Alexandra Kollontaï, la révolutionnaire qui faisait rougir Lénine
Née aristocrate, elle a tout quitté pour la révolution totale, aussi bien politique que morale et sexuelle. Un combat par la plume, la parole et l’action souvent clandestine. La modernité d’Alexandra Kollontaï, féminisme socialiste, nommée ministre par Lénine avant de s’affronter à lui, saute aux yeux. Son itinéraire singulier ne s’arrête pas là. En 1924, elle devient la première ambassadrice de l’histoire, représentant l’URSS en Norvège. Lumière sur un exceptionnel parcours de pionnière.
Le 2 décembre 1975, André Benedetto et sa Nouvelle Compagnie d’Avignon, installée depuis 1963 au Théâtre des Carmes, présentent à Paris une toute nouvelle pièce : « Alexandra K. Scènes et images tirées de la vie et des écrits d’Alexandra Kollontaï, révolutionnaire russe ».
Peu de monde, en France, connaît alors ce personnage bien réel. En URSS même, on a quelque peu oublié cette révolutionnaire, cette communiste, ralliée aux bolcheviks en 1915, commissaire du peuple à la Santé dans le gouvernement de Lénine en 1917, soit la première femme ministre, ainsi que la première ambassadrice lorsque, il y a cent ans, en 1924, elle est nommée ministre plénipotentiaire de l’Union soviétique en Norvège.
Née le 19 mars 1872, à Saint-Pétersbourg, Alexandra Domontovitch, que toute sa famille surnomme Choura, est la fille unique de Mikhaïl Domontovitch, général de l’armée tsariste que sa mère a épousé en secondes noces. Issue de la vieille aristocratie russe, polyglotte, elle a des origines finnoises par sa mère – la Finlande fait alors partie de l’Empire russe.
« Vue de l’extérieur, écrit-elle dans ses mémoires, mon enfance fut très heureuse. Mes parents appartenaient à la vieille noblesse russe. J’étais le seul enfant né du second mariage de ma mère (…). J’étais la plus jeune, la plus gâtée, la plus choyée des membres de la famille. Ceci fut peut-être la raison initiale de ma révolte contre tout ce qui m’entourait. On en faisait trop pour me rendre heureuse. Je n’avais de liberté de manœuvre ni dans mes jeux d’enfant, ni dans les désirs que je voulais exprimer. En même temps, je voulais être libre, être maîtresse de ma petite vie.1 » Désir, liberté, maîtrise de sa vie : tout est dit ou presque ; il manque encore le travail et la Révolution. Cela viendra vite.
Plusieurs vies de front
Femme de désir et de passion, femme de révolutions – politique aussi bien que morale et sexuelle –, Alexandra Kollontaï, comme elle le dit elle-même, a mené plusieurs vies de front, mais toujours subordonnées au grand idéal : la Révolution. « J’ai réussi à structurer ma vie intime selon mes propres critères et je n’accorde pas davantage de secret à mes expériences amoureuses que ne le fait un homme. Cependant, jamais je n’ai laissé les sentiments, les joies ou les souffrances de l’amour prendre le dessus dans ma vie, d’autant que la créativité, la lutte se sont toujours trouvées au premier plan.2 »
De ce fait, ses biographes se sont souvent partagés entre celles et ceux qui privilégient sa « révolution sexuelle » et sa « collection d’amants », et celles et ceux qui ne retiennent que l’engagement révolutionnaire, souvent des Russes. Fait peut-être exception la belle synthèse d’Hélène Carrère d’Encausse : « Alexandra Kollontaï, la Walkyrie de la Révolution » (voir « En savoir plus »).
Sa première rébellion, c’est à l’occasion de son mariage ; la seconde, trois ans plus tard, c’est encore à propos du mariage. En 1890-1891, après quelques années de flirt dans les fêtes de Saint-Pétersbourg, elle veut épouser un cousin, Vladimir Kollontaï. Elle explique : « Ma première lutte âpre contre ces traditions commença à propos de l’idée de mariage. Je devais trouver un bon parti, et ma mère penchait pour me marier très jeune. Ma sœur aînée épousa à 19 ans un homme haut placé et âgé de presque 70 ans. Je me révoltai contre « ce mariage de raison, ce mariage d’argent ». Je ne voulais me marier que par amour, à l’issue d’une grande passion. Encore très jeune et contre le gré de mes parents, je choisis un cousin, un jeune ingénieur démuni d’argent dont je porte encore le nom : Kollontaï ».
