« La guerre scolaire a lieu, même si c’est de façon silencieuse, et elle est conduite par les gouvernements successifs de droite en faveur du privé ». Stéphane Bonnery, professeur en sciences de l’éducation à Paris 8, considère que le tournant libéral qu’incarne les gouvernements Macron « réduit l’école et le collège publics à une mission d’éducation minimale pour rendre obéissants et employables les futurs travailleurs peu qualifiés ». Stéphane Bonnery fait le constat implacable d’une politique publique destructrice de l’école publique, dans laquelle « le collège public a été particulièrement saboté ».
Le sujet de l’école privée n’est pas une question idéologique mais une question démocratique. A l’occasion de la publication de la revue La Pensée, le Café pédagogique s’entretient avec Stéphane Bonnery pour éclairer le débat public avec les éclairages de la recherche. Il a étudié les politiques économiques depuis vingt-cinq ans et analysé les politiques d’affaiblissement de l’Ecole publique et le rôle des décisions politiques.
Différents rapports parlementaires et enquêtes pointent le rôle de l’école privée dans le séparatisme social et scolaire. Vous avez étudié le sujet sous l’angle des politiques économiques, quelles sont vos conclusions ?
Mes conclusions sont convergentes, mais avec des arguments en partie différents. Car pour ma part, j’ai repris et compilé toutes les données statistiques que la DEPP (le service statistique du ministère de l’Éducation) publie depuis 1999. J’ai ainsi comparé l’évolution des effectifs d’élèves dans l’enseignement privé et dans le public, en regard des moyens alloués par les politiques publiques sur trois types de dépenses.
D’abord, sur les postes enseignants, et il faut rappeler que ceux du privé sont payés par l’État. La mise à plat statistique est instructive : l’attribution de postes par les politiques nationales est quasiment toujours à l’avantage du privé, sinon équitable en proportion, mais jamais favorable au public. Quand les effectifs d’élèves progressent (avec la vague « du babyboom de l’an 2000 », c’est-à-dire une augmentation quasi continue du nombre de naissances entre 1995 et 2010) le public doit absorber davantage le flux (+1,8 % entre 2003 et 2011, contre +0,7 % pour le privé sous contrat) mais l’évolution du nombre d’enseignants est égale (+3,2 %). Et quand les effectifs scolarisés baissent partout, la réduction de postes est en proportion bien plus dure dans le public.
On nous dit souvent que l’éducation subirait une « demande » des familles qui voudraient aller dans le privé. Cette étude montre que cette demande doit être reconsidérée sous l’angle des politiques qui constituent ce qui est souvent appelé « l’offre », mais mieux vaut dire les conditions de scolarisation créées par les politiques économiques. Le collège public a été particulièrement saboté : les fermetures drastiques de postes impliquent la raréfaction des remplaçants et des titulaires. Les mêmes responsables politiques qui ont dégradé les conditions sont ceux qui prétextent que le collège serait le maillon faible pour continuer les mêmes types de réformes… Ces politiques poussent les parents à quitter l’école publique, même lorsqu’ils en sont les partisans et qu’ils leur sont eux-mêmes redevables. Seul un élève sur cinq de l’enseignement privé fait toute la scolarité dans ce réseau, les autres alternent et ne recourent donc pas au privé par choix idéologique. Par conséquent, on sous-estime grandement le poids des conditions dégradées de l’étude dans le choix de quitter le public : et même l’argument qui consiste à éviter les « mauvaises fréquentations » prend d’autant plus dans les familles que les conditions d’encadrement par les adultes en classe et dans la cour sont affaiblies. Surtout que ces politiques affaiblissant les conditions d’enseignement et d’encadrement sont survenues alors même que les évolutions des politiques urbaines ont eu tendance à davantage mettre en concurrence les populations dans les territoires comme l’ont montré nombre de recherches (Pierre Merle, Choukri Ben Ayed, Leïla Frouilloux…). Pour maintenir des taux d’encadrements raisonnables en primaire face à l’accroissement démographique, tout en comprimant les dépenses, les gouvernements ont opéré une saignée des postes type RASED et dans les toutes petites sections de maternelle (chute de 34,7 % à 10,4 % d’enfants scolarisés, et les fermetures ont davantage concerné le public, puisque la part de celui-ci dans la scolarisation des enfants de 2 ans a chuté de 83,7 % à 73,8 %). De plus, les postes ont été massivement pris à l’enseignement supérieur public ainsi qu’au secondaire public, en particulier le collège et la voie professionnelle, alors même que le collège constitue le « produit d’appel » du privé.
