« Les Nouveaux Seigneurs » de Jean-Baptiste Forray : « La Sologne est le laboratoire du séparatisme des ultra-riches »

En Sologne, les grandes fortunes organisent leur sécession. C’est là que nous emmène le journaliste Jean-Baptiste Forray dans son livre « les Nouveaux Seigneurs » : un territoire totalement balafré par plus de 4 000 kilomètres de clôtures et où, derrière leurs murailles, de grands noms du capitalisme français abattent à cœur joie et en quantité industrielle un gibier lui-même privatisé…

« Lors des chasses, ils ne prennent plus la peine de dire aux rabatteurs où se trouve l’animal qu’ils ont tué », explique Jean-Baptiste Forray.
© Jean Daniel Sudres / JEAN DANIEL SUDRES / Aurimages via AFP

 

Dans une roborative enquête fourmillant de noms et de détails, le journaliste Jean-Baptiste Forray nous fait pénétrer derrière les hautes clôtures des vastes domaines où les ultra-riches s’adonnent, sans foi ni loi, à leur passion d’une chasse totalement dérégulée. Un loisir décrit par l’auteur comme de la « porno-chasse » mais qui n’en finit pas de saccager la biodiversité comme d’exaspérer les populations locales. Et dès lors, c’est aussi l’histoire d’une fronde qui s’organise.

Ils donnent son titre à votre livre offrant une plongée en profondeur dans une Sologne confidentielle et secrète… Qui sont ces « nouveaux seigneurs » ?

On connaît Chambord, le nom de ce domaine qui a appartenu à François Ier charrie des images. Des ministres, des conseillers et des hommes d’affaires qui se retrouvent au petit matin pour une partie de chasse. Mais Chambord, ce n’est, en réalité, que le poste avancé d’un territoire de chasse cent fois plus grand : au total, ce sont 500 000 hectares, à peu près la taille d’un département, à cheval sur le Loiret, le Loir-et-Cher et le Cher.

La Sologne, avec ses 400 châteaux et plus, est la réserve des beaux quartiers, le prolongement champêtre du 16e arrondissement de Paris. Dans ce « Saint-Tropez-sous-Bois », on retrouve de grands noms du capitalisme français, comme les frères Bouygues, les frères Seydoux – les nababs du cinéma français –, les frères Wertheimer, actionnaires majoritaires de Chanel, les frères Bich, qui possèdent les fameux stylos Bic… Beaucoup de frères, remarquez-le, car la chasse, c’est une affaire de famille. Mais pas seulement : il y a Claude Bébéar et, jusqu’à son décès en 2021, Olivier Dassault. Puis aussi des fortunes plus récentes que les vieilles lignées du coin désignent comme les « nouveaux riches ».

Parmi eux, Franck Provost, par exemple : au regard des dynasties citées précédemment, ce patron de franchise est arrivé là de fraîche date, depuis une vingtaine d’années. Pour lui, posséder un domaine dans le saint des saints, au cœur de la « Sologne des étangs », c’est une façon de s’acheter des quartiers de noblesse, de s’inscrire au royaume du business.

Mais une chose demeure en Sologne : elle reste le pays des secrets, l’empire des mystères. C’est une région où la brume cache la forêt et où la forêt cache le château. La Sologne est le laboratoire du séparatisme des ultra-riches. Le terrain d’expérience privilégié de la sécession d’élites parisiennes et coloniales qui se comportent comme des touristes dans leur propre pays…

Vous avez dû vous heurter à beaucoup de portes closes, non ?

Ah ça, oui, je vous le confirme. J’ai passé des semaines où, pour filer la métaphore, je rentrais bredouille. C’est une région de taiseux où persiste aussi une forme de soumission : cela a été si longtemps une zone marécageuse, pleine de miasmes… Et ce sont les aménagements réalisés pour les loisirs des Parisiens fortunés qui ont assaini le territoire. Au bout du compte, j’ai fini par gagner la confiance de gens du cru : garde-chasse, rabatteurs, notaire, restaurateur, ouvriers du bâtiment ou voisins des grandes propriétés.

