Avec son ouvrage « le Désert de nous-mêmes », le philosophe Éric Sadin, spécialiste des usages numériques, décrypte le tournant intellectuel et créatif pris par l’intelligence artificielle et son impact social. Il en dégage une série de sept exigences à faire respecter et sept actions à mener. Nous publions ici un large extrait de sa conclusion.

Trois ans après le lancement de ChatGPT, l’ambiance n’est plus la même. Si les premiers temps furent à l’enthousiasme, au fil des mois l’impression générale s’est modifiée par sauts successifs. Un air d’opposition – jusque de fronde – se met à planer.
Au point de voir des personnes et des groupements souhaiter exercer leur droit à se prononcer, à ne plus être mis face au fait accompli, pour être parties prenantes des prises de décision qui les concernent.
Pour y parvenir, il convient de mettre, premièrement, sur la table une série d’exigences revêtant une valeur universelle, parce que reposant sur des droits humains tenus pour inaliénables et à propos desquels on ne transige pas.
Exigence n° 1
Tout être humain est naturellement doté de qualités qui fondent sa singularité : penser et parler en son nom et faire preuve d’inventivité. Celles-ci représentent, pour chacun d’entre nous, des leviers de liberté et d’épanouissement, autant qu’elles sont vectrices de pluralité et d’apport mutuel de richesse au sein de notre monde commun.
À ce titre, nous affirmons que leur bonne expression ne doit pas être mise en péril, au risque de voir le sens même de la vie être nié et un régime d’uniformité et des pouvoirs extérieurs à nous prédominer.
Exigence n° 2
Tout être humain est constitué de telle manière que, s’il en arrive à forcer sa nature, alors ce sont son corps ou son esprit, ou les deux, qui s’en trouvent fragilisés, au point parfois de connaître une disharmonie pouvant conduire à des pathologies physiques et psychiques.
C’est la raison pour laquelle, du fait de notre essence même, nous ne pouvons, et refusons, de devoir, de façon répétée, faire preuve d’adaptabilité aux développements technologiques et, avant tout, ceux qui appellent soudainement – et souvent dans des formes de violence – à modifier du tout au tout nos conduites.
Vu nos limites corporelles et mentales, nous affirmons que chaque évolution, si elle suppose d’assurer de façon subie des tâches qui outrepassent nos capacités – en libre conscience estimées – alors il y sera opposé une fin de non-recevoir.
Exigence n° 3
À la différence du processus historique d’automatisation des chaînes de montage dans les usines, qui entraînait la suppression d’emplois dont la plupart étaient de haute pénibilité, le tournant intellectuel et créatif de la technologie met en péril des métiers – plus exactement des savoir-faire – qui, souvent, ont requis de longues et coûteuses études, procurent du plaisir à la tâche, participent – et, pour certains d’entre eux, depuis des décennies, voire des siècles – à la vitalité et à la diversité culturelles de la société.
Rien, ni en principe ni en droit, ne justifie qu’une telle constellation de pratiques, qui témoignent de tant de facettes du génie humain, se voie en quelques années menacée de disparition, aux seuls noms du profit d’un petit nombre et de leur vision mortifère du monde.
La pérennité de ces savoir-faire – surtout si les personnes qui les exercent entendent ne pas y renoncer, leur permettant, en outre, de vivre dans la dignité et y voyant parfois l’une de leurs principales raisons de vivre – doit être tenue pour inaliénable et faire l’objet de mobilisations, tant à l’échelle des corporations que de tous.
Exigence n° 4
Dans la lignée de la proposition précédente doit être défendu le principe selon lequel la société est constituée de liens d’interdépendance, représentant des facteurs de convivialité et de pacification. Et ce, à l’opposé de vis-à-vis avec des systèmes qui, eux, sont facteurs d’isolement, concourent à la tristesse et font le lit de la violence.
Exigence n° 5
Nous n’acceptons plus que ceux qui œuvrent aux développements technologiques soient tenus pour les plus à même d’éclairer la société en la matière. Nous entendons renverser la conception – hélas devenue canonique – de l’expertise.
Celle-ci ne devant plus, indûment, être assurée par des acteurs qui sont à la fois juges et parties, mus par leurs intérêts et véhiculant une vision restrictive des choses, mais par celles et ceux qui, à partir du terrain, sont légitimement en mesure de témoigner des effets produits, jusque parfois des humiliations ou des violences subies.
Exigence n° 6
Doit être dénoncé, haut et fort, le principe d’aides publiques apportées aux sociétés et organismes qui vont à l’encontre des différents points susmentionnés.
Exigence n° 7
Les auteurs et les artistes s’engagent à ne pas s’abaisser à réclamer des compensations financières et doivent le signifier aux responsables des sociétés de gestion des droits.
Toute négociation portant sur les rétributions consenties aux ayants droit ne fait qu’entériner les processus voyant des systèmes assurer des tâches qui mettent en péril les mondes de la création et de la culture.
