Si la présidentielle reste l’élection reine de la Ve République, le refus de se rendre aux urnes gagne du terrain. Mobilisation en berne et pandémie pourraient à nouveau être les ingrédients d’un cocktail mortifère.
« Record absolu », « niveau historique », « catastrophe démocratique »… Au soir du second tour des élections régionales et départementales de juin, le faible niveau de participation a marqué les esprits. Et pour cause, 65,31 % des électeurs n’ont pas fait le déplacement – 87 % parmi les jeunes de 18 à 24 ans. Déjà, aux municipales de 2020, 58,14 % des inscrits avaient boudé les urnes au second tour, un taux jamais atteint pour un tel rendez-vous. « On est dans un cycle abstentionniste jamais vu. À toutes les élections à deux tours depuis le début du quinquennat, y compris pour les élections nationales que sont les législatives, l’abstention a été majoritaire », note Frédéric Dabi, le directeur général de l’Ifop. La séquence électorale de 2022 échappera-t-elle à la règle ?
La « logique de vanité du vote »
Une mission d’information parlementaire a bien été mise en branle par la majorité macroniste dans la foulée des élections de juin. Mais le rapport rendu début décembre propose surtout une série d’aménagements techniques (double procuration, expérimentation du vote par correspondance…) qui, s’ils peuvent faciliter l’accès au vote, seront loin de suffire à résorber la profonde crise démocratique. Surtout quand 89 % des participants à la consultation citoyenne lancée par l’Assemblée nationale en octobre estiment que l’une de ses causes réside dans un débat public qui « se dégrade ».
À moins de quatre mois de la présidentielle, le spectre de l’abstention rôde donc toujours. Certes l’élection, devenue reine du fait des institutions de la Ve République, est plutôt épargnée au regard des autres scrutins. Mais le phénomène gagne à nouveau du terrain. Le 21 avril 2002 avait battu un record avec 28,4 %. À cette première qualification de l’extrême droite au second tour a succédé un sursaut de participation en 2007, avec 16,23 % d’abstentionnistes. Mais, depuis, la courbe remonte : 20,52 % en 2012 puis 22,23 % en 2017. Même la qualification de Marine Le Pen n’a alors pas provoqué de surmobilisation au second tour (25,44 %).
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Tandis que la cinquième vague frappe de plein fouet et que le variant Omicron s’invite sur le territoire, la pandémie pourrait de surcroît avoir cette fois-ci son mot à dire. « Une campagne sous Covid peut créer chez beaucoup de Français le sentiment que l’élection a été tronquée, que la campagne n’a pas abordé les vrais sujets, et donc réactiver cette logique de vanité du vote, très présente chez les jeunes, selon laquelle il est inutile de voter parce que “ cela ne change pas grand-chose à ma vie ” », relève le politologue de l’Ifop.
D’ores et déjà, les indicateurs ne sont pas au beau fixe. « Seulement 60 % des Français sont actuellement certains d’aller voter. Si on compare avec les chiffres de 2016, on observe qu’à la même époque, on en était à 10 points de plus de participation envisagée. On peut donc avoir un taux d’abstention plus important lors de la prochaine échéance », détaille Antoine Bristielle, le directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean-Jaurès. Quant aux législatives, elles pourraient payer le prix fort. Déjà en 2017, l’abstention s’est élevée respectivement à 51,30 % et 57,36 % aux premier et second tours. « Depuis 1997, ces élections ont perdu leur autonomie du fait de l’inversion du calendrier électoral, elles sont fortement indexées sur la présidentielle », rappelle Frédéric Dabi. Sans compter que « cela entraîne une démobilisation relative des camps qui ont perdu ».
La carte d’identité des électeurs potentiellement les plus concernés est bien établie : les jeunes, les catégories populaires et les moins diplômés sont ceux qui boudent le plus les urnes, élection après élection. Cependant, lorsque le niveau d’abstention atteint des sommets, prévient le sondeur de l’Ifop, « le glas peut sonner pour tout le monde, y compris p our des catégories qui votaient fortement ». Mais, même pour la présidentielle, d’une échéance à l’autre, les inégalités ne cessent de s’amplifier, observe la directrice de Sciences-Po Saint-Germain-en-Laye, Céline Braconnier (lire entretien ci-contre). « Entre 2007 et 2017, l’écart d’abstention entre les 25-29 ans, qui votent le moins, et les 65-69 ans, qui votent le plus, a été multiplié par deux, passant de 9 à 18 points », pointe la politologue, qui travaille à partir des listes d’émargement. Il en va de même pour l’écart entre les ouvriers et les cadres, qui passe de 6 à 12 points. « En cessant de voter, met-elle en garde , on alimente la spirale de l’exclusion électorale. » Soit le risque de voir les politiques publiques in fine décidées par et pour une petite fraction de la population, alimentant par là même l’abstention, et ainsi de suite.
