« La nation ne se fonde pas sur des mythes racistes » : qui était Abraham Serfaty, militant de la paix communiste, arabe, juif et antisioniste

Abraham Serfaty a milité toute sa vie pour un Maroc démocratique et une Palestine libre. Enfermé dans les geôles d’Hassan II, condamné à l’exil, le révolutionnaire marocain a payé cher ses engagements contre l’oppression et le colonialisme. Retour sur le parcours et les idées d’une figure majeure du mouvement arabe d’émancipation, décédé le 18 novembre 2010.

Un manifestant brandit le portrait d’Abraham Serfaty, alors exilé en France, lors d’une manifestation à Rabat. © ABDELHAK SENNA / AFP

 

Il était de celles et ceux qui ne se taisaient pas. Ni les années de prison, d’isolement, de clandestinité, de torture ou d’exil n’auront réussi à le briser ou à lui enlever son amour indéfectible pour la justice et la liberté. Abraham Serfaty a consacré sa vie à œuvrer pour ces valeurs fondamentales. En premier lieu, au Maroc, qu’il a essayé d’accompagner, avec nombre de ses camarades, du protectorat à l’indépendance, de la monarchie à la démocratie.

Cela lui a valu, entre autres, dix-sept ans de prison et une vie de lutte. Et dans un second temps, pour la Palestine, qu’il a souhaitée de tout son être voir libérée avant sa mort. Comme il le disait lui-même : « Nous tous, juifs antisionistes dans le monde, nous devons effectivement contribuer à l’œuvre révolutionnaire contre l’État sioniste (…) pour déraciner les formes d’oppression millénaire qui trouvent leur apogée dans l’agonie impérialiste. » « La nation ne se fonde pas sur des mythes racistes… Être arabe juif, c’est être juif parce qu’arabe et arabe parce qu’arabe juif ».1

Abraham Serfaty était viscéralement attaché à l’union entre les peuples. Il écrivait dans « la Mémoire de l’Autre » : « Je ne comprenais pas et je refusais en mon for intérieur cette structure raciste de castes – c’est cela, avant tout, qui a fondé l’engagement de ma vie ».2 Tout au long de sa vie, il n’aura eu de cesse d’essayer de s’adresser à ses frères et sœurs juifs et juives arabes en Israël comme en Palestine, tout comme il n’aura eu de cesse d’essayer de s’adresser à ses frères et sœurs marocains ou sahraouis. Il aura payé le prix fort pour cet idéal d’union au-delà des frontières, des idéologies et des logiques libérales. Il ne se nourrissait d’aucune haine mais d’un amour profond pour les peuples, pour la justice et pour la dignité humaine. Il était internationaliste et révolutionnaire et n’avait pour seule boussole que l’autodétermination des peuples et la lutte contre toute forme d’impérialisme.

Après l’indépendance de 1956, il prend des responsabilités dans les nouvelles institutions de l’État marocain

Il naît en janvier 1926 à Casablanca sous le protectorat français dans une famille juive tangéroise. Abraham s’engage à 18 ans, dès 1944, au sein du Parti communiste marocain. Il poursuit cet engagement tout au long de ses études en France jusqu’à son diplôme de l’École des mines en 1949, puis il revient au Maroc afin de lutter pour l’indépendance de son pays. C’est ce combat qui lui vaut un premier emprisonnement en 1950. À la suite des émeutes de 1952 à Casablanca, il est expulsé en France, en résidence surveillée, sous prétexte qu’il serait brésilien, son grand-père ayant mené quelques aventures entrepreneuriales sur les rives de l’Amazonie.

Après l’indépendance de 1956, il prend des responsabilités dans les nouvelles institutions de l’État marocain, au cabinet du ministre de l’Économie, Abderrahim Bouabid, en tant que directeur de cabinet, puis en tant que directeur général des Mines et de la Géologie. Il en profitera pour diriger l’élaboration du statut législatif du mineur qui était, pour l’époque, très avancée et permettait, en théorie, aux syndicats d’exercer directement un contrôle auprès des entreprises minières.

À la suite de ce séjour ministériel, il prend la direction de l’Office chérifien des phosphates (OCP) en tant que directeur technique. Ainsi, il participera à la planification, au développement et à l’automatisation de tout un pan de l’industrie marocaine. L’OCP est spécialisé dans l’extraction, la transformation et la commercialisation du phosphate et de ses dérivés. Cette industrie représente aujourd’hui presque 10 % du PIB marocain.3 Mais très vite, en 1968, il prend fait et cause pour les ouvriers en grève de Khouribga, ce qui lui vaut un renvoi sur mesure disciplinaire. Il enseigne ensuite à l’école Mohammadia des ingénieurs et à l’école des Mines de Rabat.

Pressentant l’impasse du stalinisme vers laquelle les partis communistes à travers le monde se dirigent, et plus spécifiquement le Parti communiste marocain, il rejoint en 1968 l’équipe éditoriale de la revue culturelle et littéraire « Souffles ». Là où les révoltes populaires de 1965 ont apporté une nouvelle façon d’entrevoir les lignes de fracture entre la monarchie absolue et la soi-disant opposition, « Souffles » (Anfas) apporte un nouvel outil théorique à la contestation permettant d’agréger une jeunesse radicalisée et une partie de la gauche désillusionnée des promesses post-indépendance.

Arrêté en février 1972 par le régime d’Hassan II

Abraham Serfaty liait lutte des classes et combat culturel pour l’autonomie des peuples. Il était convaincu que tout processus révolutionnaire implique de revenir aux principes, aux valeurs et aux fondements de chaque civilisation que l’impérialisme a bouleversés. C’est ainsi que dès 1969, « Souffles » prend un tournant plus politique. Au troisième trimestre 1969, pour son quinzième numéro, la revue publie un numéro spécial sur la Palestine – « Pour la révolution palestinienne » – mais également de nombreux articles sur la décolonisation en Afrique, le Sahara occidental et le système capitaliste mondialisé.

