver des filles… Il est même de bon conseil. Le valet est plus qu’un valet : c’est le hasard de l’histoire, son malheur ou celui de son arrière grand-père qui l’a réduit à cette condition sociale. Et le gentilhomme n’est ce qu’il est qu’un de ses ancêtres a rendu service à un type important. D’où viennent ces distinctions sociales ? Mérite ? Hasard? Mais le valet n’est pas qu’un valet, et le gentilhomme a tout intérêt à ne pas l’oublier, s’il veut fréquenter les filles. N’y a-t-il pas quelques enseignements généraux, dans ces petites histoires concrètes sur la pensée abstraite, pour mieux comprendre la relation entre le maître et le serviteur ? Pour mieux comprendre, en somme, ce que certains appellent … la « lutte des classes » ?
Et pour commencer avec Hegel, je ne saurai que conseiller ce petit recueil de textes de Hegel intelligemment choisis par le grand Jacques D’Hondt.
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