Crises : pourquoi la critique de Marx fait-elle son retour ?

«Marx avait-il raison ?» s’interroge le grand hebdomadaire allemand Der Spiegel en ce début d’année, mettant à la une l’image, modernisée, du critique du capital et du fondateur du communisme moderne

Nous sommes entrés dans une nouvelle phase qui réorganise les critiques anticapitalistes, féministes, internationalistes autour d’un marxisme écologique.

Alexis CukierPhilosophe, maître de conférences à l’université de Poitiers

Alexis Cukier
Philosophe, maître de conférences à l’université de Poitiers

Les retours et détours des théories marxistes ont toujours suivi le mouvement réel de la lutte des classes. Ainsi, le cycle de mouvements sociaux après la crise de 2007-2008 a relancé les analyses marxistes de la financiarisation du capitalisme, et, quelques années plus tard, la nouvelle vague de luttes féministes a suscité puis s’est réapproprié de nouvelles théories féministes et marxistes du patriarcat et de la reproduction sociale. Avec la nouvelle génération de mouvements écologistes des années 2020, c’est aujourd’hui au tour du marxisme écologique de suivre et d’éclairer les stratégies écologistes, mais aussi indissociablement anticapitalistes, féministes, antiracistes et internationalistes. En effet, seul le marxisme peut saisir, par exemple, la pandémie de Covid, les sécheresses et incendies dus au réchauffement climatique, l’inflation, les guerres impérialistes, comme des conséquences ou des adaptations à la crise de la biosphère causée par le mode de production capitaliste.

Le marxisme écologique s’appuie sur une relecture de Marx et d’Engels pour montrer que le capitalisme est inévitablement écocide, et donc que, pour défendre la nature, il faut nécessairement abolir le capitalisme. Il relit leur naturalisme historique pour montrer que la santé au travail est une question écologique centrale, et réactualise leur conception de la stratégie communiste pour éclairer l’enjeu politique crucial de l’écologisation des mondes du travail et du syndicalisme. Et il montre comment la découverte marxienne des désastres causés par l’agriculture capitaliste pour la reproduction de la nature peut orienter aujourd’hui la politisation des sciences de l’anthropocène vers la critique du capitalocène. Ainsi, alors même que Marx n’est pas un penseur écologiste, et qu’une partie de ses arguments est productiviste, certaines de ses analyses les plus importantes – de même que les concepts écomarxistes développés récemment dans leurs sillages, tels que la rupture métabolique (John Bellamy Foster), le capitalisme fossile (Andreas Malm), l’écosocialisme (Michael Löwy) ou le communisme de la décroissance (Kohei Saito) – sont aujourd’hui fondamentales pour l’écologie politique.

Il est urgent que le retour écologiste du marxisme, associé à d’autres courants radicaux tels que l’écoféminisme et l’écologie décoloniale, fasse l’objet d’une large appropriation militante, pour que, dans le mouvement des luttes sociales et écologiques et de l’auto-organisation populaire, il donne lieu à un tournant marxiste de l’écologie politique. La mobilisation en cours contre la réforme des retraites, si elle parvient à articuler – comme y invite l’écomarxisme – les questions de la vie en bonne santé, du sens du travail et de la redirection écologique de la production, pourrait être une occasion majeure d’orienter résolument le mouvement social vers une stratégie de révolution écologique.


La question climatique interroge la dimension destructrice du capitalisme. Ce retour à Marx pose la question du rapport de classe dans la production.

Saliha BoussedraDocteure en philosophie

Saliha Boussedra
Docteure en philosophie

Marx s’est retrouvé une nouvelle fois, depuis quelques années, en une. Cette fois, c’est le magazine allemand Der Spiegel qui s’interroge sur ce retour et se demande si « Marx a eu raison » ? D’après le journal, c’est la question écologique suscitant des inquiétudes qui commande ce retour à l’auteur du Capital. Comment comprendre plus profondément ce besoin de revenir aux écrits de Marx et pourquoi ce retour se fait-il à la faveur d’une crise climatique sans précédent ? La réponse est sans doute dans la question. Après des années d’un capitalisme triomphant, le monde se réveille groggy en découvrant progressivement l’ampleur des dégâts mais surtout l’imminence d’une fin, non de la nature ou de la Terre, mais de l’humanité elle-même.

La question climatique se pose au capital comme un point de non-retour. Il n’apparaît plus en mesure de surmonter cette crise et de se renouveler, y compris d’un point de vue idéologique : le roi est nu. En faisant retour sur Marx à la faveur de cette crise, ce nouveau lectorat comprend que c’est intrinsèquement que le capital est destructeur. S’éclairent alors, de façon nette, la brutalité et la prédation du mode de production capitaliste : pressurer toujours plus la Terre et l’être humain. Ce capitalisme du « toujours plus », qui n’en a jamais fini de vendre et de faire consommer ses producteurs, n’est plus en mesure de faire rêver en emportant l’imagination d’un monde meilleur. Il apparaît pour ce qu’il est : non réformable. Mais quelle est la nature de ce « retour à Marx » ? S’agit-il d’un retour au Marx-théoricien ? Au Marx-politique ? Au Marx-militant ? Est-il possible de parler d’un « retour à Marx » si ce retour ne s’accompagne pas d’un besoin irrépressible de bouleverser l’ordre des choses : celui de la propriété privée capitaliste tout comme celui de la propriété privée familiale ? Est-il possible de parler d’un « retour à Marx » s’il ne se traduit pas par une conscience aiguë de classe et des rapports de domination ? Une bataille politique acharnée ? Une lutte syndicale qui ne laisse aucun répit aux grandes fortunes ? Peut-on lire Marx sans être avide de comprendre le monde pour vouloir mieux le transformer ? La lecture ne mène pas toujours à l’action et l’action seule n’est pas toujours nécessairement révolutionnaire.

On peut être militant aguerri et ne pas faire de place aux femmes, par exemple, tout comme on peut lire des livres sans que cela entraîne un désir de transformer le monde. Il n’y a pas d’automatisme dans ce domaine. Néanmoins, en matière de lecture de Marx, il faut sans doute faire confiance au temps et à ses effets. Lire Marx n’est jamais un acte anodin, il y subsiste toujours quelque chose qui interroge votre rapport pratique à la lutte tout comme votre désir de comprendre le monde. Gageons que ce lectorat de nouvelle génération nous ouvrira des voies inédites et inattendues de pensées et d’actions.

À LIRE Antiracisme, 150 ans de combat, 40 grands textes, présentés par Florian Gulli, postface de Saliha Boussedra, éditions de l’Humanité, 2022. Le Travail démocratique, d’Alexis Cukier, éditions PUF, 2018


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