Législatives Le passage du seuil des 30 % par l’extrême droite aux deux tours de la présidentielle laisse augurer une entrée en force à l’Assemblée nationale. Une perspective qui interpelle l’ensemble de l’arc politique républicain.
Alain Hayot Ludivine Bantigny Alain Bergounioux Anthropologue, auteur de Face au FN, la contre-offensive (Arcane, 2014) Historienne, autrice de l’Ensauvagement du capital (Seuil, 2022) Historien, coauteur de Lettres sur la laïcité (Fondation Jean-Jaurès, 2019)
Qu’est-ce qui explique la popularité des idées avancées par l’extrême droite en France ?
Alain Hayot Depuis les années 1980, un nouveau discours d’extrême droite s’est progressivement imposé dans la société française au point de devenir, pour une part, hégémonique. De quoi est composé ce discours ? En premier lieu, d’un appel au peuple contre des « élites » aux contours si vagues, larges et confus que chacun peut s’y retrouver. D’un discours se voulant laïc mais en réalité raciste, xénophobe et néocolonialiste. Il est fondé sur la défense d’une identité nationale prétendument menacée par une immigration « massive » et « sauvage », et par un « grand remplacement » du Français, mâle, blanc et chrétien, au profit d’une croisade à l’envers venue du Sud et de l’Orient arabo-musulman. Cette nouvelle extrême droite va rayonner au-delà de ses rangs historiques et parvenir à gagner la bataille culturelle en « dédiabolisant » sa démarche et ses thèmes au point que les grands médias les reprennent comme des évidences.
Pourquoi ce discours a-t-il pris une dimension crédible ?
Alain Hayot Premièrement, parce que la brutalité des politiques néolibérales va provoquer une extrême précarisation sociale des classes populaires, en particulier des jeunes, au sein desquelles vont s’instaurer de fortes divisions et discriminations ethniques. Deuxièmement, du fait de la peur du déclassement qui s’est instaurée dans les classes moyennes, menacées pour certaines de prolétarisation. Troisièmement, du fait de l’individualisation des destins sociaux consécutive au délitement des solidarités anciennes et des services publics. Enfin, sur un terrain proprement politique, du fait d’une double fracture qui s’est opérée, d’une part entre les classes populaires et une gauche qui les a progressivement abandonnées à leur sort, d’autre part entre la population française en général et le monde politique en particulier, perçu comme très éloigné des préoccupations réelles. Le danger, c’est que cette extrême droite et cette droite extrême apparaissent comme la seule force alternative aux ravages causés depuis un demi-siècle par le capitalisme financier et mondialisé.
Quelles en sont les causes structurelles ?
Ludivine Bantigny Ce que je dirais prolonge un peu ce qui vient d’être dit par Alain. Les causes structurelles de ce phénomène sont liées à un certain stade du capitalisme qu’on a appelé le néolibéralisme, phase où l’État, au service des intérêts du capitalisme et du profit qu’il s’agit de faire pour lui, prend en charge un certain nombre de contre-réformes extrêmement violentes. La première de ces causes structurelles, c’est tout simplement le désespoir, la détresse sociale, le sentiment d’être abandonné, de voir toute une série de services publics délaissés, et d’être plongé dans le chômage, la précarité et la pauvreté. Le mouvement des gilets jaunes, de ce point de vue, a été comme un révélateur de cette situation de détresse sociale où des gens qui n’avaient pas la parole ont décidé de la prendre et se sont sentis légitimes à s’exprimer comme tels dans l’espace public. Ensuite, il y a une deuxième cause structurelle qui accompagne la première : ce sont les politiques qui ont été menées depuis le début des années 1980 et qui ont fait s’effondrer les espoirs qui étaient portés à l’égard de la gauche de gouvernement, laquelle développait des politiques qui n’avaient rien à envier à celles de la droite.