Les partisans du public sont souvent accusés de vouloir « relancer la guerre scolaire » dès lors qu’ils pointent le problème du financement public sans contrôle du privé : mais force est de constater que la guerre scolaire a lieu, même si c’est de façon silencieuse, et elle est conduite par les gouvernements successifs de droite en faveur du privé.
Ensuite, il en va de même pour les dépenses de fonctionnement : la loi Carle, application des directives européennes dont elle reprend les termes mot pour mot, a obligé les collectivités à payer les établissements privés autant que le public. Et dans ce cadre, l’obligation faite par le ministre Blanquer de scolariser dès l’âge de trois ans, puisque 100 % des enfants l’étaient déjà, n’avait d’autre objectif que de financer l’école maternelle privée.
Enfin, après les salaires et le fonctionnement du temps scolaire, un troisième poste de dépense existe dans le privé. Quand les droites et l’extrême-droite (notamment Marion Maréchal, présentée comme possible ministre de l’éducation d’un potentiel gouvernement Bardella) portent l’idée du chèque éducation, l’objectif est clair : faire payer par l’argent public ce qui reste à la charge des familles du privé, à savoir le périscolaire, les sorties… alors même que l’école publique a été affaiblie avec la réduction des heures d’enseignements disciplinaires par la réforme Darcos pour le primaire (2008) et par la réforme Vallaud-Belkacem pour le collège (2016) en entrainant un manque de temps pour que tous les élèves apprennent, ainsi que des problèmes de garde.
Quelles évolutions sur le public des écoles privées ?
Clairement, sur la durée, il y a un accroissement du séparatisme social. Le privé sous contrat a davantage recruté dans les familles très aisées, et réduit la part des élèves d’origines les plus modestes. Dans le même numéro 419 de la revue La Pensée, l’article de Pierre Merle détaille l’évolution durant la présidence Macron. En résumé, tous les types de collèges ont vu leur recrutement social se resserrer, avec une paupérisation des collèges de quartiers populaires, et un embourgeoisement des collèges privés. Et Pierre Merle montre que cela a contribué à expliquer le creusement des écarts sociaux de performance scolaire que mesure PISA.
Sur ce constat de la tendance au séparatisme social, ma recherche propose une explication, en reliant l’analyse aux évolutions démographiques. L’embourgeoisement du privé a été favorisé par la hausse des naissances : toutes les catégories sociales ont vu la natalité croitre, ce qui a offert au privé un vivier plus important de recrutement parmi les familles fortunées et très diplômées, lui permettant de se passer des familles d’origine populaire dont les probabilités de réussite et de mention au brevet des collège et au baccalauréat sont plus faibles. Ainsi, le privé peut afficher des taux de performances comme argument de recrutement. C’est pourquoi les enjeux de marchandisation et donc de recrutement le conduisent à une telle opacité sur la composition sociale de sa population, sur ses modalités de recrutement (par exemple le chantage fait aux familles qui veulent scolariser un collégien, de ne l’accepter que si toute la fratrie bascule dans le privé) et sur l’utilisation de l’argent public.
Quel rôle a joué l’austérité budgétaire des années 2000 et le babyboom des années 2000 dans le tournant libéral et inégalitaire ?
Dans notre pays, l’enseignement public est historiquement fort et ancré symboliquement en tant que conquête sociale, en lien avec le droit de tous à une éducation égale. Les gouvernements qui sont hostiles à cela ne pouvaient pas l’attaquer de front. Ils ont instrumentalisé des problèmes auxquels ils se confrontaient pour les retourner et imposer leurs politiques.
