Rappel des faits Brouillage des repères de l’extrême droite jusqu’à la gauche, le confusionnisme est en train de s’installer. Pourquoi est-ce dangereux ?
Le feu au lac : le confusionnisme comme appui de l’extrême droitisation
Philippe Corcuff Maître de conférences de science politique, Sciences-Po Lyon
Il y a le feu au lac et peu s’en rendent suffisamment compte à gauche ! Une gauche éparpillée « façon puzzle » et la notion même de « gauche » en crise. La possibilité qu’un candidat « postfasciste », plus à droite que Marine Le Pen mais potentiellement soutenu par des secteurs de la droite, devienne chef de l’État en avril. Un Trump, mais avec davantage de pouvoirs. La dynamique d’extrême droitisation idéologique dans les espaces publics, associant xénophobie, sexisme et homophobie dans un cadre nationaliste, a commencé en France dès le milieu des années 2000. Et le nez dans le guidon, nous l’avons peu perçue à gauche.
Or, Éric Zemmour en a été une des figures principales avant d’en devenir l’agent électoral.
Cette extrême droitisation est facilitée par le confusionnisme. C’est-à-dire, dans le contexte du recul du clivage gauche-droite, le développement de bricolages rhétoriques créant des interférences entre des postures et des thèmes d’extrême droite, de droite, du macronisme, de la gauche dite « républicaine » et de la gauche radicale. Des postures ? Le remplacement de la critique sociale structurelle des inégalités et des discriminations, portée historiquement par la gauche, par la mise en cause superficielle du « politiquement correct », les schémas complotistes et la focalisation de la critique sur des personnes (comme Emmanuel Macron). Des thèmes ? La valorisation du national et la dévalorisation de l’international, la fixation positive (« identité nationale ») ou négative (« musulmans ») sur des identités supposées homogènes et closes ou le lien insécurité-migrants. Ce qui légitime l’aimantation des débats publics par l’extrême droite.
Quand, du côté des « républicains » venant de la gauche, comme Natacha Polony, Manuel Valls ou le Printemps républicain, on contribue à stigmatiser les musulmans en détournant le bel idéal de laïcité, cela alimente le confusionnisme. Quand Jacques Sapir, ancien militant d’extrême gauche, puis soutien du Front de gauche, propose de constituer un arc « souverainiste » allant de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon et quand Michel Onfray, venu d’une gauche libertaire, crée une revue, Front populaire, pour donner une assise intellectuelle à cet arc, cela alimente le confusionnisme.
Quand Olivier Faure, Yannick Jadot et Fabien Roussel participent, aux côtés de dirigeants du RN et de Zemmour, à une manifestation ultrasécuritaire organisée par des syndicats de policiers, cela alimente le confusionnisme. Quand des députés socialistes et communistes s’abstiennent sur la loi dite sur « le séparatisme », aimantation islamophobe soft du macronisme, cela alimente le confusionnisme. Quand Mélenchon cultive la gloriole nationaliste, se lance dans des discours germanophobes, apparaît ambigu alternativement avec l’islamophobie et avec l’antisémitisme, recourt à des schémas conspirationnistes lors de « l’affaire des perquisitions » ou à propos des crimes de Mohammed Merah, cela alimente le confusionnisme.
Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, est un des rares à cultiver une vigilance anticonfusionniste : du rappel de la solidarité internationale des travailleurs face à l’exploitation capitaliste le 27 septembre 2018 dans le Monde à la désapprobation dans la presse régionale du 22 juin 2021 des ambiguïtés de Faure et Roussel. Au bord du précipice « postfasciste », il est plus que temps de retrouver une boussole de l’émancipation sociale à gauche.
Il est urgent de redéfinir les contours d’une gauche franche
Clémentine Autain Députée FI de Seine-Saint-Denis
En mai 2020, le lancement de la revue Front populaire initié par Michel Onfray, philosophe un temps classé à gauche mais en ayant quitté les rivages pour brunir sévèrement depuis bien longtemps, marquait un point d’orgue du confusionnisme ambiant.
Au premier rang des responsables, l’extrême droite bien sûr, qui pille notre vocabulaire, nos intellectuels, nos imaginaires, les subvertit pour les détourner de leur sens et maquiller leurs idées en donnant un semblant de respectabilité à leur haine de l’autre. Qui peut croire sérieusement que le partage des richesses préoccupe Marine Le Pen ? Pourtant, c’est Jaurès qui a un temps orné les affiches de son parti politique (1). Quelle cruauté pour ce grand acteur de notre famille politique, assassiné car opposé au repli sur soi et à la guerre.