Pour l’heure, si la part des abstentionnistes constants (ceux qui ne votent plus du tout) augmente, le phénomène majeur reste le vote intermittent. « En 2017, le vote constant (à tous les tours de la présidentielle et des législatives – NDLR) a concerné un tiers des inscrits, contre la moitié en 2007 », explique la professeure de science politique. Une part de plus en plus importante des citoyens ne se déplace que s’ils y trouvent un intérêt, et non plus seulement par devoir. C’est ainsi qu’ « aux dernières législatives, seuls 27 % des 18-30 ans ont voté, alors qu’ils étaient 71 % pour les 18-24 et 66 % pour les 25-29 à participer à l’élection du président de la République », prend comme exemple Céline Braconnier.
Une réserve de voix pour la gauche
Reste que le profil des abstentionnistes potentiels cache aussi une possible réserve de suffrages pour la gauche puisque les catégories qui historiquement lui fournissent leur voix sont en première ligne. Si un surcroît de participation des classes populaires pourrait aussi être favorable au RN de Marine Le Pen, « les électorats de gauche à l’heure actuelle sont beaucoup moins mobilisés que ceux de droite », ajoute Antoine Bristielle, qui estime que « c’est peut-être d’ailleurs pour cela que la droite est si haute dans les sondages ». Néanmoins, la multiplication des sondages, avec des candidats de gauche qui, au mieux, peinent à franchir les 10 %, pourrait aussi « démobiliser assez massivement » ses électeurs potentiels du fait de l’annihilation de toute perspective de victoire. Le fameux effet de prophétie autoréalisatrice. En la matière, rien n’est joué, selon le chercheur en science politique, le seuil de qualification s’étant abaissé : « En juin, la barre était autour de 23 %. Là, selon les sondages, elle se situe autour de 15-16 %, ce qui laisse quand même davantage d’opportunités pour la gauche de se mobiliser. »
En somme, malgré les signaux d’alerte, tout dépendra de la centaine de jours à venir et de la campagne très intense et médiatisée de la présidentielle. Le débat, jusque-là pollué par les obsessions de l’extrême droite, sera-t-il à la hauteur ? « Parmi les thèmes attendus, on relève les questions de la santé, du pouvoir d’achat, des impôts, de l’éducation… Également de la sécurité, certes, mais ce ne sont pas les enjeux identitaires qui sont en tête », assure Frédéric Dabi.
Le jeu est d’autant plus ouvert que l’incertitude des électeurs eux-mêmes est importante. Selon une récente enquête Ipsos pour le Monde, le Cevipof et la Fondation Jean-Jaurès, 30 % des sondés ont changé d’avis entre mi-octobre et début décembre. Parmi eux, outre ceux qui ont choisi un autre candidat, 16 % sont passés de l’intention de s’abstenir à la certitude de voter (9 %)… ou l’inverse (7 %).
Tout peut encore basculer, d’autant que, rappelle le directeur général de l’Ifop, l’abstention est « le comportement électoral le plus difficile à appréhender » pour les enquêtes d’opinion. Et, surtout, il reste un peu plus de trois mois pour convaincre.
Depuis le 1er janvier 2019, l’inscription sur les listes électorales est possible jusqu’au sixième vendredi précédant un scrutin. Pour la présidentielle de 2022, vous avez donc jusqu’au 4 mars. Vous devez fournir des justificatifs d’identité et de domicile via un « téléservice » disponible sur le site service-public.fr, en vous déplaçant à la mairie de votre commune ou en envoyant un courrier adressé à votre maire. Les jeunes de 18 ans sont automatiquement inscrits à condition d’avoir fait les démarches de recensement citoyen à partir de 16 ans. Si vous avez déménagé, il se peut que vous ayez été radié, vous pouvez vérifier sur service-public.fr.
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