Les théories du complot qui ont fleuri pendant la crise sanitaire reposent en partie sur une critique du libéralisme, des multinationales et des pouvoirs politiques néolibéraux. Un dévoiement qui brouille les messages de la gauche et empêche les réflexions construites et constructives.
Bill Gates, vaccins, 5G, nouvel ordre mondial… La crise sanitaire liée au Covid-19 a fait gonfler l’audience de certaines théories du complot et de contrevérités, de plus en plus difficiles à déconstruire, en raison notamment de la confusion scientifique et même politique qui continue d’accompagner l’épidémie.
Des thèses qui se nourrissent d’indignations légitimes, de questionnements nécessaires autour des privations de liberté et d’une gestion autoritaire de la crise, parfois qualifiée de « dictature sanitaire », ou encore du poids de Big Pharma et des autres profiteurs de la crise. Le tout dans un contexte d’accroissement des inégalités sociales.
Mais à partir de ces constats, les conclusions hasardeuses, voire dangereuses, se sont multipliées ces derniers mois avec la vaccination massive et le passe sanitaire. Le 24 mai, lors d’un rassemblement « contre la dictature sanitaire », la défiance envers la science et le pouvoir politique s’est souvent transformée, dans les discours, en théories du complot. Le gouvernement, les grandes multinationales, notamment pharmaceutiques, et les médias seraient des « collabos » organisant un « holocauste » pour « nous contrôler et s’enrichir », a-t-on pu entendre, tandis que certains manifestants arboraient des étoiles jaunes et osaient reprendre le Chant des partisans. Selon les intervenants, la pandémie de Covid-19 aurait été au minimum surévaluée, voire ne serait qu’une invention médiatique ou une création scientifique pour octroyer le contrôle aux plus riches à travers le vaccin ou l’extermination d’une partie de la population.
« Merdias », les médias disqualifiés
Sur Facebook, dans des groupes « contre le passe sanitaire » ou « anti-masques », dont certains rassemblent jusqu’à 10 000 personnes, les conclusions conspirationnistes font florès : « Qu’auraient pu faire les Gafam et Big Pharma pour s’enrichir davantage en un an ? interroge un membre du groupe “Non à la dictature sanitaire”. Pour Google, Amazon et Apple, il fallait un confinement planétaire pour écraser la concurrence, Facebook profite du passe sanitaire pour récupérer nos données. Les gouvernements sont à leur botte alors ils acceptent. Et le vaccin va assurer à Big Pharma un avenir radieux. Tout a été calculé, mais est-ce qu’on a le droit de le dire ? »
Lire notre entretien : Pascal Wagner-Egger : « Lutter contre le complotisme, c’est améliorer la critique sociale »
De leur côté, les médias – renommés « merdias » –, censés vérifier factuellement ces positions, sont automatiquement disqualifiés, en raison notamment de leur concentration entre quelques mains – ce qui là encore repose sur une dénonciation légitime : « À qui appartiennent les merdias ? À Bolloré, Arnault, Drahi, à l’État, leur cupidité les force à faire de la propagande, ils auront des morts sur la conscience », peut-on lire sur le groupe Facebook « Tous anti-masques ». « Ils sont payés 50 000 euros par mois pour obéir au dictateur », répond une autre membre du groupe.
Un manichéisme qui frôle le conspirationnisme
« C’est aussi en cela qu’on peut qualifier ce type de discours de complotiste, il y a l’idée que toute personne qui cherche à rétablir des vérités scientifiques ou dénoncer des raccourcis dans l’argumentation est complice », explique Antoine Bristielle, chercheur à la Fondation Jean-Jaurès.
Dès lors, il devient plus compliqué d’émettre une critique argumentée de ces mêmes médias dominants, du gouvernement, de la cupidité des grandes multinationales. De même, les incertitudes scientifiques liées au port du masque à l’extérieur, à l’origine du virus ou le manque de recul sur les effets du vaccin ont légitimement interrogé une grande partie de la population. Mais cela a pu provoquer chez certains une forme de manichéisme qui frôle le conspirationnisme : « L’idée de pouvoir défendre la vaccination tout en critiquant la mainmise de Big Pharma par exemple n’a pas de sens pour beaucoup de gens », assure Kenzo Nera, psychologue social.
À l’opposé de la vision marxiste
À partir de quand, dès lors, la critique nécessaire tombe-t-elle dans des considérations complotistes ? « C’est souvent lorsqu’on considère que l’intentionnalité collective d’un groupe, agissant en sous-main, expliquerait l’intégralité d’une situation, détaille le psychologue. Sur le vaccin et Big Pharma, il y a l’idée que tout ce qui vient de certains groupes est nécessairement mauvais. »
« Le complotisme suggère qu’il suffirait de neutraliser une petite poignée d’individus malveillants pour se débarrasser de l’exploitation de l’homme par l’homme », ajoute Rudy Reichstadt, fondateur de l’Observatoire du conspirationnisme. Ce qui s’oppose à la vision marxiste, matérialiste, s’attachant aux rapports de classes et de production, à la dynamique des profits, aux mécanismes impersonnels qui contraignent la vie des individus.