Le troisième facteur est beaucoup plus récent, c’est Macron lui-même, avec non seulement la brutalité de ses politiques, mais aussi sa condescendance, son mépris de classe, en fait, exprimés clairement avec des formules comme « les gens qui ne nous sont rien », etc. Couplés à des mesures se présentant symboliquement comme des gifles à chaque fois – la suppression de l’ISF, l’augmentation de la taxe sur les carburants, la diminution des APL, etc. –, il en a résulté le sentiment d’être humilié vécu par une grande frange des catégories populaires. La quatrième raison, c’est l’évolution du Front national-Rassemblement national lui-même, qui, à compter des années 1990, a opéré un tournant à 180° par rapport à la politique qui avait été celle du Jean-Marie Le Pen des années 1980, qui rêvait d’être une espèce de Reagan français. Voyant que l’extrême droite pouvait s’attirer les voix des déçus de la gauche, notamment dans les régions très ouvrières, saccagées par le chômage et la pauvreté, le FN s’est mis à parler de lui-même comme du parti des travailleurs et à procéder à tout un ensemble d’emprunts à des programmes qui, jusque-là, venaient de la gauche. Le programme de Marine Le Pen se présente aujourd’hui comme un mélange de libéralisme au service du capital, qui s’associe – comme c’est le cas souvent des programmes d’extrême droite et fascistes, sinon le fascisme ne peut pas avoir d’assise populaire – avec des mesures sociales. Face à cela, il y a une cinquième raison qui est une responsabilité politique et médiatique avec la façon dont Marine Le Pen a été prise dans en étau, finalement bénéfique, entre le gouvernement d’Emmanuel Macron, qui allait de plus en plus sur le terrain de l’extrême droite, et la fabrication médiatique d’un Zemmour qui, lui, pour le coup, s’est présenté comme un candidat ouvertement fasciste.
L’extrême droite a-t-elle procédé stratégiquement pour aboutir à ses fins ?
Alain Bergounioux Je ferai deux remarques. La première, c’est que, quand le Front national s’est constitué, essentiellement après sa naissance en 1972 jusque dans les années 1980, cela s’est fait sur la base traditionnelle de l’extrême droite française. Avec Jean-Marie Le Pen, c’était le libéralisme, avec un discours contre les fonctionnaires, contre la laïcité, etc. Ensuite, il y a eu une évolution à partir du début des années 1990, notamment avec le traité de Maastricht et le vote qu’il a révélé, qui a remis en cause le clivage droite-gauche. On peut remonter un peu plus loin si l’on veut, mais c’est le caractère anti-européen, anti-mondialisation et anti-immigration de son discours qui a commencé à trouver un écho populaire au-delà de ce qu’était l’extrême droite traditionnelle. Ce n’est pas Jean-Marie Le Pen qui a mené la dédiabolisation du FN mais les prémices ont commencé avec lui. À partir des années 2000, notamment de 2011, quand Marine Le Pen est arrivée, le FN a compris qu’il y avait autre chose qui permettait d’élargir ce qu’il était traditionnellement en s’orientant vers ce que j’appellerai une « droite radicale populiste », à l’exemple de ce qui se passait ailleurs en Europe. Pour ma deuxième remarque, je partirai de ce que dit Jean-Luc Mélenchon avec sa distinction entre « fâchés » mais pas « fachos » pour caractériser un grand nombre d’électeurs du FN et du RN. La bataille culturelle n’est pas perdue dans la société française parce que beaucoup d’électeurs du FN ou du RN, en réalité, ne partagent pas les valeurs des cadres du FN et encore moins celles d’Éric Zemmour, qui a repris, dans le fond, la tradition de l’extrême droite française et a ressuscité le Front national de Jean-Marie Le Pen des années 1980 sur bien des points. Parmi les 41 % d’électeurs qui ont voté pour Marine Le Pen, on n’a pas 41 % de « fachos », loin de là. Dans la société française, il y a, en outre, des contre-tendances qui existent et qui sont réelles. Toutes les études faites sur les valeurs montrent qu’il y a plus de tolérance dans la société, contrairement à ce qu’on peut penser, notamment au sein des jeunes générations.
Comment faire face à cette situation, dans le contexte actuel, conduisant aux élections législatives et au-delà ?
