En réponse à la crise sanitaire et à la société du sans contact, une nouvelle forme d’expression des féminismes s’est développée sur les différentes plateformes numériques. Protéiforme, plurielle et transnationale, elle n’est pas pour autant déconnectée des réalités de terrain.
MeToo, #SciencesPorcs, #JusticePourJulie, #LaHonteDoitChanger DeCamp, #StopFeminicides, #OnSeLeveEtOnSe Casse, #EgalitéFH, #ThisIsNotConsent, #NiUnaMenos… Slogans percutants, ces mots clés collés à un hashtag, qui résonnent sur les réseaux sociaux, deviennent-ils aujourd’hui plus efficaces que les banderoles des manifestants ?
Le début de l’année 2021 a été marqué par de nouveaux #MeToo se répandant de façon virale sur la Toile : #MeTooInceste, #MeTooGay… Les premiers flots de témoignages en ligne dénonçant viols et violences sexuelles datent de 2017, mais la vague ne s’est jamais tarie. La crise sanitaire a réduit les possibilités de mobilisation, de nombreuses manifestations ont été interdites et le couvre-feu limite encore les activités. Les mouvements féministes ont dû s’adapter, multipliant les recours au virtuel. Plus habiles sur le terrain qu’en ligne, les organisations traditionnelles et les syndicats ont été chamboulés, ont dû transformer leurs habitudes. Et la jeune génération, très concernée, extrêmement active sur les réseaux, a fait se décupler un féminisme vivace, qui va bien au-delà du cercle militant.
« L’important, ce sont les retombées sociétales »
« Ce féminisme numérique est très positif, estime Josiane Jouët, chercheuse au Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaires sur les médias à l’université Paris-II. Cela a permis la recrudescence du mouvement, avec le rôle très important de #MeToo, en rendant le féminisme extrêmement vivant au quotidien. Il y a du flux, des informations en continu. Mais ce qui est important, c’est surtout son impact sur la société, la justice, les médias, les jeunes. Si ce la restait uniquement en tant que discours sur le Web, cela n’aurait pas tellement d’intérêt. L’important, ce sont les retombées sociétales, l’impulsion politique. »
Et le résultat est là : les milliers de récits de victimes dénonçant sur la Toile leur viol par un oncle, un cousin, un père, à la suite de la parution du livre de Camille Kouchner, la Familia grande, a obligé le ministre de la Justice à réagir publiquement. La semaine dernière, en commission des Lois, les députés votaient la création d’un crime spécifique d’inceste. En 2018 déjà, après la première vague #MeToo, une loi sur les violences sexistes et sexuelles avait été obtenue par les associations, même si, au final, elle semble s’être arrêtée en chemin. Mais le mouvement était enclenché, la prise de conscience en marche et le déplacement législatif indéniable.
Le collectif #NousToutes est devenu un incontournable
Que les militants de terrain se rassurent, le féminisme numérique n’est pas en soi une nouvelle « vague », mais un outil neuf et diablement efficace, qui étend les modalités de l’activisme, comme en témoigne la mobilisation inédite du 24 novembre 2018, alors que la France n’arrivait pas encore à rassembler massivement. « C’est la plus grosse manifestation contre les violences sexuelles et sexistes qu’on ait connue en France », déclarait alors la militante Caroline De Haas, l’une des organisatrices. Soixante mille personnes. Un raz de marée violet sur tout l’Hexagone, dû à huit mois d’intense organisation par le tout jeune collectif #NousToutes, devenu aujourd’hui un incontournable des réseaux. Novices pour la plupart, les jeunes militantes avaient été recrutées en ligne, intégrant ensuite des cellules locales rapidement devenues autonomes pour créer leurs propres événements. Aujourd’hui, des groupes virtuels WhatsApp leur sont toujours dédiés, pour des actions ciblées, et des formations en ligne gratuites sont ouvertes à toutes et tous pour expliquer les chiffres des violences, les éléments de droit à connaître pour se défendre ou comment attaquer en justice.