Cependant, il serait erroné de ne voir la poutre que dans l’œil de l’adversaire. Le confusionnisme ambiant prend aussi racine dans des discours et des actes tenus par des personnalités et des collectifs qui se réclament de la gauche tout en piétinant ses principes fondamentaux. L’ère Hollande a contribué à faire exploser les repères droite-gauche. Comment ne pas s’emmêler les pinceaux quand la « gauche de gouvernement » met en place la loi travail, l’état d’urgence permanent et souhaite la déchéance de nationalité ?
Depuis, la nébuleuse du Printemps républicain a essaimé. Depuis, la droite a couru plus vite encore après le RN. Progressivement, droite et gauche de gouvernement ont enfourché les thématiques de l’extrême droite, accumulant les coups de menton autoritaires et la logique du repli. Mais quel est donc le bilan de cette « habile » stratégie ? « Les Républicains » sont en voie de vaporisation, le Parti socialiste se volatilise. Loin d’avoir réduit l’espace du RN, nos Machiavel aux petits pieds ont produit un Éric Zemmour qui double Marine Le Pen sur sa droite.
Les médias dominants ont leur part de responsabilité dans cette affaire. Le débat public est saturé des présupposés de l’extrême droite à partir desquels on discute mais dont on ne discute plus.
Face à ce phénomène qui sape jusqu’aux fondements de notre démocratie, notre réponse doit être forte. Et cohérente. À chaque fois que nous cédons un pouce de terrain sur le fond, nous y perdons des plumes. Donner des gages à nos ennemis idéologiques, c’est dérouler le tapis rouge aux droites dures. Une machine à clivages s’est enclenchée entre nous, à gauche. Les uns font des procès aux autres, et réciproquement, sur la République ou la laïcité, le racisme ou l’immigration.
L’éclatement des forces politiques de gauche et écologiste conduit à exacerber les différences à l’intérieur du pôle humaniste pour pouvoir se distinguer. Se rend-on compte que c’est essentiellement sur leur terrain que nous nous écharpons ? Je ne balaie pas d’un revers de la main ces débats mais j’aimerais que l’on prenne conscience que, pendant ce temps, le danger du pire est à nos portes. Il est urgent de redéfinir les contours d’une gauche franche, qui ne tente pas de trianguler l’extrême droite, qui s’obstine à porter haut et fort les couleurs de la transformation sociale et écologiste et qui se rassemble.
Des interactions autour des thèmes de nation, république, laïcité…
Philippe Marlière Politiste, University College London
Contrairement à ce qu’affirment leurs détracteurs, les études sur le confusionnisme ne mettent pas au pilori des acteurs politiques ou des chercheurs qui s’écarteraient d’un récit idéologique « politiquement correct ». La notion sert à décrire non un état, mais un processus ou une dynamique de recoupements de récits issus de traditions politiques différentes, souvent antagoniques. Comme le souligne Philippe Corcuff, le confusionnisme est le nom d’une « désagrégation relative des repères politiques antérieurement stabilisés autour du clivage gauche-droite et du développement de passerelles discursives entre extrême droite, droite, gauche modérée et gauche radicale ».
On peut voir dans le confusionnisme une « guerre de position » idéologique (dans le sens gramscien) dans laquelle l’extrême droite mène une offensive avec le concours, volontaire ou pas, de forces de droite et de gauche. Des personnalités venues de la gauche lancent des passerelles entre la gauche et l’extrême droite : l’économiste Jacques Sapir, Jean-Claude Michéa et Michel Onfray sont parmi les cas les plus probants.
Les interactions entre les deux camps se réalisent autour de quelques thématiques clés : la valorisation patriotique de la nation, la critique du niveau international (discours aux accents europhobes et anti-migrants sous couvert de critique de l’Union européenne et de la mondialisation néolibérale) et la promotion d’un « universalisme républicain » théorique qui disqualifie tout discours examinant les apories pratiques du républicanisme français (allergie au multiculturalisme, désintérêt pour les discriminations raciales et liées au genre, racisme et islamophobie). Les contributions au débat de personnalités de gauche aussi diverses que Frédéric Lordon, Jean-Pierre Chevènement, Emmanuel Todd, Arnaud Montebourg, François Ruffin ou Jean-Luc Mélenchon, pour ne citer que les cas de figure les plus connus, favorisent la pénétration des thématiques patriotique et nationaliste dans les schèmes idéologiques de la gauche. Un confusionnisme de gauche prend appui sur une hypercritique du « système » et des « élites mondialisées », en défense de la « souveraineté du peuple » (toutes ces notions n’étant jamais définies ou précisées). Il place la gauche sur la pente savonneuse du complotisme, souvent à connotation antisémite, comme ce fut le cas lors des manifestations contre le passe sanitaire. Depuis 2017, ce mantra a été réactivé dans une gauche verbalement radicale qui concentre sa colère contre des personnes (« Macron le tyran », « Macron le banquier de Rothschild ») plutôt qu’elle n’analyse les structures de domination et d’exploitation du capitalisme.
