Il est l’un des derniers monuments de la scène musicale française. Avec son franc-parler légendaire, le bougon bourru, crooner au grand cœur, revient sur son enfance, sa jeunesse percutée par la guerre d’Algérie, partage son regard sur une Amérique tant aimée, tant haïe et revisite son parcours de musicien accompli.

Une autobiographie captivante en poche et un nouvel album fort réussi, « Amigos », sorti à l’automne et enregistré en compagnie d’Alain Chamfort, Sanseverino, Pascal Obispo, Alain Souchon et son fils Pierre… Contraint au repos pour soigner des problèmes de santé qui l’ont obligé à annuler ses dates estivales, Eddy Mitchell a malgré tout bien voulu nous accorder un entretien et nous a fait l’honneur de nous recevoir chez lui.
Armé d’une parole toujours aussi franche, le regard aussi pétillant qu’hier avec un accent intact de titi de Belleville, Schmoll n’a pas pu s’empêcher, pour clore l’entretien, après avoir revisité sa vie, son œuvre, écorné l’Amérique de Trump et la France de Le Pen, de lancer le juke-box pour se dodeliner sur « Good Golly, Miss Molly », imparable boogie de Little Richard. On ne se refait pas…
Vous venez de publier un 40e album studio, un disque où vous célébrez l’amitié…
Oui, avec Souchon on se connaît depuis des années. Sanseverino avait travaillé avec moi sur l’album « la Même Tribu » et Pascal Obispo est mon voisin. Tout ça s’est passé amicalement et très sereinement.
C’est le premier disque que vous réalisez sans le compositeur Pierre Papadiamandis, décédé en 2022, et avec lequel vous formiez l’une des paires les plus célèbres de la chanson française. Que vous a-t-il apporté ?
Pierre m’a apporté la musique et son amitié. Il est entré dans mon orchestre en 1964 et on a commencé à écrire ensemble des chansons en 1966. Le premier morceau qu’il a écrit, c’était « J’ai oublié de l’oublier ». J’ai tout de suite senti que ce mec avait du talent. Du talent et beaucoup d’humilité. Il était pianiste et il a mis deux ans avant de me proposer une musique en me disant : « J’ai composé un petit truc. » Et j’ai compris qu’il n’avait pas fait ça dans la demi-heure d’avant…
Sa musique, vous l’écrivez dans votre autobiographie, avait un côté cinématographique…
Oui. Je n’ai pas de chansons dans les tiroirs, ni de cahiers. Il suffit que j’entende une musique qui me colle une image dans la tête et, automatiquement, j’écris. La musique d’abord, le texte ensuite. Toujours.
Une manière qui rencontre votre passion pour le cinéma. Arrive-t-elle avant ou après la musique ?
Avant, bien sûr. Cette passion me vient de mon père, de mon frère et de ma sœur. On habitait dans le 19e arrondissement de Paris et on allait deux ou trois fois dans la journée voir n’importe quel film, des films américains, français, des westerns… Il y avait plein de cinémas à l’époque : le Provence, les Tourelles, le Danube Palace, maintenant il n’en reste plus un seul.
Et la musique, ce serait donc votre mère ?
Ma mère écoutait des trucs qui ne m’intéressaient absolument pas, de l’opérette, des choses comme ça.
Seul Luis Mariano trouvait grâce à vos yeux ?
Il ne m’intéressait pas plus mais il me faisait rire ! Je me souviens d’un truc : « Sur un cheval au grand galop je croise une belle au sang chaud. » Ses textes étaient à mourir de rire.
Dans votre autobiographie, il y a des passages émouvants sur le Belleville de votre jeunesse. En avez-vous la nostalgie ?
C’était un endroit où les gens vivaient ensemble. Il n’y avait pas de racisme, rien de tout ça. J’avais des voisins antillais, le pâtissier était breton, le marchand de sandwichs tunisien. Tout le monde vivait normalement. Ce Belleville-là appartient au passé, c’est tout. Nostalgie voudrait dire regrets, et je n’en ai pas.
Comment vous retrouvez-vous à fréquenter les bandes de la Trinité, dans le 9e arrondissement de Paris ?
J’avais 14 ans et j’étais coursier au Crédit lyonnais. Pas loin du Golf Drouot, vers la Trinité. J’ai rencontré Johnny dans le coin, lors d’une surprise-partie.
