Les luttes salariales annoncent-elles une reprise du syndicalisme ?

Les grèves et débrayages se multiplient dans les entreprises alors que les négociations annuelles obligatoires posent la question des augmentations des salaires pour faire face à l’inflation.

Les mouvements doivent rencontrer l’organisation syndicale. Cela passe par des revendications et nécessite de relever le défi de la désyndicalisation.

Dominique Andolfatto Professeur de science politique

Que serait un syndicalisme sans demandes ? Un syndicalisme de pure collaboration hiérarchique ? Un syndicalisme institutionnel dans lequel les syndicalistes veilleraient d’abord aux intérêts de leur organisation (et aux leurs) avant ceux des salariés qu’ils représentent ?

Si de telles situations peuvent exister, voire ont pu se développer avec la désyndicalisation ou la sous-syndicalisation des salariés français et l’assèchement du recrutement de militants nouveaux, on ne peut absolument pas globaliser, tant les organisations syndicales sont diverses, tant elles sont impliquées dans des mouvements sociaux nombreux.

Mais ces mouvements doivent rencontrer aussi l’organisation syndicale. Le contexte leur paraît actuellement favorable, en lien avec la reprise de l’inflation qui réduit les salaires réels, et d’un mécontentement social latent dont le « big quit » (le phénomène de « grande démission » dont on parle beaucoup) serait un des indicateurs. Mais ce contexte demeure difficilement prévisible.

En outre, pour agir sur la réalité, pour faire droit à des revendications, il ne suffit pas de partager des intérêts et des idées avec d’autres collègues ou avec d’autres personnes dans une situation comparable ou d’avoir conscience de cet intérêt commun. Si telle semble bien être la situation actuelle, en lien avec des insatisfactions qui gagnent, cela ne suffit pas.

Les organisations syndicales doivent non seulement relayer, voire structurer ces revendications, mais surtout transformer ce mécontentement en une force collective. Cela passe par des adhésions, sinon le mouvement reste éclaté, dispersé, sous-estimé… Bref, la sous-syndicalisation est un défi à relever, enfin, sérieusement.

Ensuite, il faut au moyen d’un mécanisme – par exemple, des caisses de grève ou de solidarité – indemniser justement les participants à l’action afin de dépasser le stade de l’arrêt de travail symbolique ou de la « journée de mobilisation » nationale qui n’ont guère d’efficacité.

Enfin, l’organisation syndicale doit formuler des revendications acceptées par la majorité des adhérents et afficher sa volonté de négocier en toute indépendance avec des interlocuteurs (les employeurs ou les pouvoirs publics) car un conflit ouvert n’est pas une fin en soi mais une façon de contraindre au dialogue pour obtenir un résultat.

Dans la France d’aujourd’hui, malgré les tensions qui existent et les revendications qui s’affirment, ces différentes conditions semblent difficilement réunies. Les syndicats sont trop souvent minoritaires et désunis. Leur mode de communication avec les salariés est largement à réinventer à l’âge des réseaux sociaux. Il n’existe pas de véritables caisses d’entraide. Une conception centralisée et sacrificielle de l’action continue de prévaloir. Le contexte impose l’urgence de nouvelles pratiques.

Les luttes plus localisées sont nombreuses. Elles répondent aux enjeux de classe nouveaux et aux évolutions actuelles du travail et de la production.

Stéphane Sirot Historien

Depuis environ un an, les luttes salariales essaiment. Cela vaut tant pour des entreprises peu habituées aux grèves, telles Sephora ou Leroy Merlin, que pour celles de secteurs qui y sont plus rompus, comme les raffineries. D’abord, cette montée en puissance des épisodes de rapports de forces rappelle, si besoin, que l’usage de l’interruption de la production n’a jamais disparu. Les conflits collectifs se sont enrichis et métamorphosés, sans s’effacer. Si les travailleurs à statut, les fonctionnaires ont souvent remplacé à l’avant-scène gréviste les ouvriers d’industrie et les salariés du privé, ceux-ci ont adapté leurs actions à leurs contraintes et aux circonstances.

À l’atomisation des relations sociales et aux transformations du procédé de production ont répliqué des luttes plus localisées, ponctuelles, courtes, volontiers sous la forme de débrayages, voire au moyen d’une diversité de pratiques (pétitions, refus d’heures supplémentaires, grèves du zèle ou perlées…).

Ensuite, la période actuelle démontre qu’une dynamique offensive des mouvements sociaux portée par des syndicats qui en assument la perspective est possible. Des conflits ont accompagné les phases de négociation annuelle obligatoire, tandis que d’autres se sont déployés face à l’insuffisance des résultats obtenus ou pour contraindre le patronat à accélérer les discussions, donc à accepter des augmentations avant le démarrage des processus institutionnels. C’est ce que Laurent Berger a qualifié de « grèves préventives » à propos des raffineries, suivi par ceux avides de délégitimer les conflits. Ce type de grèves n’existe pas ; elles sont soit défensives pour empêcher une dégradation des conditions de travail, soit offensives pour en obtenir une amélioration, ce qui fut le cas chez Exxon ou Total.

Enfin, n’en déplaise aux chantres du « dialogue social » sans rapport de forces, les grèves demeurent le meilleur moyen de produire du progrès. Elles ne sont pas toujours victorieuses, mais une large part d’entre elles ont atteint des résultats significatifs, supérieurs à ce que les employeurs étaient prêts à accorder par des négociations à froid. Et même dans les raffineries, les syndicats non inclus dans la lutte n’auraient rien eu sans la pression exercée par les grévistes. D’ailleurs, des études du ministère du Travail montrent que là où des conflits portent les demandes d’augmentations, les gains sont globalement supérieurs à ceux obtenus ailleurs. Elles montrent aussi que l’inclinaison des directions à négocier et signer des accords est fort indexée sur le degré de conflictualité.

Certes, les organisations engagées dans les mobilisations ne sont pas parvenues à les généraliser. Cela implique une stratégie, avec notamment des revendications cristallisatrices, telle l’échelle mobile des salaires. Ou, au sein d’une entreprise ou d’un secteur, une demande de base homogène rassembleuse, comme les 300 euros dans le conflit d’Aéroports de Paris ou les 200 euros dans les centrales nucléaires. Quoi qu’il en soit, la lutte des classes est loin d’avoir dit son dernier mot.

En luttes ! Les possibles d’un syndicalisme de contestation, de Sophie Béroud et Martin Thibault, Raisons d’agir éditions, 2021.

Anatomie du syndicalisme, de Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, PUG, 2021.

Le Syndicalisme, la politique et la grève, de Stéphane Sirot, Arbre bleu éditions, 2011.

 


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