La frontière entre militante régulière et sympathisante est poreuse. Les idées se diffusent aujourd’hui très largement, la culture féministe aussi. « Il faut donner des outils à chacune et à chacun pour faire monter le niveau de conscience et faire reculer les violences », explique Caroline De Haas dans ces formations #NousToutes. Tout récemment, quand les élèves de la grande école Sciences Po ont dénoncé viols et harcèlements sexuels sous le hashtag #SciencesPorcs, #NousToutes a réagi rapidement pour accompagner cette parole, en organisant un webinaire gratuit rappelant les obligations des établissements de l’enseignement supérieur. On attend toujours une action concertée des pouvoirs publics…
« Il faut faire du buzz, se rendre visible, faire réagir »
Si la parole féministe s’est propagée dans l’espace digital, les codes numériques ont aussi envahi l’espace public. 9 février : devant le palais de justice de Paris, elles sont une dizaine, un foulard blanc en guise de masque. Se détachent de leurs bâillons, les lettres noires composant les mots « rage » et « justice ». Ces Amazones de Paris, comme elles se nomment, entament une chorégraphie autour de Corinne Leriche, dont la fille accuse 22 pompiers de l’avoir violée quand elle était mineure. « Elle s’est battue seule pendant dix ans, c’est normal d’être enfin à ses côtés », lancent en chœur deux militantes de 18 et 21 ans. « On s’est connues via Instagram pour coller sur les murs des messages pour soutenir nos sœurs, victimes d’agressions sexuelles et de viol. » C’est aussi via les réseaux que ces jeunes femmes sont entrées en relation avec la mère de Julie. Depuis, elles l’accompagnent médiatiquement, créent des happenings, documentent leurs actions en ligne, tout en relayant l’évolution de l’enquête judiciaire, postée par Corinne Leriche.
« Il faut faire du buzz, décrypte la sociologue Josiane Jouët, se rendre visible, faire réagir, bousculer l’opinion publique. Ce sont des flux, une communication qu’on alimente en permanence. C ela agit nécessairement sur l’architecture des discours avec des slogans, des messages brefs, des photos, de l’humour, une écriture courte spécifique au Web. Cela permet d’élargir l’audience. Et on peut toujours en savoir plus en allant sur les sites Web des groupes militan ts. Ce n’est pas déconnecté de la question sociale. Plusieurs sites féministes ont relayé par exemple la grève des femmes de chambre d’Ibis. »
Rompre l’isolement
En effet, la question des violences agrège de nombreux courants. Mais le militantisme de la connexion est bien plus divers, et les caissières, infirmières, en première ligne face au coronavirus, y dénoncent aussi la domination patriarcale dans la sphère professionnelle.
« J’ai créé le #MeToo des hôtesses sur Twitter pour raconter le harcèlement sexuel, explique Laura Javignot, 24 ans, qui cumule les CDD de mission dans l’événementiel depuis huit ans. J’ai recueilli des dizaines de témoignages sur #PasTaPotiche. On s’est senties moins isolées, on a réalisé que ce phénomène était systémique dans notre secteur. Il n’y a pas vraiment de syndicat qui nous représente. On a donc créé un collectif pour dénoncer l’instrumentalisation de ce métier à des fins sexistes, qui nous humilie, nous objectifie, crée un climat propice aux violences sexuelles, amplifié par notre situation précaire. Loin du devoir de protection qu’ont nos employeurs. »
Une prise de parole qui n’est pas sans danger
Contactée par la CGT depuis, Laura est aussi entrée en contact avec le collectif McDroits par Twitter, ces salariés des restaurants McDonald’s en lutte contre les discriminations et les harcèlements, avec qui elle fera grève ce 8 mars pour « créer des liens ».
Construits comme les réseaux féministes, par capillarité, en rhizome, les réseaux sociaux sont idéals pour rendre compte de la multiplicité des mouvements. Expression protéiforme et transnationale, la parole individuelle ou collective s’expose. Ce qui n’est pas sans danger. « La libération de la parole touche tout le monde, y compris les misogynes, analyse Josiane Jouët. La recrudescence du féminisme, les nouvelles formes plus visibles, tant dans les médias que sur le Web, peuvent aussi réactiver la misogynie et les conservatismes. Le Sénat a bloqué pour le moment la PMA pour les femmes homosexuelles et les femmes seules. Comme beaucoup de choses se passent maintenant sur le Web, le cyberharcèlement contre les femmes y est aussi extrêmement fort. » Le 3 février, Pauline Harmange, l’autrice de Moi les hommes, je les déteste, Anaïs Bourdet, la créatrice de Paye ta Shnek, et les comptes féministes Préparez-vous pour la bagarre, Olympe rêve et Mécréantes ont saisi la Défenseure des droits pour discrimination sur Instagram. En ligne ou hors ligne, le combat continue.
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