Une rencontre qui commence par une beigne…
Bah oui, il m’avait volé mes disques ! Ça a scellé notre amitié parce qu’il n’avait pas volé n’importe quoi, l’imbécile. Un 45-tours de Gene Vincent, un autre de Fats Domino, de Presley, de Bill Haley. On ne touchait pas à ça !
Finalement, après tout ça, pour reprendre le titre d’une de vos chansons, Nashville ou Belleville ?
Plutôt Belleville. Certes, ça a changé, mais Nashville… La dernière fois que j’y suis allé, c’était devenu une ville de banques, d’assurances. La country que j’aime est devenue « coast to coast » : elle s’écrit aussi bien à Los Angeles qu’à Nashville ou ailleurs. Alors qu’avant, c’était vraiment de la « musique racine », faite à Nashville ou dans le Texas.
Avez-vous connu la grand-messe country, le « Grand Ole Opry » ?
Oui, bien sûr, j’y ai d’ailleurs chanté en 1975 ou 1976. C’était assez bizarre. Il y avait du public sur scène assis, trié sur le volet. La batterie était interdite, ça faisait trop de bruit.
Vous êtes le grand passeur de la culture américaine en France. Ce qui s’y passe actuellement vous étonne-t-il ?
Ça a toujours été un pays bizarre. Mais là, c’est dramatique. Ils sont d’ailleurs en train de tous se bouffer le nez. Trump vire je ne sais pas combien de fonctionnaires et, forcément, ça crée un bazar pas possible. Ça risque de se retourner contre lui. Au fond, je ne suis pas étonné, parce que l’Américain moyen est quand même très con. Mais l’autre moitié est formidable.
On pourrait dire ça de n’importe quel pays, non ?
Oui, mais en France, au moment de voter, ça ne se passe pas comme prévu. Je parle bien sûr du Front national. Il n’y en avait que pour lui, tout le monde était Front national et d’un seul coup, on n’en veut plus. C’est pas mal, ça…
À ce propos, vous faites partie de ceux qui affirment votre opposition catégorique à ses idées…
Ah oui, je suis contre. Je vote contre, c’est systématique. C’est dans mes racines. Je vous parlais de mon enfance à Belleville, de tous ces habitants qui s’entendaient bien. Je ne vois pas pourquoi on les foutrait dehors.
C’est une parole plutôt rare aujourd’hui, qui est plus est pour quelqu’un d’aussi célèbre que vous ?
Peut-être, mais c’est ma position. Je vois les choses comme ça, et si d’autres les voient autrement, que voulez-vous que je vous dise ? Ça les regarde. Mais pour moi, c’est non.
Vous avez écrit une chanson terrible en 1986 qui s’intitulait « Ku Klux Klan ». Était-ce du vécu ?
Je me suis retrouvé à une de leurs réunions à cause de ma femme. Elle voulait voir de ses yeux le Ku Klux Klan. On était à Muscle Shoals, dans l’Alabama, un endroit très conservateur, très « redneck ». On voyait des mômes avec des cagoules, des mitraillettes et des battes de base-ball.
Ça faisait peur. On a écouté le grand chef déblatérer sur les Noirs, les juifs et les catholiques qui avaient bousillé Jésus-Christ. À la fin, il ne reste plus personne. Bon bah, salut les mecs ! Vous êtes tout seuls. On ne l’a pas dit, évidemment, sinon on se faisait zigouiller.
Dans votre parcours, l’album « Rocking in Nashville », sorti en 1974, revêt une importance fondamentale et vous relance en quelque sorte. Comment est-il né ?
Ça ne marchait plus du tout pour moi, si bien que les rééditions marchaient mieux que mes sorties. C’est dire… Barclay voulait que je réenregistre tout le catalogue, y compris les Chaussettes noires. Refaire du rock and roll qui date de je ne sais pas quand, non merci. Or, Jean Fernandez (directeur artistique chez Barclay – NDLR) venait de recevoir des disques formidables avec de vrais musiciens de studio.
On s’est dit qu’il fallait les contacter. On appelle Charlie McCoy, qui s’occupait du groupe. Puis on s’est pointés au studio Cinderella, près de Nashville, un petit studio marrant et sympa. En une journée et demie, c’était plié. Les mecs, c’étaient des brutes. Je suis arrivé avec un catalogue qu’ils connaissaient par cœur. On a commencé par « Smoke the Cigarette », avec Jim Colvard à la guitare, deux prises et bye bye ! J’étais sidéré par leur rapidité et leur façon de travailler, parfois juste en échangeant un regard.
