Réseaux sociaux, ce que nos traces révèlent

Les réseaux sociaux ne se substituent pas à nos liens sociaux mais ils les transforment. Qui y sommes-nous, et quid de nos traces numériques sur ces services avides de nos données ? Avec Serge Abiteboul, exploration d’un monde numérique qui doit rester le nôtre.

Le pseudonymat sur les réseaux sociaux permet de présenter différentes facettes de sa personnalité en les isolant les unes des autres.

Le pseudonymat sur les réseaux sociaux permet de présenter différentes facettes de sa personnalité en les isolant les unes des autres.
Getty Images

Dans le cadre du partenariat de l’Humanité Magazine avec l’Académie des sciences, des académiciennes et académiciens analysent et apportent leur éclairage sur les grands enjeux du monde contemporain au travers de questions scientifiques qui font l’actualité.

Serge Abiteboul est chercheur en informatique à l’Inria et à l’ENS, membre du collège de l’Arcep et de l’Académie des sciences.

Chercheur en informatique à l’Inria et à l’ENS, Serge Abiteboul est membre du collège de l’Arcep et de l’Académie des sciences. Ses travaux portent principalement sur les données, la gestion de l’information et des connaissances.
Il coanime Binaire, blog de vulgarisation sur l’informatique et le numérique.

Quand les ordinateurs personnels sont arrivés, chacun gardait ses données numériques localement. Avec Internet, il est devenu possible de les stocker sur des serveurs distants. Puis le Web a favorisé la publication de contenus textuels et multimédias auxquels tout le monde pouvait accéder. La diffusion d’informations restait pourtant assez classique, d’une entité vers une multitude de lecteurs.

Enfin, le Web 2.0 a conduit à la richesse des interactions des « réseaux sociaux numériques », où des centaines de millions de personnes (voire des milliards) échangent avec des centaines de millions d’autres.

Un ensemble de relations humaines

Un réseau social est en premier lieu un ensemble de relations humaines : la famille, une association, le parti, l’entreprise, un groupe d’amis, etc. Les réseaux sociaux numériques – les « réseaux sociaux », pour faire court – sont des services du Web qui permettent à des personnes d’établir ou d’enrichir des liens sociaux.

Les rapports existants sont déplacés en partie dans le monde numérique, et, ce faisant, transformés évidemment. En y participant, chacun laisse des traces numériques qui témoignent de la richesse de ses identités.

Un réseau social est avant tout une grande base de données qui stocke les contenus produits par ses utilisateurs. Ces contenus sont conservés par le réseau social, l’utilisateur ne sait ni où, ni pour combien de temps. La photo du petit tout barbouillé de chocolat, que des parents très fiers ont postée aujourd’hui, fera peut-être sourire dans vingt ans ses collègues de promotion à l’université.

Un utilisateur d’un réseau comme Facebook laisse des données qui permettent de déterminer avec une forte probabilité ses orientations sexuelle, religieuse ou politique.

Mais, au-delà de ces contenus produits par les utilisateurs, le réseau social amasse bien d’autres données sur eux : leur profil, leur historique de consultation, des données de personnalisation des services, leurs réactions aux contenus des autres, aux publicités qui leur sont proposées, etc. Le volume de ces données est considérable : plusieurs pétaoctets (1015 octets) de données chaque jour pour Facebook.

Que disent ces données sur les identités de l’utilisateur ? Beaucoup. Un utilisateur d’un réseau comme Facebook laisse des données qui permettent par exemple de déterminer avec une forte probabilité ses orientations sexuelle, religieuse ou politique. Il n’a le plus souvent aucune idée de tout ce qu’on sait de lui, même si les plus grandes plateformes lui permettent aujourd’hui de télécharger les données stockées sur lui ; peu de personnes le font et de plus le document reçu est dans un format peu utilisable.

Le rôle des régulateurs

Ces données constituent la richesse des réseaux sociaux. Elles sont à la base de leur modèle économique. Avec ces données, les publicités sont mieux ciblées, donc mieux valorisées. Cette exploitation des données personnelles sans consentement crée des tensions entre les réseaux sociaux et des régulateurs en charge du règlement général sur la protection des données (RGPD) européen – en France, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) –, et conduit régulièrement ces derniers à édicter des condamnations.

Par exemple, la Cnil a infligé pour 5 millions d’euros d’amende au réseau social TikTok : s’il était très simple d’accepter les cookies (1), il était plus compliqué de les refuser, et la plateforme n’expliquait pas suffisamment à quoi servaient les différents cookies.

Les réseaux sociaux sont aussi, depuis peu, sous le coup d’une nouvelle régulation européenne, le Digital Services Act (règlement européen sur les services numériques, DSA) qui vise principalement la modération des contenus (2). Le principe sous-jacent est que ce qui est illégal dans le monde physique doit également être illégal sur la Toile. Les plateformes sont tenues de lutter contre des contenus illicites ou indésirables, comme des propos racistes, des images pédopornographiques ou de la désinformation. La protection des internautes est un objectif affiché, incluant leur liberté d’expression, mais également leur droit de ne pas être verbalement agressés.

Une facette différente de nous-mêmes

Six des plus importants réseaux sociaux comptent chacun plus d’un milliard d’utilisateurs actifs – quatre états-uniens et deux chinois – quand seules la Chine et l’Inde ont dépassé le milliard d’habitants.

Ils se présentent un peu comme des États, avec leur population, leur territoire (le cyberespace) et des règlements qui peuvent aller jusqu’à l’expulsion d’un utilisateur. Certains réseaux aimeraient d’ailleurs s’approprier des prérogatives régaliennes, comme l’identification avec Facebook Connect, largement utilisée par des entreprises, voire des gouvernements (3).