Que la droite et l’extrême droite soient confusionnistes n’est pas une surprise. Le confusionnisme est même consubstantiel à des traditions politiques souvent faibles et mouvantes sur le plan idéologique. Ce qui, par contre, est nouveau, c’est l’acceptation résignée du confusionnisme ou, à tout le moins, le refus de reconnaître l’existence du confusionnisme à gauche. Celui-ci existait déjà dans les années 1930 et 1940.
Mais les confusionnistes d’alors (le socialiste Marcel Déat ou le communiste Jacques Doriot) furent exclus de leur parti pour avoir tenté d’orienter le combat révolutionnaire de la classe ouvrière vers les thématiques fascistes de l’époque. Le danger d’un effondrement de tout ou partie des schèmes et valeurs de la gauche est plus élevé aujourd’hui que dans l’entre-deux-guerres. Dans les années 1930, le mouvement ouvrier reposait sur des forces partisanes fortement mobilisées qui se référaient à un corpus idéologique homogène. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Faire grandir une conscience de classe de notre temps
Guillaume Roubaud-Quashie Directeur de Cause commune, membre de l’exécutif national du PCF
Le RN revendiquant Jaurès, la droite parlant de laïcité, Manuel Valls appelant à voter pour Valérie Pécresse aux régionales, le macronisme mêlant des personnalités politiques de gauche (PS, Verts…) et de droite (Modem, LR)… Chacun en conviendra : il n’est pas toujours facile de retrouver ses petits dans le paysage politique contemporain. Le phénomène est-il nouveau ? On peut en douter en se rappelant, notamment, qu’en 1988, Michel Rocard et François Mitterrand intégraient des ministres de droite au gouvernement, que Bernard Kouchner, ministre sous Jospin, le fut ensuite sous Fillon…
Comment ne pas penser encore aux privatisations de 1997-2002 ou, plus récemment, à la volonté de François Hollande de modifier la Constitution pour y faire entrer le principe de déchéance de nationalité ? « L’ouverture » est un exercice déjà passé au rang des traditions ; prendre les idées de l’adversaire à son compte a même reçu il y a plus de vingt ans un label états-unien de haute tactique sous le vocable de « triangulation »…
Évidentes marques d’opportunisme sur fond de déstructuration idéologique des grandes familles politiques qui, plusieurs décennies durant, ont dominé le paysage. De ce point de vue, il n’est pas si sûr que la période ouverte en 2017 relève davantage de la confusion que la séquence précédente. La reconfiguration n’est pas achevée mais Emmanuel Macron ne tente-t-il pas de rassembler tous les libéraux longtemps plus ou moins artificiellement séparés dans des formations distinctes et plus ou moins adverses ? Que restait-il de jaurésien chez l’ancien dirigeant socialiste Olivier Dussopt devenu ministre d’Édouard Philippe ? Que restait-il de gaulliste chez un Bruno Le Maire ?
À bien y regarder, l’heure est davantage aux clarifications qu’à l’épaississement des confusions. Du moins pour ce qui est de «l’offre politique». Car dans le même temps, des décennies de discours et de pratiques en décalage avec des principes antérieurement proclamés et intégrés ont œuvré à noyer maints repères et faire grandir d’autant l’espace des confusions possibles. C’est ce qui contribue à rendre notre paysage politique si potentiellement instable. C’est sans doute un des éléments qui dynamisent les forces de l’extrême droite, habiles à se mouvoir dans ces eaux troublées.Comment y faire face ? Cela revient à poser la question des voies d’une politisation populaire de progrès aujourd’hui. Assurément, les batailles idéologiques ont un rôle majeur à jouer, popularisant arguments et contre-arguments, dessinant des perspectives… mais nous savons bien que faire grandir une conscience de classe de notre temps appelle davantage et notamment, au plus proche, des espaces et des moments de rencontres et d’échanges, de réflexion et de mobilisation. La campagne des élections présidentielle et législatives peut-elle être un moment important en la matière ? Il le faut, au risque de réveils tragiques au printemps prochain.
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