Pour le chercheur en sciences de l’éducation et directeur de la revue Pensée, la question du temps scolaire est liée à celle du manque de temps d’école et à la question des inégalités : « réduire l’école à s’adapter à ce que sont les élèves, c’est enfermer la masse des autres élèves dans les limites de leur socialisation familiale, qui peut leur apporter beaucoup de choses, mais pas la connaissance de la culture savante, celle qui permet de réussir des études longues ».
« Il faut cesser de reprocher aux élèves leur « niveau » : la baisse de celui-ci s’explique en partie par les politiques de réduction de l’école. Ce manque de temps accroît la pression pour « aller plus vite », et laisse davantage d’élèves de côté » affirme Stéphane Bonnery, qui vient de publier Temps de l’enfant, rythmes scolaires : vraies questions et faux débats. Il répond aux questions du Café pédagogique.
Vous présentez un ouvrage intitulé Temps de l’enfant, rythmes scolaires : vraies questions, faux débats. Quelles sont ces vraies questions mal posées selon vous ?
Par exemple, c’est factuel, certains enfants fatiguent plus vite que d’autres dans les activités scolaires. Mais ce constat, exact, est souvent présenté comme une explication déformée, en le faisant passer pour une cause, au travers de catégories idéologiques qui essentialisent les capacités des élèves. Selon ces idées biaisées, fatiguer plus ou moins viendrait de ce que certains seraient « doués de façon innée », ils auraient des « rythmes propres », des « compétences intrinsèques », ou un « handicap socio-culturel » parce qu’effectivement les enfants « fatigables » viennent plus souvent des familles populaires.
Ces « explications officielles » laissent entendre que c’est une fatalité (biologique, psychologique ou sociale). Autant d’idéologies fatalistes désignant les élèves comme « in-enseignables » et l’école comme impuissante. Or, ce que montrent les textes de chercheurs et formateurs réunis dans l’ouvrage, et dont ce dernier synthétise les arguments, c’est que les élèves les plus fatigables sont ceux qui ont été moins entraînés que d’autres, dans leur famille, à se concentrer sur des savoirs savants. C’est effectivement une réalité sociale. Mais la mauvaise conclusion qui en est le plus souvent tirée, c’est qu’il faudrait réduire leur temps à l’école pour s’adapter à leur fatigue !
C’est raisonner à l’envers et aggraver le problème : où, mieux qu’à l’école, peuvent-ils s’exercer à cette activité très spécifique qu’est l’étude des savoirs savants, et ainsi devenir plus endurants dans l’activité d’étude ? Et ce raisonnement à l’envers est en quelque sorte mensonger, car les élèves les moins « fatigables », et l’ouvrage le montre en détails en synthétisant des recherches, correspondent en réalité à la minorité d’enfants qui a les emplois du temps les plus lourds, y compris sur le temps de « loisirs » avec une sur-intensification scolaire en conservatoires ou en clubs : « école de musique », « école » d’arts plastiques, « école de rugby », etc. Réduire l’école obligatoire, et transférer les contenus aux loisirs privés, donc optionnels, c’est accroître les déterminismes sociaux.
Qu’ont en commun les textes dans l’ouvrage et quelles idées prennent-ils à rebours des points identifiés dans la Convention citoyennne ?
Les textes rassemblés remettent ainsi sur leurs pieds d’autres idées ordinairement formulées à l’envers, à propos de la « vitesse » de travail et d’apprentissage des élèves, ou de leurs « centres d’intérêt » par exemple, eux aussi toujours formulés de façon biaisée par la Convention citoyenne sur les temps de l’enfant qui s’est ouverte avant l’été, qui « oublie » que les élèves plus rapides ou qui ont des intérêts pour certains savoirs scolaires ont tout simplement été initiés et exercés chez eux : réduire l’école au nom de cela, s’adapter à ce que sont les élèves, c’est enfermer la masse des autres élèves dans les limites de leur socialisation familiale, qui peut leur apporter beaucoup de choses, mais pas la connaissance de la culture savante, celle qui permet de réussir des études longues.
De surcroît, la lettre de cadrage de la Convention interroge le symptôme de la « boule au ventre » et le temps passé devant les « écrans ». Ce sont des vrais problèmes, mais encore une fois posés à rebours, en renvoyant l’explication enfants, aux familles ou aux enseignants, en les culpabilisant. Or, une analyse lucide des réalités conduirait à étudier la montée de ces symptômes dans la durée en lien avec leurs réelles causes, entrelacées : la commercialisation du « temps de cerveau disponible » par une industrie soutenue par l’argent public ; et elle a d’autant plus fonctionné dans l’enfance que l’école s’est vue privée de temps d’enseignement, donc que la pression à « aller vite » est allée croissant, en exacerbant l’évaluation permanente et la pédagogie du conditionnement plutôt que de prioriser le fait de conduire les élèves à comprendre… Est-il si étonnant que les enfants qui ont vu leurs familles stressées pour leurs aînés devant l’injustice de Parcoursup aient développé un rapport angoissé à l’école ?