En 1970, il rompt officiellement avec le Parti communiste marocain et fonde Ila Al Amame (En avant), organisation marxiste-léniniste que rejoignent de nombreux jeunes avides de démocratie. Arrêté en février 1972 par le régime d’Hassan II, il sera libéré quelques semaines plus tard à la suite de nombreuses manifestations dans les rues des grandes villes marocaines, en particulier Casablanca, où les jeunes scandent « Liberté pour Serfaty ! ».

Malheureusement, cette liberté ne sera que de courte durée. Quelques jours plus tard, il échappe à une nouvelle arrestation qui le fera entrer dans la clandestinité pendant presque trois ans. Entre-temps, c’est sa sœur, Evelyne, qui paiera de sa vie la dignité et le silence qu’elle aura opposé à la police alors qu’elle était torturée pour lui faire dire où se trouvait son frère. Où il était, personne ne le sait vraiment. Il aurait fait quelques allers-retours entre la France et le Maroc, aidé des camarades internationaux. Mais, surtout, il a rencontré et été caché par Christine Daure, future Christine Daure-Serfaty. Professeur de français et militante infatigable des droits de l’homme et des prisonniers politiques marocains avec laquelle il se mariera et finira sa vie.

Abraham Serfaty est finalement de nouveau arrêté le 10 novembre 1974. Pendant quatorze mois, il est détenu à l’isolement au bagne de Derb Moulay Cherif, les yeux bandés, les mains liées, soumis à la torture. Jusqu’en janvier 1976, personne ne sait où il se trouve. En janvier 1977, c’est le procès des 139 frontistes : il est condamné à la réclusion à perpétuité pour « complot visant à renverser la monarchie » et « atteinte à la sûreté de l’État ». À la fin du procès, il s’exclame : « Vive la République sahraouie ! Vive la République marocaine ! Et vive l’union du Maroc et du Sahara ! ». Un cri qu’il considère comme l’honneur de sa vie et qui lui vaudra à nouveau deux ans d’isolement.

Pour le militant, le sionisme « est contraire à toutes les traditions et aux acquis du judaïsme européen »

La même année, en plein procès, son premier livre, « Lutte antisioniste et révolution arabe », est publié aux éditions des Quatre-Vents. C’est un condensé d’études, de textes publiés dans « Souffles » et dans « Tsédek » 4 de 1967 à 1972. Un premier apport théorique qu’il approfondira en prison de 1981 à 1985. Ces textes composent la grande majorité de l’œuvre qui vient d’être rééditée chez Syllepse. Abraham Serfaty y affirme son opposition à un récit homogène et unilatéral sur la nation juive : « Il n’y a pas de peuple israélien mais un conglomérat artificiel de populations. » Il s’attache à montrer un sionisme qui, pour lui, véhicule une idéologie raciste, colonialiste et impérialiste.

Pour le militant, le sionisme « est contraire à toutes les traditions et aux acquis du judaïsme européen » et « à toute la glorieuse histoire, plus que millénaire du judaïsme arabe et méditerranéen ». Là où le judaïsme arabe est universaliste, tolérant et enraciné dans la civilisation musulmane, le sionisme est nationaliste et défend une idéologie matérialiste de la nation tout en imposant une idéologie raciale d’origine européenne. C’est ainsi qu’il qualifie le sionisme comme « la négation du judaïsme arabe ».

La perspective révolutionnaire est donc pour lui la seule qui permettra d’articuler les judéités et les arabités dans un même épanouissement. Mais cela implique « un processus révolutionnaire exigeant (…) qui ne peut rester limité au peuple palestinien. L’interpénétration du sionisme et des intérêts vitaux de l’impérialisme au Moyen-Orient et dans la Méditerranée contraint à l’interpénétration de la révolution palestinienne et de la révolution arabe, elle-même partie intégrante de la révolution mondiale ».

Ces « Écrits de prison sur la Palestine » forment le premier livre qu’il publie dans son nouvel exil en France, le 13 septembre 1992, après presque dix-huit ans d’emprisonnement et une intense campagne internationale pour sa libération. Après la sortie de prison de Nelson Mandela, il était le plus vieux prisonnier politique d’Afrique. Il paie sa liberté au prix de sa nationalité et cet exil forcé l’amène à se battre ardemment pour retrouver sa patrie. Au gré des livres, de 1992 à 1998, sa voix se fait l’écho de critiques sévères à l’égard de la monarchie : « Dans les prisons du roi – Écrits de Kenitra sur le Maroc » publié chez Messidor/Éditions Sociales en 1992, « la Mémoire de l’autre » publié chez Stock en 1993, « le Maroc, du noir au gris » publié chez Syllepse, déjà, en 1998.

En 1999, à la mort d’Hassan II, le roi Mohammed VI l’invite à revenir dans son pays, à retrouver les siens, à retrouver sa terre, son passeport et son identité. Il s’engage alors, et à nouveau, dans le processus démocratique qui se relance au Maroc, de 2000 à 2005. Il est conseiller spécial auprès de la direction de l’Onarep (Office national de recherche et d’exploitations pétrolières) mais très vite, il s’éloigne et prend ses distances, à nouveau. Il meurt à 84 ans, le 18 novembre 2010, à Marrakech, au terme d’une vie vouée à la défense d’« un monde plus juste », comme il me l’a dédicacé sur la page de garde de l’un de ses livres.


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