En débat: Le capitalisme, un horizon indépassable ?

Historienne
Jean-Marie Harribey Économiste et auteur

Le mode de production est au cœur de la crise environnementale, économique et sociale. À l’heure du numérique, sa transformation semble difficile. Des alternatives existent pourtant. Tour d’horizon avec l’historienne Sophie Wahnich et l’économiste Jean-Marie Harribey.

« Pour sortir du capitalisme, il faudra bien sûr s’emparer des terres arables, des réserves de matériaux à recycler et des moyens de production, pour certains encore à inventer, moins gourmands en énergie, pour d’autres à retrouver », explique l’historienne Sophie Wahnich. © John Angelillo/UPI /ABACAPRESS.COM

 

La lucidité oblige à rêver d’autres imaginaires politiques et sociaux

Sophie Wahnich, Historienne

 

 

Avant de faire un saut imaginatif, faisons d’abord quelques remarques sur le néocapitalisme contemporain. Il est à la fois encastré dans la plateforme numérique, y compris l’IA, et producteur de cette matrice. Cette double position rend plus difficile encore la sortie du capitalisme, car ces outils ont pris la main sur la structure administrative des États, des hôpitaux aux services de l’impôt en passant par l’armée, l’énergie, les ministères et services publics.

Quelques entreprises trustent les systèmes informatiques et les rendent dépendants, conquérant par cette dépendance une véritable souveraineté de fait. C’est pourquoi les acteurs de ce capitalisme n’ont plus besoin de se réclamer de la démocratie, fût-elle insatisfaisante, mais peuvent affirmer que ce régime n’est plus compatible avec leurs intérêts.

Cependant ces grandes entreprises sont très dépendantes de la production incessante d’énergie et de l’extraction des matières premières. Elles ont produit la grande accélération du numérique, qui est aussi celle du franchissement des limites planétaires.

Pour maintenir la production des outils qui permettent de faire usage des logiciels, la violence se fait extrême dans tous les lieux où l’on retourne la terre pour extraire les terres dites rares.

Alors comment en finir avec le capitalisme devenu sur un plan techno-féodalisme des grandes entreprises du numérique et sur un autre plan antidémocratique et guerrier ? La première chose à faire est de désencastrer les États des systèmes numériques.

« Les géants de la tech sont fragiles. »

Puis commencer à faire craquer les systèmes informatiques étatiques, avec précaution ou sans en fonction de l’adversité ; précaution si de véritables démocrates réussissent à reprendre sérieusement les rênes du pouvoir politique, avec des hackers professionnels si nécessaire.

Les géants de la tech sont fragiles. Ne nous y trompons pas, tous ces systèmes d’asservissement ont besoin d’énergie et elle va manquer d’ici dix à trente ans, surtout si elle est dépensée à tout va dans des guerres abominables. Ce système va imploser.

Mais peut-on rêver du chaos ? Non, il faut imaginer un autre monde, celui d’une logique de production basée sur une solidarité de type sécurité sociale. Ceux qui y réfléchissent sérieusement concernant l’alimentation voire tentent de véritables expérimentations de cette sécurité solidaire montrent le chemin.

Mais pour sortir du capitalisme, il faudra bien sûr s’emparer des terres arables, des réserves de matériaux à recycler et des moyens de production, pour certains encore à inventer, moins gourmands en énergie, pour d’autres à retrouver. Le « low tech » permettra de commencer à vivre autrement. Le capitalisme a besoin du chaos, de la guerre ; le refus de ce modèle a besoin de démocratie, de travail paisible et solidaire.

Il revient à ceux qui acceptent d’être lucides, et c’est violent, « blessure la plus rapprochée du soleil », disait René Char, de divulguer d’autres imaginaires techniques, politiques et sociaux que ceux que nous promettent les techno-féodaux comme Musk, l’internationale fasciste et les vendeurs d’armes néolibéraux.

Même en dépassant le capitalisme, le travail restera central

Jean-Marie Harribey, Économiste

 

 

Croire que le capitalisme est indépassable est une faute contre l’histoire, contre l’esprit et contre les exploités. Pourtant, l’idée est tambourinée par l’idéologie dominante, d’autant plus fortement que le système est en proie à des contradictions jumelées.

Contradiction socio-économique car la productivité du travail ne progresse plus, sapant ainsi la capacité à engendrer une rentabilité du capital suffisante, sauf à accentuer encore la pression sur les travailleurs.

Contradiction écologique car la dégradation des écosystèmes et la raréfaction des ressources aggravent les difficultés de la production.

Contradiction politique car le prétendu bien-être général permis par le marché se transforme en « démocratie illibérale », euphémisme imaginé pour ne pas avouer la remise en cause de l’État de droit.

Or il n’est pas sûr que le milliardaire Warren Buffett avait raison quand il déclarait en 2005 : « Il existe une lutte des classes. Mais c’est ma classe – la classe des riches – qui mène cette guerre. Et nous sommes en train de la gagner ! » Si c’était vrai, le Medef et ses semblables dans le monde pousseraient-ils des cris d’orfraie contre la modeste taxe Zucman ?

Il n’empêche, la frénésie d’investissements dans l’intelligence artificielle fait espérer aux multinationales de la Big Tech retrouver un chemin de l’accumulation accélérée. Tout en en finissant avec le travail ?

« Il faut réhabiliter la critique de l’économie politique de Marx. »

Sur le plan de l’esprit, il faut réhabiliter la critique de l’économie politique de Marx, qui n’a jamais été aussi pertinente. Avançons trois idées à rebours du discours dominant.

Premièrement, le prolétariat progresse en nombre dans le monde. Dans les sociétés riches, on n’entend plus parler que de classes moyennes ; or, les classes populaires formées surtout d’ouvriers et d’employés occupent encore la moitié de la population active. Et la qualité de leur emploi se dégrade sous la poussée des nouvelles normes capitalistes de gestion de la main-d’œuvre. L’augmentation des inégalités en est la conséquence.

Deuxièmement, il est courant, même dans une certaine gauche, d’entendre prôner la substitution du concept de discriminations (au demeurant multiples) à celui d’exploitation de la force de travail comme caractéristique centrale du mode production et de reproduction capitaliste. Il s’ensuit un abandon de la question du travail et de la problématique sociale au profit des questions dites sociétales, tout à fait légitimes mais qui ne peuvent évincer la précédente.

Troisième question : le capitalisme de plateformes s’est-il transformé en un capitalisme rentier sans production de plus-value par la force de travail ? Dans les hangars d’Amazon, les ateliers d’Apple ou pour les data centers, il y a des armées de petites mains et têtes qui travaillent.

L’autonomie du capitalisme de plateformes par rapport au travail est une illusion aussi forte que l’autonomie de la finance par rapport au système productif. Seul le travail produit de la valeur. Même en dépassant le capitalisme, le travail restera central.

À lire :

  • La Révolution des sentiments, de Sophie Wahnich, Seuil, 2024.
  • En quête de valeur(s), de Jean-Marie Harribey, éditions du Croquant, 2024.

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