Il faut ainsi remettre les choses à l’endroit, plutôt que d’inventer une soi-disant épidémie de stress auto-provoquée dans le psychisme intrinsèque des enfants. Est-il si étonnant que beaucoup d’enfants et d’adolescents calment leur angoisse en s’évadant dans l’imaginaire des écrans ? Et puisque l’on parle des écrans, ni les familles ni les enseignants n’ont jamais demandé à ce que l’on supprime les manuels imprimés : est-ce que l’un des décideurs s’est interrogé sur le changement d’activité que signifie, pour étudier, le regard sur un écran où une image chasse l’autre, que l’on peut difficilement mettre sur le même plan qu’un cahier d’exercice alors qu’il est facile de juxtaposer ce dernier avec un manuel imprimé ?
Un dernier exemple d’idées remises sur leurs pieds, parmi les nombreux que comprend l’ouvrage : il interroge les « solutions » propagées dans l’espace médiatique qui se heurtent au réel analysé froidement. C’est par exemple la récente proposition de réduire les vacances d’été, formulée il y a peu par le Président Macron. Or, le parc d’établissements scolaires français n’est pas fait pour de grandes chaleurs, qui vont aller croissant dans la moitié du pays, ce qui laisse sceptique face à l’idée de réduire les vacances estivales. À moins d’entreprendre des travaux coûteux pour les scolarités, ce qui n’est pas dans la politique actuelle.
Que dire de l’organisation du temps à l’école au regard des inégalités scolaires ?
Les élèves français ont été spoliés d’un temps considérable pour apprendre. La suppression des samedis matins en primaire a fait perdre, en heures de classe, l’équivalent horaire d’une année scolaire. La quasi disparition des toutes petites sections de maternelle (seuls 9% des enfants de deux ans sont scolarisés, alors qu’ils étaient encore 35% en 1998), particulièrement accentuée en ZEP a encore fait perdre une année. Au collège, le montant des heures d’enseignement disciplinaires perdues se chiffre à une demi-année scolaire, remplacées par des choses dont on sait qu’elles sont inefficaces (soutien en classe entière, projets interdisciplinaires quand ils sont à la place et non pas en plus des disciplines). Pour les élèves de la voie professionnelle c’est encore une année de perdue avec la suppression du BEP. En LGT, les heures en seconde ont chuté, et ne sont récupérées en 1re et Terminale que par ceux qui ne sont pas victimes de l’élimination sociale massive qui a lieu avant l’entrée en première.
Il faut cesser de reprocher aux élèves leur « niveau » : la baisse de celui-ci s’explique en partie par les politiques de réduction de l’école. Ce manque de temps accroît la pression pour « aller plus vite », et laisse davantage d’élèves de côté. C’est aussi un instrument d’imposition de méthodes aux enseignants : sans le dire, on les pousse d’une part à accepter les pratiques de conditionnement sans activité de compréhension afin de tenir les délais, et d’autre part, à renoncer à enseigner des pans entiers du programme selon le public à qui ils ont affaire. Dans notre pays, un ministre qui assumerait une politique inégalitaire sauterait dans les 24h : c’est de façon plus insidieuse que ces politiques avancent.
À nouveau aujourd’hui, on ne peut que s’interroger sur la concomitance entre, d’une part, le projet de nouvelle réduction supplémentaire du « socle commun », et la convocation de la Convention citoyenne : serait-il souhaité en haut lieu que cette dernière délivre toujours les mêmes idées que depuis cinquante ans pour à nouveau réduire le temps d’école obligatoire, et par ce biais, la réduction de la culture commune transmise à la future génération ? Et ainsi renvoyer des disciplines entières au « choix » des familles, alors que l’on sait que ce choix est contraint économiquement et socialement ?
L’offensive idéologique est puissante à l’approche de la fin de la Convention citoyenne pour à nouveau détourner l’attention du volume horaire global dont les enfants bénéficient : à nouveau, est lancé le thème qui sème la zizanie sur la répartition des heures dans la semaine en primaire, plutôt que de reconquérir du volume sur l’année, car cela impliquerait de recruter des professeurs des écoles pour qu’ils soient deux par classe à se relayer. On voit s’organiser une campagne pour réduire le temps de scolarité des lycéens, avec de curieuses convergences, des ministres favorables à l’école privée (voir la tribune d’Amélie Oudéa Castéra dans le Figaro) jusqu’à la pétition lancée par LFI (Louis Boyard) : à qui fera-t-on croire que la réduction du temps de compréhension au lycée réduira les inégalités sociales de réussite au baccalauréat et d’orientation ?
On nage en pleine démagogie et au fond dans le mépris des élèves de familles populaires en laissant entendre qu’ils ne pourraient pas apprendre mieux si les conditions temporelles et pédagogiques étaient meilleures. Et les propos de la députée Renaissance Anne Genetet sont révélateurs : dans une vidéo récente sur les réseaux sociaux, elle brandit des emplois du temps incohérents envoyés par des lycéens, en mettant à l’index les établissements scolaires publics et en « oubliant » de dire que c’est la précarité des enseignants, aggravée sous les deux quinquennats Macron, avec le recours massif à des contractuels, qui conduit à regrouper des heures d’une même discipline sur deux jours… Encore une fois, les causes économiques et politiques sont masquées, et les conséquences désolantes pointées de façon biaisée.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Questions Stéphane Bonnery : Temps de l’enfant, rythmes scolaires : vraies questions et faux débats. Editions de la fondation Gabriel Péri, 2025.
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