« La maternité ne fut jamais le centre de mon existence »
Vladimir Kollontaï est le fils unique de Praskovia Il’inichna, cousine de Mikhaïl Domontovitch. Le père de Choura s’est opposé au mariage parce qu’il estimait que Vladimir n’était pas aussi enclin qu’elle aux choses intellectuelles et qu’ils auraient donc peu de choses en commun, et Alexandra Androvna, la mère, parce qu’il est pauvre. Bravant l’interdiction de ses parents, Alexandra l’épouse en 1893. Elle a 22 ans. En 1894 naît un fils, Mikhaïl.
Mais bientôt elle se sent à l’étroit dans cette vie : « Bien que personnellement j’aie élevé mon enfant avec beaucoup de soins, la maternité ne fut jamais le centre de mon existence. Un enfant n’a pas pu resserrer les liens de mon mariage. J’aimais encore mon mari, mais la vie heureuse de maîtresse de maison et d’épouse devenait pour moi une prison. De plus en plus mes sympathies, mes intérêts se tournaient vers le mouvement ouvrier révolutionnaire de Russie. Je lisais voracement, j’étudiais avec zèle toutes les questions sociales, assistais à des cours, assemblées plus ou moins légales. C’étaient les années où en Russie le marxisme fleurissait. » Plus tard, elle écrira : « L’amour avec toutes ses déceptions, ses tragédies, ses quêtes éternelles de bonheur parfait a joué encore un très grand rôle dans ma vie. Un rôle beaucoup trop important. (…) Nous, les femmes de la génération passée, nous n’avions pas encore compris comment nous libérer. Il en résultait un incroyable gaspillage de notre énergie intellectuelle, une diminution de notre puissance de travail, dissipée dans des expériences émotionnelles, stériles. »
En 1896, Alexandra Kollontaï quitte tout, homme, fils, famille et part pour Zurich suivre les cours d’économie politique du professeur Heinrich Herkner, un socialiste. Elle travaille en même temps à un livre sur la situation des ouvriers finlandais dans l’industrie ; il sera publié en 1903.
Rosa Luxemburg, Karl Kautsky, Plekhanov, Clara Zetkin
Entre-temps, elle est rentrée à Saint-Pétersbourg. Elle rejoint en 1898 le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) tout juste fondé. Elle entre en contact avec plusieurs figures de la gauche internationale, comme Rosa Luxemburg, Karl Kautsky, Plekhanov, Clara Zetkin3, les Lafargue, Lénine et Nadejda Kroupskaïa, entre autres. En 1903, le POSDR se scinde entre bolcheviks et mencheviks ; Kollontaï est du côté des seconds, en suivant Plekhanov, l’un des fondateurs de la social-démocratie russe. En 1905, elle participe au « Dimanche rouge » de Saint-Pétersbourg : le 9 janvier, entre 50 000 et 100 000 ouvriers et leurs familles manifestent pacifiquement pour des réformes sociales et politiques ; l’armée tire, tuant plusieurs centaines d’entre eux ; c’est le point de départ de la Révolution de 1905.
Dès les années 1905, Alexandra Kollontaï se consacre à la libération des femmes de Russie et au-delà, par ses nombreux travaux et articles théoriques ainsi que ses prises de parole et interventions politiques, notamment aux deux premières conférences de l’Internationale socialiste des femmes (1907, 1910). En marxiste pour qui la question des droits des femmes ne peut être traitée indépendamment de la question sociale, elle prend ses distances avec le « féminisme bourgeois ». « J’ai toujours cru qu’inévitablement le temps viendrait où la femme sera jugée avec les mêmes critères moraux que ceux qu’on applique aux hommes, écrit-elle dans ses mémoires. En effet, ce n’est pas sa qualité spécifique de femme qui doit lui donner une place honorable dans la société, mais la valeur et l’utilité de la mission qu’elle a menée à bout, la valeur de sa personne en tant qu’être humain, citoyenne, penseur, combattante ».
Dès le début de la Première Guerre mondiale, en 1915, Alexandra Kollontaï, fondamentalement pacifiste, anti-impérialiste et internationaliste, passe du côté des bolcheviks et établit la liaison entre la Russie et la Suisse, où se trouve Lénine en exil. Clandestin et risqué, ce militantisme contre la guerre, largement réprimé, la mène en prison en Suède, d’où elle est déportée vers le Danemark. Libérée, elle part en 1916 pour cinq mois aux États-Unis, où elle donne des conférences.
