Entrée dans l’ère postmoderne de l’anthropocène, confrontée à la mondialisation néolibérale et à la civilisation numérique, l’humanité est en perte de repères. Pour le grand maître du Grand Orient de France, la franc-maçonnerie se doit de jouer un rôle dans ce contexte. Il nous explique pourquoi et comment.
Il n’est pas si fréquent que le premier responsable, désigné pour un mandat de trois ans, du Grand Orient de France accorde un entretien à la presse, et en particulier à l’Humanité. Pour Georges Serignac, c’est la volonté pour l’une des principales obédiences de « s’ouvrir à la société » et de présenter la franc-maçonnerie telle qu’elle entend se développer qui a rendu possible cet échange en direction des lectrices et lecteurs du journal fondé par Jean Jaurès.
Beaucoup de nos lecteurs méconnaissent le Grand Orient de France. Comment définiriez-vous la franc-maçonnerie ?
La franc-maçonnerie est un objet complexe qui agrège plusieurs éléments apparemment éloignés. C’est un espace de liberté d’expression, un lieu de réflexion, de construction de la pensée, qui utilise une méthode particulière, certes initiatique, mais surtout faite d’écoute, d’échange, de respect de la parole de l’autre.
»Liberté, Égalité, Fraternité » : la devise est commune à la République et au Grand Orient de France.
C’est aussi un lieu de convivialité, de sociabilité, dont l’un des piliers fondateurs est la solidarité. Toutes ces dimensions se mettent au service de valeurs nées des Lumières au XVIIIe siècle, qui substituent la raison à la croyance, et seront source un siècle plus tard de la liberté absolue de conscience, et, finalement de l’idée républicaine avec « Liberté, Égalité, Fraternité », la devise commune à la République et au Grand Orient de France.
Dans une lettre ouverte datée du 2 septembre, vous en appelez à la responsabilité des membres du Grand Orient de France « en ces temps où nos démocraties sont de plus en plus fragiles ». Quel est alors le rôle des francs-maçons aujourd’hui ?
Nous nous inscrivons résolument dans l’idée républicaine historique française, née de la Révolution. La République est en germe dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Cette indissociabilité de l’idée républicaine et du Grand Orient de France fait que, aujourd’hui encore, nous nous considérons comme un des lieux les plus attachés à la République, évidemment avec d’autres.
Mais, pour le Grand Orient, cela va au-delà d’un simple attachement, même profond. La nature de notre substance est républicaine, en cohérence avec l’idée maçonnique telle qu’elle est comprise et pratiquée depuis ses origines dans notre pays, depuis la création de sa première obédience française au début du XVIIIe siècle, qui a pris le nom de Grand Orient en 1773. Nous avons participé à la construction de la République. Notre rôle aujourd’hui est autant de poursuivre cette construction que de la défendre.
Vous parlez d’une période d’affaiblissement. Mais, qu’est-ce qui « fragilise » alors nos sociétés démocratiques ?
Nous nous trouvons dans une nouvelle ère, l’anthropocène, et ce que l’on peut qualifier de « postmodernité » suscite inquiétude, incertitude et désarroi au sein des populations en perte de repères essentiels. En plus ou en raison d’une mondialisation néolibérale échevelée, avec la recherche indécente de profits et une surconsommation qui semble sans limite, nous entrons à l’échelle planétaire dans une crise écologique majeure. On voit déjà les premiers signes de la crise climatique.
Nous sommes submergés par une civilisation numérique qui contribue à une perte de sens.
Autre aspect : les avancées technologiques semblent dépasser l’humanité. La science permet bien sûr le progrès mais il faut pouvoir la maîtriser. L’hubris semble caractériser l’humanité. L’accélération de la société elle-même, comme l’a décrit Hartmut Rosa, pose question et semble nous étourdir. Avec l’« intelligence artificielle », et les nouveaux outils technologiques, nous sommes submergés par une civilisation numérique qui contribue à une perte de sens, d’où la tentation de se réfugier dans le dogme et la croyance superstitieuse, mais aussi de se tourner vers des idéologies obscurantistes ou démagogiques. On constate la mise en place d’un étau totalitaire avec l’islamisme politique et la montée de l’extrémisme identitaire, comme récemment en Italie ou encore en France avec la progression de l’extrême droite.