Souvent, les réseaux sociaux nous conduisent à construire une part de fiction de nous en compétition avec les autres.

Les réseaux sociaux proposent donc des identités à ceux qui les utilisent, TikTok-er, Instragram-er… Chacun d’eux a sa propre ambiance, ses codes. Sur LinkedIn, nous sommes professionnels, sur Twitter, nous microbloguons, sur Instagram ou TikTok, nous nous mettons en scène… Sur chacun, nous présentons une facette différente de nous-mêmes.

Souvent, ils nous conduisent également à construire une part de fiction de nous en compétition avec les autres. On ne peut que souligner la toxicité de telles comparaisons, en particulier pour les adolescents.

Anonymat et pseudonymat

Le plus souvent, sur les réseaux sociaux, nous parlons à des parents, des amis. C’est ce que Dominique Cardon, chercheur au laboratoire des usages d’Orange Labs, appelle la « petite conversation ». Nous savons à qui nous parlons.

Mais, parfois, nous parlons à la foule, à des individus que nous ne connaissons pas personnellement, c’est la « grande conversation ». Dans celle-ci, pour peu qu’on évoque des sujets sensibles comme la religion ou la sexualité, on s’expose à des violences verbales ou visuelles.

On a tendance à en rendre responsable l’anonymat et le pseudonymat de ces réseaux, en confondant ces deux notions pourtant très différentes. Ils offriraient une forme d’impunité. En fait, l’utilisateur doit s’identifier pour utiliser le réseau, pour que le réseau sache qui parle à qui. Mais il est vrai que cette identité n’est pas vérifiée.

Est-ce que cela implique que l’utilisateur peut cacher son identité véritable, et être pratiquement impunissable ? Pas vraiment. L’utilisation de l’adresse IP de l’ordinateur, qui lui donne accès au réseau, le trahit. Et les réseaux sociaux sont tenus de conserver les données de connexion, justement pour le cas où un utilisateur avait commis une infraction au regard des législations nationales et internationales, comme publier un contenu terroriste ou un contenu pédopornographique. En cas de poursuites judiciaires, il est le plus souvent très simple de retrouver son identité véritable.

Le darknet pour communiquer sans grande crainte d’être surveillé

Finalement, tout se passe comme pour la personne qui se balade dans une grande ville. Elle jouit d’une forme d’anonymat. Mais, si elle commet un délit, elle peut être retrouvée et condamnée. La reconnaissance faciale algorithmique est encadrée pour protéger cet anonymat.

Bien sûr, sur Internet, il est possible de rechercher le véritable anonymat, mais il faut pour cela avoir recours à un système comme Tor (4) ou à un réseau du darknet pour communiquer sans grande crainte d’être surveillé par un gouvernement ou une entreprise.

Plutôt typiquement utilisés par la dissidence politique, ce sont des moyens un peu lourds s’il s’agit juste d’éviter des publicités non souhaitées. Que nous utilisions notre vrai nom ou un pseudonyme, cela ne change finalement pas grand-chose. Si nous commettons un délit, nous sommes rattrapés par la patrouille.

L’écueil des bulles informationnelles

Par ailleurs, le pseudonyme présente de sérieux avantages. Il permet de s’exprimer plus librement, par exemple de parler de son homosexualité dans un pays où c’est interdit. Il permet également de présenter différentes facettes de sa personnalité en les isolant les unes des autres. On peut être militant politique et fana de street art sans vouloir forcément mélanger ces deux passions.

Le pseudonyme permet aussi de se protéger. Nombre de personnes très suivies sur les réseaux sociaux choisissent d’y abandonner leur véritable identité, limitant ainsi la violence qu’elles peuvent y subir, évitant qu’elle ne se transpose dans le monde physique.

Les réseaux sociaux nous permettent avec les fake news de donner libre cours à notre bêtise, avec les messages de haine, à notre méchanceté. Ils nous font courir le risque de nous enfermer dans des bulles informationnelles. Cela n’a rien d’inéluctable et peut être combattu.

Mais les réseaux sociaux méritent d’être défendus parce qu’ils nous permettent aussi de nous exprimer, de renforcer les liens avec les gens auxquels nous tenons, de découvrir de « belles personnes », d’agir collectivement pour le bien commun, etc.

Ils nous donnent l’occasion de montrer notre intelligence, notre créativité, notre gentillesse, notre humour. Mettant en évidence le fait que notre identité n’a rien d’absolu, ils nous permettent de déployer différentes identités riches, malléables, qui définissent qui nous sommes véritablement.

(1) Selon la Cnil, un cookie est un petit fichier stocké par un serveur dans le terminal (ordinateur, téléphone, etc.) d’un utilisateur et associé à un domaine Web.
(2) Entré en vigueur en novembre 2022, le DSA sera applicable en février 2024, mais dès 2023 pour les très grandes plateformes en ligne (45 millions d’utilisateurs actifs mensuels européens). Le 25 avril 2023, la Commission européenne en a désigné 19. Parmi elles, Facebook, Instagram, LinkedIn, Pinterest, Snapchat, TikTok, Twitter.
(3) Facebook Connect permet d’utiliser son identité Facebook pour se connecter à des sites et des applications tiers en dehors du monde de Meta.
(4) Tor est un réseau informatique mondial qui permet de communiquer anonymement et d’accéder à des services Web sans révéler sa localisation ou son identité.

En savoir plus

  • Le site de l’Académie des sciences : www.academie-sciences.fr
  • « Nous sommes les réseaux sociaux », de S. Abiteboul et J. Cattan, Odile Jacob, 2022.
  • « Terra Data. Qu’allons-nous faire des données numériques ? », de S. Abiteboul et V. Peugeot, le Pommier, 2017.

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