Charlie McCoy vous a suivi par la suite pendant des décennies…
Oui. C’était et c’est toujours un très, très bon. Il sait jouer de tous les instruments comme un virtuose. Un jour, il nous quitte pour faire une télé. On regarde et on le voit déguisé en Mexicain en train de jouer de la trompette. Maintenant, il s’est mis au vibraphone, mais ce n’est pas mon truc.
Vous n’avez jamais été attiré par la scène anglaise ?
Non, parce que je n’aime pas les batteurs. J’aime bien les chansons, celles des Beatles ou des Stones sont formidables, mais rythmiquement c’est léger. Ce n’est pas Roger Hawkins (batteur des studios Muscles Schoals). Les Anglais ne swinguent pas. Il n’y a d’ailleurs pas de jazzman anglais.
Vous ne cédez jamais à la tentation du « c’était mieux avant » ?
Non. Enfin si, au niveau ventes de disques. Maintenant un disque d’or, c’est 50 000, alors qu’avant c’était la mise en place. Ça n’a plus rien à voir. Je suis contre le streaming, mais bon… Écouter un titre sur un téléphone, je ne comprends pas.
Quel regard portez-vous sur vos années de jeunesse ?
On oublie qu’il y avait la guerre d’Algérie et plein de choses pas très gaies. Je l’ai très mal vécue, c’était sordide. J’ai eu de la chance, si l’on peut dire. Le service militaire durait trente-six mois, j’ai été appelé sous les drapeaux en janvier 1962 et la guerre s’est arrêtée en juillet. On n’appelait pas ça une guerre à l’époque, on parlait d’« incidents ».
C’est joli, non ? Alors que ça mitraillait dur. J’ai tout fait pour ne pas y aller mais je n’avais pas le choix. On m’avait laissé entendre que si je refusais, « vos amis des Chaussettes noires iront en Allemagne dans un camp disciplinaire ». Je voulais leur éviter le pire. Moi, j’étais un peu protégé parce que j’étais connu. Mais je n’en ai pas gardé un bon souvenir. En tant qu’appelé, on allait travailler en Algérie pour les pieds-noirs et ça pétait de tous les côtés.
Un jour, à Oran dans un théâtre de verdure où on répétait, les militaires nous poussent dans des camions et nous font dégager parce qu’il y avait une bombe sous la scène. On n’était pas fiers… Une autre fois, on nous défend d’aller dans un endroit où un Français venait de se faire tuer par un Arabe. En représailles, ils allaient tuer six Arabes ! Tout ça était normal, c’est ce qui était incroyable.
Vous ne prenez aucune pincette pour écorner la statue gaullienne…
La statue pour qui ? Le « dépendeur d’andouille », l’appelait ma mère. De Gaulle, ce n’est pas ma tasse de thé. Je me souviens, étant gosse, de sa prise de pouvoir. Je sortais du Golf Drouot, je remontais à pied jusque chez moi et je me suis fait prendre par les flics : bing, bong, bam, bim, je n’ai rien compris.
Vous reprenez « In the Ghetto » sur votre dernier album, chanson d’Elvis Presley, dont vous avez réécrit les paroles pour évoquer le sort d’une femme qui travaille et élève seule ses enfants…
C’est une belle période de Presley, vers 1969. J’avais cette chanson dans les tiroirs. RCA voulait faire un disque hommage à Presley avec plein de chanteurs du monde entier. Ils m’avaient demandé, pour la France, de jouer celle-là. J’avais écrit le texte mais le disque ne s’est jamais fait.
C’est une chronique sociale, comme quelques-unes de vos chansons. On pense bien sûr à « Il ne rentre pas ce soir », qui évoque le chômage en 1978…
À l’origine, cette chanson, c’est un gag. À l’époque, la maison Barclay périclitait et moi j’étais producteur, donc protégé. On ne pouvait pas me virer. Par contre, ça virait à tour de bras. Tous ceux qui arrivaient dans leur limousine se demandaient ce qui allait leur arriver. Et le mec qui virait se faisait virer à son tour.
Quels sont aujourd’hui les « vrais héros », pour reprendre à nouveau le titre d’une de vos chansons ?
Ceux qui vont travailler tous les matins, ce sont toujours eux les vrais héros.
Autobiographie, d’Eddy Mitchel, Le Cherche Midi, 240 pages, 19,80 euros.
Amigos, d’Eddy Mitchell, Barclay/Universal.
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