Les lobbies existent, mais si la question de leurs manipulations intentionnelles et cachées prend toute la place, le capitalisme devient un phénomène intentionnel, réduit à quelques méchants. Philippe Corcuff Politologue
Pour le politologue Philippe Corcuff, ancien membre d’Attac, cette critique marxiste du capitalisme a reculé au profit de sa « vulgate », qui consiste à se pencher principalement sur les individus aux manettes plutôt que sur le système et sa complexité : « Il y a une forme de complotisme anticapitaliste qui s’exprime à travers la critique des lobbies, estime-t-il. Les lobbies existent, mais si la question de leurs manipulations intentionnelles et cachées prend toute la place, le capitalisme devient un phénomène intentionnel, réduit à quelques méchants. »
En matière de complots, il faut se garder des deux écueils symétriques qui consistent l’un à en voir partout, l’autre à n’en voir nulle part. Frédéric Lordon Philosophe et économiste
Cependant, le rôle d’influence des lobbies n’est pas négligeable, de même que des accords plus ou moins secrets entre ultrariches, entre grands groupes ont déjà été révélés… Pour le philosophe et économiste Frédéric Lordon, « en matière de complots, il faut se garder des deux écueils symétriques qui consistent l’un à en voir partout, l’autre à n’en voir nulle part – comme si jamais l’histoire n’avait connu d’entreprises concertées et dissimulées… ».
Il prend ainsi l’exemple du groupe Bilderberg, rassemblement annuel et informel de personnalités du monde des affaires, de la politique et des médias, qui a alimenté des théories du complot, parfois clairement antisémites, mais existe bel et bien. « Imaginons un monde sans Bilderberg ; ce monde hypothétique aurait-il évité la mondialisation néolibérale ? La réponse est évidemment non. Et pourtant, ce n’est pas une raison pour oublier de parler de Bilderberg, qui dit incontestablement quelque chose du monde où nous vivons. » Pour émettre une critique construite et constructive du capitalisme, Frédéric Lordon estime donc que les concertations avérées entre puissants doivent avoir leur place, quand d’autres craignent que ces dénonciations constituent une porte d’entrée vers les fausses informations et les théories délirantes.
« Apporter des réponses concrètes »
« Les tenants de thèses purement complotistes se servent justement de la critique parfois justifiée des élites, des puissants pour capter la colère née souvent d’une certaine détresse sociale, à des fins qui sont souvent loin d’être anticapitalistes, analyse Antoine Bristielle. À travers des figures de détestation, comme le gouvernement, Big Pharma, ou tout simplement les dominants, certaines personnes, notamment QAnon, l’extrême droite, Florian Philippot avec ses manifestations contre les “covidistes”, tentent de récupérer cette indignation en parlant de manipulations, pour au final faire prospérer leurs idées conservatrices. Les messages sont brouillés et il y a là une réelle concurrence avec les critiques classiques, de gauche. »
Une partie de la critique du système est ainsi instrumentalisée. Pour l’expliquer, l’affaiblissement de la gauche et de ses structures idéologiques est pointée du doigt. « Pour contrer ce complotisme, il y a une nécessité d’apporter des réponses concrètes en termes politiques, notamment pour combattre la grande défiance qui existe envers les institutions, les médias, la science », estime Antoine Bristielle. Comme pour combattre l’extrême droite, une alternative puissante, positive et audible à gauche paraît indispensable.
Hold-up, un cas d’école
Le « documentaire » Hold-Up, vu plus de 2 millions de fois dès les premiers jours de sa publication en novembre 2020, fournit un exemple concret de ce mécanisme qui consiste à critiquer le néolibéralisme pour aboutir à des théories du complot. Dans les premières minutes du film, le réalisateur et les nombreux intervenants dénoncent à raison les nombreux couacs et mensonges du gouvernement et les profits générés par Big Pharma et les Gafam. Mais le propos du film dérive peu à peu vers des théories délirantes, à grand renfort de fausses informations. Ce sont ainsi Bill Gates ou Jacques Attali qui sont accusés d’avoir « imaginé l’épidémie » pour accroître leur influence grâce à la surveillance généralisée. Elon Musk, lui, est soupçonné de vouloir « implanter des puces dans nos cerveaux ». Le tout réalisé par Pierre Barnérias, proche de la Manif pour tous, donc pas franchement anticapitaliste…
Sur le sujet, nous vous proposons la lecture de ces deux articles :
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