Vous en appelez à lutter afin que « la République, indivisible, laïque, démocratique et sociale ne soit pas déconstruite au profit d’un autre modèle de société ». Que voulez-vous dire ?
Nous avons un adversaire principal : le totalitarisme. Il s’établit sous la forme de régimes autoritaires personnels, civils ou militaires, ou de théocraties religieuses. L’Iran, par exemple, est une dictature d’une minorité oppressive qui emprunte une forme religieuse pour masquer sa nature totalitaire.
Mais, outre cet adversaire frontal, le modèle républicain doit aussi faire face à un concurrent démocratique, anglo-saxon, profondément différent de la République laïque et indivisible. Il s’agit d’une société composée de communautés juxtaposées dans laquelle les gens évoluent dans une relative assignation identitaire. Le fameux concept de « vivre-ensemble » peut alors vouloir dire « vivre les uns à côté des autres » alors que le fondement de la laïcité, de la République, c’est le commun.
Certaines luttes et revendications se développent en fonction d’appartenance à des minorités. Comment faire vivre alors la différence dans le commun ?
C’est une question essentielle concernant le projet laïque et républicain. On confond souvent la laïcité avec l’interdiction de la différence ou avec un sentiment antireligieux. C’est faux, c’est même l’inverse. En République, on est libre de ses choix spirituels, philosophiques, sexuels et religieux. La loi de 1905 assure la liberté de conscience mais garantit aussi le libre exercice des cultes. Dans notre pays, chacun peut pratiquer sa religion. On souligne trop peu combien la laïcité est protectrice des religions. Mais la laïcité, c’est aussi pouvoir ne pas être religieux, ne pas être croyant, pouvoir changer de religion, pratiquer ou ne pas pratiquer, etc. C’est la liberté de conscience et la neutralité de l’État.
On souligne trop peu combien la laïcité est protectrice des religions. Mais la laïcité, c’est aussi pouvoir ne pas être religieux.
En République laïque, en dehors de la sphère de l’État, chaque citoyen a la possibilité d’exprimer en toute liberté sa différence dans le respect des règles démocratiques et dans l’égalité des droits. Aujourd’hui, les minorités récusent le fait majoritaire quand il est injuste. Cette vision anglo-saxonne s’appuie sur les conditions de la lutte aux États-Unis contre la ségrégation raciale.
En France, nous n’avons pas vécu cette situation, même si la République a très certainement failli sur de nombreux points. D’ailleurs, le projet républicain n’est pas encore abouti. Nous avons encore beaucoup de travail. Et si nous voulons en être un rempart ou une vigie, nous œuvrons également encore pour sa réalisation.
La République reste un idéal de justice et d’égalité à atteindre. La prise en compte des droits des minorités est essentielle dans une République pour faire respecter l’égalité. Mais cela ne doit pas se transformer en tyrannie minoritaire. Bien que l’on puisse comprendre que des personnes qui ont beaucoup souffert deviennent parfois excessives. Il est donc essentiel que les minorités obtiennent la plénitude de l’égalité de leurs droits dans une République laïque.
Vous mettez par ailleurs en garde contre « la moindre connivence avec des groupes dont les actes ou les discours contiennent des ferments d’exclusion, de racisme, d’antisémitisme ou de xénophobie ». Qu’est-ce qui vous conduit à insister sur ce point ?
Statutairement, dans notre règlement général, un article interdit explicitement d’avoir des propos ou d’appartenir à un groupement qui a recours à la haine, au racisme et à l’exclusion. Il n’y a aucune ambiguïté là-dessus. Les personnes qui ont pu entrer dans ce cas de figure ont été radiées du Grand Orient de France.
Aujourd’hui, nous devons faire très attention de ne souffrir d’aucune équivoque, on entend trop de propos ambivalents, pas seulement à l’extrême droite. Notre société a besoin de points d’ancrage solides. Le Grand Orient de France se doit d’en être un.
Votre engagement pour la laïcité et la République est connu. Vous voulez ouvrir de nouveaux chantiers. Quels sont-ils ?
En plus de nos travaux en faveur de la République, nous développons des réflexions sur les droits et les conditions des femmes et des enfants, sur la prise en charge du handicap dans notre société, ou encore sur l’assistance aux migrants.
