Journée mondiale contre l’homophobie : pourquoi une telle haine envers les trans ? Entretien avec Emmanuel Beaubatie

Emmanuel Beaubatie : «    Les transitions ne se résument pas à un passage d’une catégorie de sexe à l’autre. C’est beaucoup plus complexe que ça. » © La Découverte

Emmanuel Beaubatie : « Les transitions ne se résument pas à un passage d’une catégorie de sexe à l’autre. C’est beaucoup plus complexe que ça. » © La Découverte

En cette Journée mondiale contre l’homophobie et la transphobie, le sociologue Emmanuel Beaubatie démontre que la population trans, comme celle des gays et des lesbiennes, est un groupe très hétérogène. Une diversité de parcours et d’expériences sociales.

Emmanuel Beaubatie est ­docteur de l’École des hautes études en sciences sociales et travaille sur les mobilités et la diversité de genre. Dans une large enquête sociologique (1), le chercheur a étudié l’hétérogénéité des parcours trans, et la mobilité sociale qui les accompagne.

Qu’est-ce qui se joue dans la détestation des homos et des trans ?

Emmanuel Beaubatie Le 17 mai est l’occasion de revenir sur les fondements de ce qu’on appelle l’homophobie et la transphobie. La phobie renvoie à quelque chose de l’ordre de la psychologie, presque irrationnel. Or, cette haine est structurelle. Elle trouve ses fondements dans l’ordre du genre tel qu’il est conçu aujourd’hui, dans la différenciation et la hiérarchisation entre les hommes et les femmes. L’homophobie et la transphobie proviennent de ce que les personnes – des hommes avant tout – se sentent menacées dans leur masculinité par les gays, les lesbiennes ou les trans. Les auteurs de violence sont souvent des hommes, comme le relèvent les enquêtes sociologiques.

L’homosexualité vient menacer les fondements de leur masculinité, qui repose sur l’hétérosexualité. Les lesbiennes, elles, sont stigmatisées parce qu’elles arrivent à se passer des hommes. Les femmes trans, personnes qui étaient des hommes et sont devenues des femmes, sont généralement violentées et stigmatisées au début de leur transition parce qu’il est inconcevable, pour beaucoup, d’amener une forme de féminité dans la maison des hommes. C’est perçu comme extrêmement dégradant pour la classe des hommes dans son ensemble. Les hommes trans, eux, ont peur d’être perçus comme des intrus, parce qu’ils ont été des femmes, et d’être violentés pour cette raison. Le fondement de cette haine anti-LGBT vient de cet ordre du genre hiérarchisé, qui se fonde sur deux, et seulement deux, catégories de sexe censées être hermétiques, et qui sont indissociables de l’ordre hétérosexuel dans lequel chacun doit tenir sa place.

La question trans est plus médiatisée aujourd’hui mais revient souvent sur une même image stéréotypée. Les trans constituent-ils un groupe homogène ?

Emmanuel Beaubatie C’était un de mes axes de recherche : arriver à montrer que la population trans, comme la population des gays et lesbiennes, comme n’importe quelle minorité, est un groupe très hétérogène, comme la population dans son ensemble. Je me suis beaucoup inspiré des études féministes, qui ont eu tendance, au départ, à dépeindre les femmes comme un ensemble monolithique. Mais toutes les femmes ne vivent pas la domination masculine de la même manière. Toutes les femmes n’en font pas la même expérience dans leur chair.

De même, tous les trans ne font pas la même expérience de la transition, de l’oppression. Les parcours et les expériences sociales peuvent être très hétérogènes. Il peut y avoir une diversité de parcours, de manières de vivre une transition, et toutes les transitions ne se résument pas à un passage d’une catégorie de sexe à l’autre. C’est beaucoup plus complexe que ça. Ce que j’ai appelé les mobilités sociales de sexe sont de différentes natures, de différentes amplitudes. Cette expérience est façonnée par l’âge, la génération, le genre, la classe sociale, l’appartenance ethno-raciale. Transitionner quand on a aujourd’hui 20 ans, ce n’est pas pareil qu’il y a trente ans. Les parcours des hommes et des femmes trans sont très différents, traversés par des rapports de genre. Selon les ressources économiques qu’on a, la transition n’a pas du tout le même visage.

Pourquoi la situation professionnelle est-elle la clé de voûte de tout parcours de transition ?

Emmanuel Beaubatie Au moment où la personne entame sa transition, la situation professionnelle est déterminante de la suite de son parcours. Les personnes qui n’ont pas encore une situation professionnelle stable, un CDI, ne pourront trouver un travail ou un logement pendant la transition. Tant qu’elles n’ont pas changé d’état civil, il y a une inadéquation entre le sexe social dans lequel elles vivent et leurs ­papiers d’identité. La précarité de bon nombre de personnes trans est directement produite par les institutions et par leurs protocoles médicaux et juridiques. Cette précarité provient d’injonctions contradictoires, de double contraintes mises en place par ces institutions. Pour pouvoir changer d’état civil, il faut constituer un dossier lourd qui apporte des preuves au juge qu’on vit déjà professionnellement, administrativement, socialement dans sa catégorie de sexe de destination. Mais, pour pouvoir vivre à temps plein dans sa catégorie de sexe de destination, il faut des papiers d’identité adéquats. Les discriminations à l’embauche sont systématiques. Évidemment, les services publics refusent de modifier l’identité de la personne tant qu’elle n’a pas changé d’état civil. Il peut y avoir des quiproquos, comme être radié de Pôle emploi ou de la Sécurité sociale pour suspicion de fraude parce que les papiers ne correspondent pas à l’apparence physique. Le mécanisme qui produit cette inadéquation entre l’apparence, les papiers d’identité et le sexe dans lequel la personne se présente socialement, est à l’origine de la précarité des trans.

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Comment s’articulent les mobilités sociales de classe et les mobilités sociales de sexe ?

Emmanuel Beaubatie Les personnes trans sont les seules à avoir été traitées à la fois comme des hommes et comme des femmes au cours de leur vie. C’est un observatoire extrêmement puissant de la hiérarchie qui existe entre les hommes et les femmes. Les femmes trans vivent un déclassement à la fois matériel et symbolique : moins de crédit dans le monde du travail, plus de familiarité à leur égard, des harcèlements et des violences dans divers espaces comme les subissent toutes les femmes. Cela amène les femmes trans à avoir une réflexivité sur le parcours qu’elles ont eu avant en tant qu’homme.

Pour les hommes trans, c’est autre chose. Eux vivent une promotion sociale : moins précaires que les femmes trans, ils ­découvrent comment sont traités les hommes, le crédit qui leur est apporté, ce qui les amène à une forme de malaise, de tension, de culpabilité vis-à-vis de leur groupe d’origine, comme les transfuges de classe en ascension. Le genre est tout aussi structurant dans la société que la classe sociale. Les catégories sociales de sexe structurent l’ensemble de la société, des institutions aux relations, en passant par la vie administrative… Pour cette raison, le changement de sexe est avant tout un passage de frontière sociale.

(1) Transfuges de sexe, passer les frontières de genre. La Découverte, 184 pages, 19 euros.

 


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