Beaucoup n’en peuvent plus devant la destruction de leur environnement… L’engrillagement autour des domaines des ultra-riches, il faut le mesurer, c’est un vrai rideau de fer qui s’est abattu sur la Sologne. Des murailles de hautes clôtures sur plus de 4 000 kilomètres, le long des routes et des chemins communaux. Soit le parcours du Tour de France augmenté, là où seulement 110 kilomètres de grillages étaient recensés il y a une cinquantaine d’années. Pour les habitants, la randonnée, par exemple, est devenue comme une promenade carcérale.

Comment cette privatisation au profit des grandes fortunes a-t-elle transformé la Sologne ?

Jusque-là, en Sologne, les limites des propriétés étaient matérialisées par des fossés, et chacun savait à quoi s’en tenir. Mais les nouveaux seigneurs ignorent tout de ces usages. Ils arrivent et repartent en hélicoptère sans, le plus souvent, mettre un pied dans les bourgades voisines. Les interactions avec les populations locales sont réduites au minimum vital. Les chances de rencontrer l’un d’entre eux à la kermesse du village ou au dépouillement des municipales sont plus que ténues. Quand ils veulent déposer un permis de construire, certains grands noms ne se donnent pas la peine de se déplacer en mairie. Ils font venir le premier magistrat chez eux.

Certains ne font rien pour se faire aimer. Lors des chasses, ils ne prennent plus la peine de dire aux rabatteurs où se trouve l’animal qu’ils ont tué. De retour au pavillon de chasse pour le déjeuner, ils oublient de leur envoyer un véhicule, obligeant les traqueurs à traverser la forêt à pied. Quand, fait exceptionnel, ils restent à la présentation du tableau, c’est uniquement pour se pavaner parce qu’ils ont tué un grand cerf. Un festival de mufleries qu’il vaut mieux ne pas ébruiter. Afin d’éviter les fuites, les organisateurs des chasses se gardent de trop faire appel au personnel local.

Pour qualifier les pratiques en cours, loin des regards, dans les grands domaines, vous utilisez une image très éloquente, celle d’une véritable « porno-chasse »…

Dans certains domaines, l’agrainage avec du maïs est colossal. Les propriétaires veulent des stocks de gibier inépuisables, alors ils les nourrissent bien au-delà des limites autorisées… Les locaux parlent de « chasses dans des zoos », avec des surdensités animales et une biodiversité totalement saccagée. Parfois, les sangliers sont gavés de croquettes pour chien et de granulés pour poisson. Dans certains des aliments, il y a des médicaments car il ne faudrait tout de même pas que les cochons passent l’arme à gauche avant le jour J.

Les cerfs, quant à eux, reçoivent des compléments alimentaires avec pour seul but d’améliorer la qualité des trophées qui trôneront au-dessus des cheminées des salles à manger. Quand les sangliers engraissés ne tombent pas directement comme des mouches, ils sont aiguillés par les rabatteurs pour passer et repasser devant les miradors…

Rien n’est trop beau pour combler ses invités. Surtout quand la chasse sert aussi les affaires. Avec Olivier Dassault, par exemple, les séjours en Sologne étaient un rendez-vous pour les clients. Les caciques du secteur étaient accueillis comme des princes. Et dans les parcs à gibier du marchand d’armes, ils pouvaient y aller : les tableaux de grands animaux abattus – cerfs, chevreuils et surtout sangliers – dépassaient souvent la centaine par jour.

Ce territoire a aussi été reconfiguré, relevez-vous dans votre livre, par des cadeaux aux plus riches qui l’ont transformé en « paradis fiscal » et les propriétés de chasse ont également acquis un statut hors du droit commun. De quelle forme de collusion entre puissances économiques et pouvoir politique la Sologne est-elle le nom ?