Elle apprend la révolution de Février en Norvège
C’est à Oslo où elle s’est installée à l’invitation de sociaux-démocrates norvégiens qu’elle apprend un peu par hasard le déclenchement de la révolution de Février (23 février au 3 mars 1917) : dans un train, elle lit à la une du journal d’un voyageur : « Révolution en Russie ». « Mon cœur a commencé à battre. (…) J’ai demandé à mon voisin : » Quand tu auras fini, pourrais-tu me le prêter ? Je suis russe, je m’intéresse naturellement à l’actualité. » »
Le lendemain, le 2 mars, elle apprend par un ami norvégien que le tsar Nicolas II a abdiqué. « Nous avions gagné ! La fin de la guerre ! Ce n’était même pas de la joie, mais une sorte de réjouissance vertigineuse. » Elle rejoint immédiatement la Russie avec, caché dans ses sous-vêtements, un texte qui sera connu comme les « Thèses d’avril », que Lénine lui a fait parvenir à Oslo pour qu’elle le fasse connaître en Russie. En juin 1917, elle se rend à Stockholm, puis revient en juillet : elle est arrêtée à la frontière entre la Suède et la Finlande sur le fleuve Tornéo et incarcérée à Saint-Pétersbourg dans le plus strict isolement. Elle ne sera libérée qu’en septembre, juste à temps pour voter en tant que membre du comité central du POSDR – où elle a été élue alors qu’elle était en prison – en faveur du soulèvement armé.
Alexandra Kollontaï est à Saint-Pétersbourg, à l’institut Smolny dont Lénine a fait le quartier général des bolcheviks, la fameuse nuit du 6 au 7 novembre 1917, au cours de laquelle tombe le palais d’Hiver. Le lendemain, Lénine fait d’elle une commissaire du peuple, c’est-à-dire une femme ministre, la première de l’époque moderne. Les mesures prises d’emblée par le gouvernement bolchevik portent l’empreinte de son combat féministe : Code de la famille égalitaire, mariage civil, dépénalisation de l’avortement, droit au divorce, protection des femmes au travail, des mères, des enfants, légitimes ou non, instruction gratuite des filles.
Nommée ministre plénipotentiaire en 1924
Elle démissionne un an plus tard pour protester contre la paix de Brest-Litovsk (signée le 3 mars 1918 entre les empires centraux et la jeune Russie soviétique amputée de l’Ukraine, de la Finlande et des pays Baltes, et qui met fin aux combats sur le front de l’Est) imposée par Lénine. Elle l’affronte encore en 1922 quand avec l’Opposition ouvrière – fraction constituée au sein du parti bolchevik – elle s’oppose à sa Nouvelle Politique économique (NEP), critiquée comme renonçant à l’esprit collectif et égalitaire de la révolution, et demande que la liberté d’expression soit rétablie et le rôle des syndicats accru.
Inquiétée par la répression des contestataires, elle demande à Staline de lui confier une mission à l’étranger. C’est ainsi qu’elle représente la jeune République soviétique en Norvège, où elle est nommée ministre plénipotentiaire en 1924, puis au Mexique, ensuite de nouveau en Norvège, et enfin ambassadrice en Suède pour près de quinze ans. Privée par ses fonctions d’interventions dans la vie politique soviétique, elle devient une négociatrice notoire. Grâce à elle, la Suède et la Norvège reconnaissent officiellement l’URSS en 1924. Elle facilitera le retour à la paix lors de la guerre soviéto-finlandaise en 19404. Elle contribuera à empêcher la Suède de rejoindre l’Allemagne nazie et à écarter la Finlande de son alliance avec Hitler en 1944 par un armistice entraînant d’autres alliés du IIIe Reich : Roumanie, Hongrie, Bulgarie.
Le 8 mars 1952, jour du 41e anniversaire de la Journée internationale de la femme, dont Clara Zetkin a fait adopter la création par la 2e conférence internationale des femmes socialistes avec l’aide d’Alexandra Kollontaï, celle-ci se plaint de graves douleurs à la poitrine. Le lendemain matin, à 4 h 10, son cœur cesse de battre. Elle n’a pas tout à fait 80 ans. Elle est enterrée au cimetière Novodievitchi à Moscou. Au-dessus de sa tombe est érigée une statue de marbre blanc, portant l’inscription « Révolutionnaire, tribun, diplomate ».
- Alexandra Kollontaï, « Autobiographie, suivie du roman “les Amours des abeilles travailleuses” », dont le premier chapitre est publié dans « Mémoires de femmes, mémoire du peuple », Louis Constant (dir.), la Découverte, 1979. En ligne (accès payant) sur cairn.info ↩︎
- Idem, ainsi que pour toutes les citations suivantes. ↩︎
- Voir dans « l’HM » n° 861 du 2 juin 2023 et sur humanite.fr : « Clara Zetkin, une « femme de demain » », par Bernard Frederick. ↩︎
- Voir dans « l’HD » n° 690 du 9 janvier 2020, « 4-8 janvier 1940, au cœur de la guerre d’hiver, les Finlandais font reculer l’Armée rouge », par Bernard Frederick. ↩︎
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