Malgré la conviction souvent clamée – et trompeuse – d’avoir gain de cause, il doit être rappelé que les principes ne s’achètent pas – au risque de vendre son âme au diable. Ce positionnement ferme a manqué dès 2023. S’il avait été affirmé en masse – et à l’opposé de quelques lois scélérates –, la face du monde en aurait été modifiée ou maintenue à l’endroit. Considérons qu’il n’est pas trop tard.
Dans le prolongement, auteurs et artistes s’engagent moralement à ne pas faire usage d’IA génératives, vu qu’elles vident leurs pratiques de leur sens et qu’y céder représenterait, à terme, le cheval de Troie de la fin de l’art, entendu comme l’expression de la singularité des êtres offerte à l’humanité.
La chaîne des différents acteurs de la culture s’y engage tout autant – aux premiers rangs desquels les éditeurs –, qui, sur l’honneur, devraient attester ne pas faire assurer de « traductions » d’ouvrages par des systèmes.
Deuxièmement, ces exigences intangibles ne doivent pas rester cantonnées à de nobles intentions, mais doivent servir de points d’appui à un registre d’actions concrètes.
Action n° 1
Vu qu’il est difficile d’agir seul – de surcroît dans un monde toujours plus atomisé –, il est impératif de se constituer en collectifs.
Un objectif qui, avant tout, vaut pour les travailleurs indépendants, souvent isolés, en lien direct avec leurs commanditaires – ou comme totalement désarmés face à eux –, afin que, lorsque les circonstances l’exigent, les confrères apportent leur aide et opèrent une pression commune.
Un axiome qui doit autant valoir au sein des entreprises, par le biais d’associations de salariés. Hélas, il doit être relevé qu’un certain syndicalisme, aujourd’hui majoritaire, s’est, depuis un demi-siècle, transformé en machine à composer, jusqu’à parfois se compromettre, dans l’oubli des principes les plus élémentaires.
Puisque le nombre fait puissance, il convient d’établir des réseaux de solidarité, aux échelles nationale et internationale, par corporation – et entre elles –, prenant la forme de circulations d’informations, de retours d’expérience, de tenues d’assises. Autant de procédés qui structurent l’action, permettent d’entretenir le mouvement et qui revêtent un poids dans les rapports de force.
Action n° 2
Des chartes doivent être établies, par corporation, résultant de chantiers de travail menés en toute indépendance, de préférence fondées sur certains des principes susmentionnés, dans lesquelles sera couché noir sur blanc ce à quoi les personnes sont prêtes et ce qu’elles refusent.
Sortes de tables de la loi rédigées par les principaux concernés, tenant lieu de référence dans l’évaluation de décisions prises par la hiérarchie, mais aussi dans la conduite de l’action.
Une telle approche, une fois encore, a fait défaut dans le monde de l’éducation les mois qui ont suivi le lancement de ChatGPT et dont on voit les dégâts, irréversibles, qui ont frappé l’école et l’université.
Action n° 3
Il revient, lorsque la négociation a échoué – et en usant de son droit de retrait –, de refuser l’utilisation de systèmes qui bafouent certains des principes détaillés plus haut.
Action n° 4
Il arrive que s’impose la nécessité de faire grève. À l’instar des scénaristes de Hollywood qui, en 2023, se sont levés en masse afin d’obtenir des studios que ne soit pas fait usage d’IA génératives pour « concevoir » et « rédiger » des scénarios. Ils ont fini par obtenir gain de cause – jusqu’à nouvel ordre. Façon de démontrer que le pire des maux, c’est la passivité.
Action n° 5
Doivent être systématisés des recours en justice, lorsqu’une ou plusieurs de nos exigences se voient bafouées, surtout lorsqu’il est considéré que des articles de droit qui les justifient existent.
À l’exemple de deux actions qui ont été menées par 200 journalistes des filiales du plus grand groupe français de presse professionnelle, Infopro digital, et qui par décision du tribunal judiciaire de Créteil, a été sommé de « suspendre l’utilisation des outils informatiques d’intelligence artificielle ».
Attendu que, selon l’ordonnance du référé : « Il n’est pas sérieusement contestable que l’intelligence artificielle est une technologie nouvelle dont le déploiement dans le secteur de la presse est susceptible d’affecter les conditions de travail de ses salariés. »
Action n° 6
Un état d’esprit qui finit par produire de la jurisprudence. Recourir aux tribunaux peut amener le législateur à statuer sur des pratiques abusives sur lesquelles il ne s’était jamais penché ou qui se situent dans un vide juridique.
En mettant en rapport des lois et des articles de droit avec des requêtes, le juge peut prendre des décisions qui finiront par avoir force de loi.
Action n° 7
Il convient de favoriser l’expression de contre-expertises émanant des acteurs de terrain, de les rassembler et de les exposer à la presse, aux politiques capables d’être réceptifs à des paroles divergentes et, surtout, au public, à qui il manque ces témoignages de si grande valeur.
C’est-à-dire, travailler à rendre la société davantage transparente à elle-même, en établissant des « procès-verbaux », pour employer un vocable cher à Émile Zola. Moyen de défaire – par les faits – les discours hors-sol véhiculés sans contradiction par les tenants de l’obsolescence de l’homme.
Le Désert de nous-mêmes, d’Éric Sadin, l’Échappée, 272 pages, 19 euros.
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