Tant que les femmes ne seront pas définitivement émancipées de l’emprise des hommes, l’idée républicaine ne sera pas aboutie.
La révolution du droit des femmes est un fait majeur du XXe siècle. Nous devons la poursuivre, travailler à l’égalité et à la justice, notamment dans la lutte contre les violences. Tant que les femmes ne seront pas définitivement et complètement émancipées de l’emprise des hommes, l’idée républicaine ne sera pas aboutie.
Nous poursuivons également nos chantiers sur la crise écologique, y ajoutons la nécessité de reconsidérer le sort des animaux, évidemment corrélé à l’attention aux plus faibles, aux plus vulnérables. Ces chantiers sont proposés à la réflexion de nos membres dans le respect de l’horizontalité de notre organisation et de la souveraineté de nos loges réparties sur tout le territoire en métropole et en outre-mer.
Vous vous référez à une « République universelle ». Pourtant, cet édifice idéal peut paraître lointain. Comment y œuvrer au quotidien ?
Nous ne sommes ni des experts ni une élite. Nous sommes des hommes et des femmes de bonne volonté, réunis par des valeurs fortes communes, profondément républicaines. Nous essayons de construire une pensée collective par un travail sur les idées selon une méthode particulière qui doit permettre une prise de distance, de recul, un pas de côté. À partir de travaux épars, nous cherchons à rassembler tout cela pour obtenir une pensée qui se déploie peu à peu, sur le temps long.
Nos anciens s’étaient inscrits dans la filiation des bâtisseurs de cathédrales et les tailleurs de pierre qui posaient les premières fondations ne pouvaient jamais voir, plusieurs siècles après, l’achèvement de leurs travaux, Notre-Dame de Paris ou la cathédrale de Chartres ! Notre utopie de République universelle est-elle vraiment plus irréaliste que celle du tailleur qui ciselait les premières pierres ?
Si nous mettons autant d’énergie et de temps bénévole à cette œuvre commune, c’est parce que nous pensons que cette utopie sera la réalité de demain. Nous sommes convaincus que c’est le sens de l’histoire de l’humanité, même si celle-ci a des discontinuités et parfois des moments difficiles.
Aujourd’hui, nous devons faire très attention de ne souffrir d’aucune équivoque, on entend trop de propos ambivalents, pas seulement à l’extrême droite.
Pour y parvenir, nos loges travaillent sur les idées. C’est notre participation à l’édification d’une société meilleure, sur le temps long, peut-être trop long pour certains. À ceux-là, nous leur disons alors de choisir d’autres formes d’engagement comme un parti politique, un syndicat, une association thématique, un cercle universitaire ou philosophique. La franc-maçonnerie est un espace de liberté. Nous ne retenons personne et il est très facile de nous quitter, comme pour n’importe quelle association.
Votre projet est universel. L’universalisme est très décrié. Pourquoi, d’après vous ?
Il y a une confusion entre universalisme et impérialisme, voire colonialisme, confusion entretenue par les adversaires de l’universalisme, partisans de projets séparatistes ou d’idéologies totalitaires et leurs idiots utiles. Les valeurs universelles peuvent s’appliquer à tout être humain, qu’il soit français, africain, chinois… Ce sont des valeurs de solidarité, de justice et de droit. De non-souffrance, de non-exercice de la force contre le plus vulnérable. L’universalisme, ce n’est pas imposer un mode de fonctionnement, c’est ressentir la nature commune à chaque être humain.
Avez-vous un message particulier à envoyer aux lectrices et lecteurs de l’Humanité ?
Je crois qu’il faut retrouver l’esprit de Jaurès et mesurer à quel point la République, quand elle est indivisible, laïque, démocratique et sociale, contient les éléments les plus généreux d’un projet de société. Au-delà de « Liberté, Égalité, Fraternité », les idées de liberté de conscience, de justice et de solidarité sont essentielles. Elles sont complémentaires à l’État de droit. L’égalité des droits est inséparable de l’égalité des chances et des conditions de la répartition juste des richesses communes. C’est une question de décence. La justice et la solidarité sont, avec la liberté de conscience, au cœur du projet maçonnique et républicain.
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