D’abord, c’est le cas des fluctuations démographiques. Les deux babybooms (1945, 2000) se sont croisés, avec des départs en retraite massifs qui se préparaient chez les enseignants alors même que se produisait l’accroissement des naissances. Alors qu’il aurait fallu recruter en masse dans le public, la vague a été contenue dans le primaire par les transferts de postes évoqués plus haut. Les conditions se sont ainsi dégradées en accueillant davantage d’élèves. Simultanément, les gouvernants ont facilité les recrutements en proportion plus importants dans le privé ainsi que les financements par les collectivités : le privé a ainsi pu augmenter ses effectifs d’élèves et d’enseignants, dans de meilleures conditions d’accueil. Et quand la décrue démographique a commencé, le camp du privé a commencé à s’inquiéter. Pour éviter un plan social, les établissements sous contrat ont besoin de recruter, dans le premier degré, mais désormais aussi au collège. Cela apporte un autre éclairage à la décision de Blanquer d’obliger les collectivités locales à financer la maternelle privée, ainsi que les déclarations mensongères de l’éphémère ministre Oudéa Castéra : discréditer le public, tout en le privant de moyens, c’est une façon d’aider le privé. Refuser la transparence sur l’utilisation des crédits publics alloués au privé aussi.
Car la dimension économique est également essentielle. Les crises économiques à répétition depuis les années 1990 obligent à un choix de plus en plus tranché : soit réorienter l’argent vers ce qui est utile à tous et notamment les services publics, et cela implique d’aller vers une autre société ; soit maintenir le système économique actuel en tentant de surmonter les crises par de nouveaux profits en marchandisant tout ce qui peut l’être, et notamment l’éducation, ainsi qu’en réduisant la contribution de cet argent à l’intérêt général, ce qui a donné lieu au dogme de l’austérité. C’est la deuxième optique que les gouvernements successifs ont retenue, et qui fait écho au plan « Europe 2020 » élaboré il y a dix ans et assumé publiquement : utiliser l’argent public pour développer le privé, afin de créer d’autres moyens de rentabilité.
Ces décideurs sont bien plus pressés d’anticiper les baisses démographiques pour supprimer des postes à l’école publique qu’ils ne l’étaient lorsqu’ils faisaient la sourde oreille aux besoins de recrutements face à l’accroissement démographique du babyboom de l’an 2000 et au départ en retraite massif d’enseignants à ce moment-là.
Les crises ont ainsi servi d’arguments pour réduire les postes, dans l’enseignement public. Il fallait donc aux gouvernants organiser un moindre regard sur l’utilisation de l’argent public au profit du privé. Cette pression des logiques économiques s’est imposée à tous les gouvernements qui n’ont pas voulu rompre avec elles. Même dans la période du gouvernement Hollande où le nombre de postes attribués au public a été en proportion équivalent au privé, cela s’est traduit sous ce ministère Vallaud-Belkacem par un accroissement du nombre de contractuels dans le public, surtout à la place des titulaires du CAPES. C’est dû à l’application des logiques austéritaires, avec pour conséquence une étape de précarisation supplémentaire du collège. Blanquer et Macron ont ainsi eu des arguments pour pointer les « défauts » du collège public et pour relancer une politique encore plus favorable au privé.
Vous parlez d’infox, quel rôle joue parcoursup pour vous?
La création même de Parcoursup a été prétextée en réaction à l’orientation par une machine, puisque le logiciel précédent intégrait une régulation académique : or, c’était pour le remplacer par des algorithmes locaux, preuve que ce n’était qu’un prétexte pour déréguler. D’autres infox ont été diffusés d’en haut, dans le fait de s’émouvoir soudainement de certains constats, d’en déformer d’autres par la présentation des statistiques… Tout cela était montré dès 2019 dans La Pensée par Pierre Clément, Marie-Paule Couto et Marianne Blanchard.
En réalité, l’arrivée de Parcoursup s’explique avant tout par la volonté d’endiguer l’accès à l’enseignement supérieur public, comme le prouve avec la coïncidence qui ne peut pas relever du hasard : sa création survient exactement quand la génération du babyboom était au lycée. Le logiciel permet de refuser des jeunes, de les empêcher de poursuivre des études en leur faisant croire que c’est de leur faute et en masquant le manque de places disponibles. De plus, le logiciel favorise le « choix » de l’enseignement privé, comme le montrent des études récentes telles que celles d’Annabelle Allouch et Delphine Espagno. Et avec le développement de l’enseignement supérieur privé, financé par des fonds de pension qui profitent du financement public de ces formations pour faire des bénéfices sans les réinjecter dans le développement des formations, il y a besoin de recherches et de transparence.
Beaucoup de données ne sont pas accessibles aux chercheurs et aux journalistes. L’existence de la statistique publique est un atout pour notre pays, mais le pouvoir discrétionnaire au niveau national ou académique sur sa diffusion pose une question démocratique, sur le contrôle des décisions et de l’utilisation de l’argent public.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
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