Ludivine Bantigny Qu’est-ce qu’on peut faire ? D’abord, mener campagne le plus possible pour lever les illusions sur ce qu’est réellement l’extrême droite. Il faut aussi éviter d’utiliser le terme de « populisme ». En utilisant le terme de « populisme », on prive de légitimité la catégorie de peuple qui est éminemment politique. Ensuite, il faut aller à l’encontre de tout ce petit discours qui consiste à relativiser la caractérisation d’extrême droite à propos de Marine Le Pen et du RN, comme quand on entend Michel Onfray nous expliquer cela ou encore Marcel Gauchet sur le même sujet. La séquence que nous sommes en train de traverser doit nous permettre d’avancer sur la nécessité d’un véritable bloc de gauche et sur quelque chose qui ressemble à un rassemblement populaire. Il y a un espoir immense, comme en 1934, toutes proportions gardées, pour avancer sur un programme qui soit véritablement émancipateur, véritablement de justice sociale et engagé dans une logique anticapitaliste. Les enquêtes politiques le montrent : de plus en plus de gens se rallient à l’idée que le capitalisme n’est pas un bon système, que c’est un système prédateur. Comment pourrait-il en être autrement étant donné la situation, y compris de crise environnementale catastrophique dans laquelle nous nous trouvons ? Il faut avancer sur trois jambes, c’est-à-dire être extrêmement clair sur ce qu’est l’extrême droite – violente et liberticide –, montrer aussi ce qu’est le macronisme et développer une perspective réellement émancipatrice qui donne de l’espoir face à la détresse sociale avec un programme qui soit d’une vraie gauche et qui soit porteur de l’idée que des alternatives sont possibles et non pas utopiques ou lunaires.
Alain Bergounioux Si j’ai parlé de « droite radicale populiste », ce n’est pas pour atténuer la caractérisation d’extrême droite du RN et de Marine Le Pen, mais pour essayer de comprendre à quoi nous avons affaire. Dans le fond, qu’est-ce que Marine Le Pen promet ? Elle promet de raser gratis. Les électeurs n’ont pas vu ses contradictions et ses impossibilités : la question des cotisations sociales, l’oubli complet de la fiscalité avec cette mesure extraordinaire, par exemple, qui consiste à exonérer d’impôts les gens de moins de 30 ans, qu’ils soient traders ou garçons de café. Ils n’ont pas vu cela. Ils ont vu l’augmentation du Smic et la retraite à 60 ou à 62 ans. C’est cela, la première bataille qu’il faut mener : une bataille de démystification et de déconstruction pour montrer à des gens qui ont des difficultés que ce sont de fausses solutions. Créer une coalition de la gauche est aussi nécessaire. Dans ce cadre, on pourrait travailler vraiment à la déconstruction de toute la démagogie, de tous les mensonges et de toutes les impossibilités pratiques, économiques et sociales du programme de Marine Le Pen. Cela donnerait une petite chance de faire des résultats intéressants aux législatives, mais cela ne se jouera pas en quelques semaines. C’est peut-être la bataille des années à venir.
Quelles perspectives à gauche pour contrer la vague brune qui menace ?
Alain Hayot Tout d’abord, l’élection d’une Assemblée nationale au service exclusif du président de la République n’apparaît plus comme une donnée automatique. Cela demeure une hypothèse crédible mais il se peut que cela ne se passe pas comme ça. Pourquoi ? Parce que l’élection présidentielle a exprimé dans beaucoup de votes une immense colère sociale. Elle a révélé, en outre, non pas deux blocs politiques, comme l’affirment les médias, mais trois blocs, avec le retour inattendu d’une gauche globalement au-dessus de 30 %. Certes, si elle est encore très éclatée et très largement dominée par une seule force politique, la France insoumise, elle semble capable de se rassembler autour d’un triptyque social, écologique et démocratique qui peut lui permettre, l’avenir le dira, de prendre une nouvelle place politique. Mais, au-delà des législatives, il faut sur le long terme lancer les chantiers d’une contre-offensive face à l’extrême droite, mais aussi contre le macronisme, devenu aujourd’hui la figure principale de la droite française. Ces chantiers ne sont pas seulement des chantiers gouvernementaux élaborés au sommet et s’appliquant de manière verticale. Ils doivent être coconstruits sur le terrain, auprès des populations. La première est le chantier de la solidarité, qu’il faut instaurer dans chaque territoire pour répondre aux besoins sociaux des populations, repenser et reconstruire les services publics, lutter ensemble contre toutes les formes de racisme et de discrimination. Le deuxième, c’est le chantier de la démocratie et de la citoyenneté, parce qu’il faut repenser les formes et l’exercice des pouvoirs, et renouer les liens entre le politique, les élus et le tissu social. Enfin, le troisième chantier, c’est celui de la reconstruction proprement dite de la gauche sur la base de la reconnaissance de sa diversité – qui est une richesse et non un obstacle –, pour en finir ainsi avec toutes formes d’hégémonie. Sur la base aussi d’un véritable travail citoyen autour de l’élaboration d’un projet commun d’émancipation humaine fondé sur la rupture avec le capitalisme. Il s’agit, selon la formule de Ludivine, de recréer l’espoir qu’un autre monde est possible.
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