L’exemple le plus frappant remonte, peut-être, à 2005 : cette année-là, un amendement porté, lors de l’examen d’un texte sur les territoires ruraux, par le sénateur UMP Ladislas Poniatowski permet aux grands propriétaires de Sologne d’échapper au droit commun. Ils peuvent se constituer des « enclos cynégétiques » et à l’intérieur de ces domaines, toutes les petites contrariétés sont effacées. Ni plan de chasse ni paperasse : ils peuvent nourrir le gibier, chasser du 1er janvier au 31 décembre, et abattre autant de grands animaux qu’ils le veulent… C’est open bar !

Derrière, cela témoigne d’une persistance du capitalisme d’État à la française où les liens avec le politique demeurent étroits. Et dans ce milieu, ça n’évolue pas tant que ça : en menant mon enquête, j’ai été sidéré par le nombre de personnalités qui chassaient encore en Sologne… Je n’ai pas voulu écrire un livre contre la chasse en tant que telle, mais il faut reconnaître que ce ne sont plus du tout des pratiques en odeur de sainteté dans une société très fortement urbanisée.

Des personnalités comme François Baroin, Éric Ciotti ou l’ancien président socialiste de l’Assemblée nationale Claude Bartolone figurent parmi les fines gâchettes de la Sologne. Il y a aussi François Fillon, qui chasse en compagnie d’amis, comme Henri de Castries, l’ancien patron d’Axa. C’est une simple hypothèse, mais comment ne pas relever que lorsqu’il était candidat à l’élection présidentielle de 2017, il prônait une sécurité sociale réduite à la portion congrue, pour le plus grand bénéfice du secteur des assurances privées…

D’ailleurs, derrière l’exaspération croissante que suscite l’omnipotence des grands propriétaires, n’y a-t-il pas des accents de lutte des classes ?

Il y a peut-être un parfum, mais ça n’est pas exactement ça… En Sologne, il y a eu de grandes usines avec un système très paternaliste, donc il n’y a pas vraiment de tradition très forte en matière de lutte des classes. En fait, c’est plus une bataille entre les gens du cru et les nouveaux venus, avec leurs mauvaises manières, leurs chasses dans des zoos, etc.

Les veneurs, qui organisent ces chasses à courre étudiées par les Pinçon-Charlot, ont besoin d’espaces considérables : ils détestent l’engrillagement car s’ils commencent à pourchasser un cerf à la sortie de Lamotte-Beuvron, ils peuvent ne pas l’attraper avant l’entrée de Romorantin, une quarantaine de kilomètres plus loin. Donc il y a aussi une guerre territoriale, au fond, entre les veneurs, les chasseurs du dimanche, d’un côté, et, de l’autre, les prédateurs ivres de tableaux débordant de sangliers…

Dans ce mouvement que j’appelle le « front de libération de la Sologne », une alliance hétéroclite a vu le jour, avec de vieilles familles, des parlementaires de droite et de gauche, quelques écologistes… L’an dernier, ils sont parvenus à obtenir l’abaissement des grillages afin de permettre aux grands animaux de circuler un peu plus librement. Le texte a été confirmé par le Conseil constitutionnel le 18 octobre dernier.

Et ça, c’est une victoire assez étincelante pour les partisans d’une Sologne libre. Ils avaient face à eux toute l’armée d’avocats de ces grands propriétaires qui étaient partis à l’assaut de la loi votée par le peuple français. Les grands propriétaires ont mordu la poussière. Ce qui me laisse penser qu’il y a peut-être une forme de morale dans cette histoire-là.


Les Nouveaux Seigneurs. Comment les ultra-riches ont colonisé la Sologne et dénaturé la chasse, de Jean-Baptiste Forray,les Arènes, 20 euros.

En savoir plus sur Jean-Baptiste Forray :

L’auteur des « Nouveaux Seigneurs » est  rédacteur en chef délégué de « la Gazette des communes », il a également écrit les « Barons » (Flammarion, 2014), « la République des apparatchiks » (Fayard, 2017) et « Au cœur du grand déclassement. La fierté perdue de Peugeot-Sochaux » (Cerf, 2022).


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